Cela n'aura échappé à personne : c'est clairement une pochette et un artwork de Yes...

I - Big dream et marketing

In the big dream, we are heroes, we are dreamers of the big dream (Brother of mine)

Anderson aura finalement mené la vie dure à Chris Squire, et on comprend que Squire lui en veuille un peu, et qu'il s'en débarrassera 20 ans plus tard. En 1987, Anderson, lui, n'est pas content de la direction que Yes prend avec son Big deGenerator. Et il va le faire savoir en préparant un truc machiavélique : faire naître un autre Yes, car il s'aperçoit que Howe & Wakeman sont disponibles. Son idée diabolique : appeler Bill Bruford, LE batteur historique de Yes, et foutre sa zone.

"Oh, we're in trouble here. This obviously meant it was some sort of Yes project ... I thought I was just going to put some drums on a Jon Anderson solo record", raconte Bruford, lorsqu'il découvrit avec qui il allait jouer ...

Quel petit filou ce Jon, quand même...
Car dans le fond, ce n'est pas un vrai groupe, c'est un coup marketing génial orchestré par Anderson. C'est même en vérité l'album de Anderson avec Howe qui fournit la plupart de la matière première

Steve Howe est un des compositeurs principaux de Yes . Ici il fournit à Jon Anderson les titres les plus fantastiques : Birthright et Brother of mine. Et pourtant, à l'écoute des démos de Howe apparaissant sur Homebrew, on mesure à quel point Anderson, et aussi ABWH, font des miracles !
Plus intéressant encore est d'entendre la pré-production fournie aux musiciens "officiels" (Bruford Wakeman Howe) par l'équipe d'Anderson, à savoir le producteur Chris Kimsey, le clavier et programmeur Matt Clifford, et le guitariste Milton McDonald (On verra d'ailleurs sur scène ces deux musiciens accompagnant ABWH en concert).

Steve Howe, lui, enregistrera même ses parties de guitares à part, dans son studio de Londres, alors, où est le groupe ? Et bien nulle part, sinon en concert. C'est bel et bien un album de Jon Anderson maquillé en album de Yes. C'est une superproduction agrémentée en plus d'un patchwork d'anciennes collaborations, et au final, une magnifique manœuvre gagnante de Jon Anderson, car l'album se vendit très bien.

Ainsi ABWH n'aura jamais vraiment été un groupe (sauf en live), mais plutôt une production de Jon Anderson utilisant les noms des anciens membres de Yes

II - Teakbois

Il arrive parfois de se sentir idiot lorsqu'on découvre des éléments d'un album seulement 29 ans après sa sortie initiale. Et cela m'est arrivé aujourd'hui avec ce titre si mal aimé, Teakbois, en vélo - 23 kilomètres de ballade avec petite baignade au milieu, magnifique.

Vois-tu, je suis toujours un peu pour la défense de la veuve et de l'orphelin, et donc je me suis attardé longuement sur l'écoute de ce titre que je pourrais qualifier de Worldprog music. Si, si.

Yes l'a fait, pardon Anderson Bruford Wakeman Howe l'a fait, et au fait, ce n'est rien autre que la formation historique qui a joué sur Fragile et Close to the edge 17 ans plus tôt, avec la section rythmique de King Crimson, Bill Bruford et Tony Levin.
Rien que ça...

Alors Teakbois : figure-toi que j'ai découvert trois thèmes en tuilage dans la troisième partie de ce titre. Et un de ces thèmes n'est autre que le thème de Order of the universe, que l'on retrouve en version chantée, à l'ouverture de cette troisième partie. Et cette partie chantée est miraculeuse, en état de grâce, divine

Vraiment.
Du coup, cela nous fait un traitement thématique sur 2 titres (Teakbois et Order of the universe), soit 16 minutes, et au final cela nous donne un étonnant titre prog, si tu me suis bien...

Bien sûr, il va falloir faire un peu abstraction du sur-mixage des synthés, mais Teakbois est un titre finalement intéressant. C'est l'histoire de Bobby Dread & the Kool Running. Longtemps rejeté par les fans hardcore, ce titre nécessite un peu d'ouverture musicale, ici Yes plonge dans l'univers latin et Calypso des Îles caraïbes dans la première partie, avec cette mélodie entraînante et malgré tout un traitement rythmique très particulier de la part de Bruford. La seconde partie, à 2'56, ressemble plus à un hommage pop à ces groupes vocaux des années 50, plutôt accrocheur et joué aussi en concert en version acoustique.

Puis vient le miracle, à 4'21 : mélodie enfantine et fraîche, celle de Order, clavier et guitare baroques. On est carrément en plein émerveillement, tout se transforme, on est dans la jungle, c'est le Roi Lion, puis arrive le son des marimbas (numériques), on est en Afrique. Si ça, c'est pas du progressif, hein...

