Acid Monsters Temple
7.8
Acid Monsters Temple

Album de Tcheep (2016)

Sur tous les fronts depuis maintenant trois ans et son émancipation progressive du groupe Les Gourmets, Tcheep met une belle lettrine sur son rythme effréné avec un album, Acid Monsters Temple.


Après pléthore d’EP et de collaborations, notamment avec Liquid sur l’excellent Imbéciles Heureux sorti l’année dernière, Tcheep revient en solo pour son premier album studio, Acid Monsters Temple. Un titre entre le cryptique et la science-fiction, qui donne une bonne idée de l’atmosphère dans laquelle l’auditeur va se plonger. Une aventure de tous les sens qui appelle autant dans le sonore que dans le visuel, voire dans le tactile. On s’explique.


Tcheep est le genre d’artiste dont on ne peut dissocier les créations des images mentales qu’elles créent. Impossible, à l’écoute de Acid Monsters Temple, de se séparer de son aspect cinématographique. Si vous préférez RDJ2 aux titres mous et mignonnets de Bonobo, foncez. Si votre Terry Gilliam préféré, c’est Las Vegas Parano, loin, très loin devant ce surestimé et bobo Brazil, foncez.


Vol au dessus d’un nid de coucou


L’auditeur imprudent découvrira sûrement Tcheep et Acid Monsters Temple par les deux singles propulsés sous la lumière, « Digging The Underground » et « The Rocking Chair ». Si on reviendra sur le second un peu plus tard, voilà que « Digging… » se la joue air fin, malgré un beat à décorner les bœufs. De quoi rappeler les belles heures de Chinese Man, dans une comparaison facile. En poussant un peu plus loin, on pourrait presque trouver des airs de Since I Left You de The Avalanches. Comprenez cet implicite de gentil asile où les fous dansent à l’heure du médicament. De quoi séduire la jeune infirmière en quête de devoir chrétien, mais attention : le Diable se cache dans les détails.


Dans un album, ou dans toute production artistique d’ailleurs, rien n’est laissé au hasard. Avec Tcheep, le vice est poussé jusqu’à voir dans le titre du projet un découpage propre, en règle. Une quasi-dissertation de son sujet. Acid. Monsters. Temple. A partir d’un Dieu Hip Hop, à la base de la carrière de Tcheep, le triptyque se lit dans le choix de chaque terme. « Acid », soit les expérimentations génétiques d’un Hip Hop croisé avec les potards et les fréquences mutantes de l’électronique. « Monsters », où le résultat des créations du Docteur Frankenstein attaque l’auditeur de toute sa force brute, sans distinction ni remords. « Temple », enfin, comme un retour à la divinité, dans un espèce de repenti sanctifié. Trois « Ave », sept « Pater », et on continue.


« Forward. Back. Forward. Back. Forward. Back ». Les hésitations sont matérialisées dans un faux mouvement permanent, entre l’avant et l’arrière. Voilà comment s’ouvre « The Rocking Chair », deuxième morceau de l’album. On imagine bien les questions trottant dans le crâne de Tcheep au moment de sa création. Pour un premier album, doit-on tenter, innover, ou asseoir son identité ? Réponse de Normand : un peu des trois. Objet presque pop, « The Rocking Chair » est construit en un mélange d’influences et d’époque sur un beat pop. Tcheep, c’est ça : l’abstract par essence, la réunion de tous les mouvements, pour retomber par la magie de l’excellence sur un son extraordinaire et bourré d’identité. Dans cette chaise à bascule, il y a un sous-texte de Western, que ce soit ceux de Leone comme ceux de Tarantino.


Tcheep ne semble rien aimer autant que ces imageries de films étranges, volontairement scarifiés, que les réalisateurs signent d’un « Alan Smithee », le nom d’emprunt et de honte reconnu par Hollywood. Le son offre un pivot entre l’Ouest et l’Est, terres d’amour du producteur – voire son Oasis Mecanic, aussi discret en France qu’acclamé en Angleterre. Toutefois, c’est loin de la première classe que le voyage s’opère. Il se fait plutôt en camisole de force. Puisqu’il n’y a rien de plus dangereux qu’un fou persuadé qu’il ne l’est pas, « A New Serum » est là pour nous injecter en intraveineuse les délires du chirurgien fou. A partir de là, la réaction épidermique est binaire : soit le patient s’effondre et meurt dans son vomi, soit il se laisse emporter dans ce voyage stellaire et cérébral.