C'est un pur moment exaltant. Et finalement retour au calypso, avec ce tuilage mélodique entre le thème de la première partie, celle de "This summer you coudn't get it", et celle de "Order", avec un petit rappel mélodique de la seconde partie "Bobby Dread and the Kool Running", ce qui nous fait 4 thèmes qui se retrouvent... Teakbois est un hommage à cette musique de fête, celle de Bobby Dread and the Kool Running, et lorsqu'on a compris cela, on ne peut qu' être touché. Et c'est aussi un vrai test musical si tu veux savoir si tu es trop ethnocentré ou plus ouvert ...

III - You're a brother of mine

"So, giving all the love you have, never be afraid to show your heart"
Ainsi s'ouvre Brother of mine. Ce Yes-là se place sous le sceau de l'émotion, du cœur et de l'esprit.
Plus tard, le refrain "Just hear your voices sing all the songs of the earth/ Nothing can come between us / You're a brother mine" nous fascine comme un classique instantané de Yes. On est conquis, et en 1989, les fans de Yes se font dessus tellement ils sont à l'agonie sensorielle : leur groupe est enfin de retour, avec une vraie pochette !

Brother of mine laisse une empreinte émotionnelle profonde. C'est la plus grande réussite de cet album (avec Birthright), un titre incroyable, un hymne de 10 minutes, épique, libérateur et orgasmique.

C'est le titre qui te fait chialer de joie, qui te donne envie d'embrasser tout le monde dans la rue, de te foutre à poil, qui t'amène à croire en l'autre, en la vie. C'est la chanson où on se dirait tous qu'on s'aime, pour de vrai. Et si tu n'y crois pas, moi, j'y crois. C'est le Big dream de Jon Anderson.
On est frères désormais.

Les rythmes improbables de Bill Bruford

Bill Bruford est un batteur extra-terrestre. Sa façon d'être souvent "hors du temps", en cassant la dynamique rythmique "normale" est ce que j'admire et vénère en lui.

Dans Brother of mine, écoute comment à 6'14 il débloque, puis à 6'39, accroche-toi : je te souhaite bonne chance si tu arrives à suivre son rythme complètement "à côté" et hors-norme

C'est vraiment typique de Bruford. Et cela fait plaisir de le retrouver sur cet album. C'est un jeu si unique. Il m'avait fortement impressionné avec ses rythmes si atypiques sur des vieux titres de Yes tels que "Long distance runaround" ou la partie breakée de "Heart of the sunrise", lorsqu'il joue "à côté" lors du solo d'introduction à la basse de Chris Squire, sous fond de Mellotron : immortel.

Close to the edge, Heart of the sunrise ? Bruford est un roi (crimson), et il est simplement magistral en live, dans "An evening of Yes music plus". C'est lui le maître de ces titres, aucun doute là-dessus : les versions live qu'il interprète sont tout simplement monstrueuses d’élégance, de complexité et de puissance. Et il a beau jouer sur une batterie électronique, il pourrait jouer sur des casseroles, sur des pots de yaourt, sur des poubelles, sur ton téléphone portable ou dans la litière de ton chat que cela ne changerait rien : ce qu'il fait est toujours renversant, particulier, fascinant.

IV - Only to believe in you : le cœur de Yes

Let's pretend, The meeting, Quartet, Brother of mine, Birthright, le passage africain dans Teakbois, l'entrée du chœur dans Order of the universe, tous ces titres ont en commun d'avoir une haute charge émotionnelle.

Et l'écriture est résolument prog, voire grandiloquent avec les synthés de Wakeman, et cependant ils y insufflent un nouvel ADN world et ethnique. C'est nouveau et pourtant la section rythmique Bruford / Levin était déjà habituée aux influences africaines chez King Crimson, depuis leur album "Discipline" en 1981, ou encore Levin avec Peter Gabriel. Jon Anderson, bien sûr, n'est pas étranger à cette influence "world" ou "ethnique". Cela fait partie du message d'une certaine manière...
On y retrouve des titres dramatiques, comme Fist of fire, et l'immense Birthright, tribal, intense, émouvant, les world tels Themes et Teakbois, les émouvantsBrother of mine, The meeting, Quartet, Let's pretend, et les foutraques mi-instrumentaux, mi-chantésOrder of the universe et Themes, et les "acoustiques"Let's pretend et Quartet. En réécoutant cet album, je me suis aperçu qu'il y avait beaucoup de titres de qualité, et que tout l'album s’enchaînait relativement bien.
Mais deux aspects m'apparaissent encore dommageables : certains sons de synthé de Wakeman et l'équilibre des instruments dans le mixage.