Substances, sadisme et repenti


Quitte à se plonger dans le monde des substances, Tcheep y met la main (verte) jusqu’à la racine avec « Seed Of Datura ». Pour qui a vu Enter The Void ou qui n’a aucun souvenir de son dernier mois, la plante latino-américaine a peu de secrets. A croquer dans cette base amère, on goûte à l’essence même d’un délire, poussé jusqu’au bout quitte à en être sacrément déplaisant pour certains. Une chose est sûre : Tcheep n’est pas du genre à couper sa came, ni à l’emballer dans des petits sachets joliment packagés. Non, il y a encore la terre et les insectes qui vont avec dans les titres proposés sur Acid Monsters Temple.


« What kind of psychotic bastard would play this song right now at this moment » ? Tcheep, sur « Raining Narcotics ». Toute l’idée de bousculer son audience, elle est là. Comme un genre de test d’addiction. Et une fois le test passé, le voilà recherchant en permanence de nouvelles manières d’envoyer l’auditeur dans les cordes. Partez marcher sur les cendres enflammées de « Boomrang », détendez-vous en Jamaïque sur « Lunar Park ». Il est sadique, Tcheep. Il s’amuse en permanence à boucler de jolis petits passages bien sages, à saupoudrer le tout d’un gentil break pas trop fort. Et quand vous vous croyez à l’abri, prenez vous « Opium Song » dans la gueule.


Le réveil est brutal, et on est déjà repartis pour une nouvelle session d’hypnose avec « The Garden Of Gehenna ». Une référence religieuse apocalyptique comme entrée du Temple : logique, au constat des pêchés dont on vient de se rendre coupables. Pourtant, on y entre avec sérénité, bien aidés par le magnifique break du « Number One » de Jimmy Smith. Sur les talons, on craint une autre bombe à décibels. Nous anticipant encore, voilà que « Another Ghost In The Attic » aurait quasiment pu faire partie des légendaires « What Does Your Soul Look Like? » de DJ Shadow. Un titre frisson, avant d’asséner le coup de grâce : cette outro de morceau magnifique, sublime, extraordinaire, laissée telle quelle sur 4 boucles. Quasiment du torture porn.


« At The Brightest Side Of Darkness » ne pouvait qu’être classieux, avec un nom pareil. C’est le cas. On retrouve encore du Shadow dans le son. Une fois passées les prières, vient le temps de l’acceptation du Tout-Puissant. Hélas, celui-ci s’habille en rouge et porte le cuir plutôt que la soie. Bienvenue dans « Devil Town », plein de mélancolie mais aussi d’acceptation de l’irréversible : l’âme, perdue, ne peut plus qu’accepter d’être servante de sa déchéance. Ne reste plus qu’à conclure dans un dernier éclair, « Summer Lightning ». Journey Into Abstract Hip Hop du collectif Gasoline l’avait bien compris : un album d’abstract se termine sous la pluie. Le tonnerre a beau gronder, le beat a beau ronfler, ils ne sont plus menaçants. Plus maintenant. Les cuivres jazzy terminent de nous prouver que la musique est l’œuvre du Sheitan. Libre à l’auditeur, désormais, de se réveiller ou pas.


Il y a des albums qu'on ne peut pas apprécier du premier coup, parce qu'ils se veulent volontairement dérangeants. Acid Monsters Temple est de ceux-là. Après une dizaine d'années à faire le beatmaker, Tcheep semble en avoir plus qu'assez de servir la soupe. Alors, plutôt que de retourner son tablier, il saupoudre la mixture des pires hallucinogènes qu'il trouve dans les bas-fonds des impasses nocturnes. En ressort un des projets d'abstract les plus cohérents et maîtrisés jamais produits, toutes nationalités et époques confondues, tant dans la forme que dans le fond. AMT se destine à devenir culte. Quitte à y laisser une part de notre santé mentale.


http://www.hypesoul.com/

Hype_Soul
9
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le 6 mai 2016

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