V - Le cas Wakeman (encore) et le mixage

Quartet et Teakbois : le son de trompette ou comment ruiner un merveilleux titre
Themes, Fist of fire,Teakbois, Order of the universe et même la fin de Birthright : overdose de synthés, jeu épique rapide et assourdissant

Les synthés de Wakeman envahissent le spectre sonore de l'album et en ruine la beauté (petit correctif : à l'écoute de la pré-production de l'équipe d'Anderson, je ne suis plus vraiment sûr que la trompette synthétique et les synthés soient de Wakeman...) Avec des synthés plus "mesurés", on avait ici un des albums les plus importants de Yes. Et ce qui me chagrine dans ce mixage, c'est l'effacement de la basse et des guitares : Steve Howe est systématiquement sous-mixé, ainsi que le sexy, sensuel, groovy Tony Levin. Tandis que les claviers sont eux sur-mixés, ainsi que la caisse claire de Bruford. Et quant à Tony Levin, on n'arrive pas à apprécier son jeu si vivant et groovy, tellement il faut aller chercher les notes dans le mixage. C'est aberrant, car Levin est un pilier et on se prive de sa puissance de feu. Or la basse est un élément capital dans la musique de Yes (cf Chris Squire). So what ? Espérons qu'un jour ils corrigent cela...

VI - Epilogue

La tournée qui suivit fut une heureuse tournée, il suffit de voir comment Steve Howe sourit et danse sur scène. Regarde la vidéo de cette tournée "An evening of Yes music plus", Jon arrive comme un roi : "There's a time, and the time is now and it's right for me". Il est heureux, et par sa vision, ses actions et aussi ses manipulations, il réussit à faire revivre le grand Yes. On est comblé.

Finalement, certaines chansons de cet album seront aussi intégrées dans des compilations officielles de Yes, comme dans In a word...Yes.

Ce que les fans avaient déjà fait depuis longtemps...

On retrouvera deux ans plus tard un second album de ABWH sous le nom de Yes sur l'album Union. Encore une superproduction de Anderson, dans sa supervision avec Jonathan Elias, avec à nouveau des chansons de Howe, une poignée de chanson du Yes officiel de Squire, et un cast improbable : les 8 musiciens des deux formations : Anderson Bruford Wakeman Howe Squire White Rabin Kaye Tout le monde avait faim, que veux-tu...

VII - Union et ABWH

Et à ce titre, je voulais faire un aparté : je constate simplement que les deux albums ABWH et Union ont un même mode créatif, et un même mode de production. Ainsi, cela contredit tous les détracteurs de Union. Bruford, Wakeman, Howe se sont plaint de la production de Union, à l'époque, comme quoi ils ne reconnaissaient plus leurs parties, comme quoi ils n'avaient pas de fromage à la cantine, comme quoi mon cul sur la commode, etc...mais en fait : c'était déjà le cas dans cet album, ABWH !

ABWH n'est pas un groupe comme on l'entend habituellement. C'est une superproduction de Jon Anderson avec comme acteur principaux Bruford Wakeman & Howe. Il prend le matériel de Howe et d'autres, prépare la pré-production avec son équipe, et le fait enregistrer par ABWH. Et pour Union, cela s'est passé tout simplement de la même manière !

VIII - 30 ans plus tard : la récidive

The spirit of survival
Anderson fera le même coup en 2016 avec ARW, appelé aujourd'hui Yes featuring ARW. Seulement cette fois-ci, Howe était in, Wakeman comme d'habitude était out, et Anderson était out, alors que Rabin était avant in, il se retrouve aujourd'hui dans la même position que ABWH 30 ans auparavant. C'est l'histoire des chaises musicales. Ce qui nous donne encore aujourd'hui en 2018, deux formations de Yes, le Yes officiel avec Howe et White, et le Yes feat Anderson Rabin Wakeman. Et pour une seconde fois en 30 ans, Jon Anderson est à nouveau le grand ordonnateur de cette confusion.
Mais il faut lui pardonner, son rapport à Yes est très particulier, voire fusionnel. Et c'est aussi pour notre plus grand plaisir.

Anderson aura finalement réussi à faire plier Yes, à le soumettre à sa volonté. C'est décidément pas un frère comme les autres...

Titres : Birthright, Brother of mine, Let's pretend, Quartet

Quelques perles :
- La dernière section de Brother of mine, l'horripilant "Long lost brother of mine" se trouve être une chanson de Geoff Downes (noooon !) et Steve Howe, destinée à Asia. Ils auraient pu leur laisser...
- Birthright est une chanson concernant les essais nucléaires Anglais à Maralingua qui incorpore des éléments du projet post-GTR Nerotrend, écrit entre Steve Howe et Max Bacon
- Quartet est rempli de références textuelles de classiques de Yes : Gates of delirium, Long distance runaround, Roundabout. Tu ne peux pas mieux t'y prendre pour ruiner l'autre Yes...
- Let's pretend a été originellement écrite par Vangelis et Anderson, puis arrangée par Howe à la guitare.
et ma préférée :
- Bruford affirme qu'il n'a absolument RIEN à voir avec le songwriting de l'album, et que son crédit n'est dû qu'au partage en quatre des royalties. Glamour, hein ?

https://youtu.be/dWwfUDqNprc?si=U6pXLpQeHiJfSm64, le documentaire "In the big dream" sur ABWH

Dans la video, Steve Howe demande à Jon Anderson "Sommes-nous un groupe ?" Et Jon Anderson de répondre : "nous serons un groupe lorsque nous monterons sur scène"

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le 16 nov. 2023

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