Les années 80 auront été témoins de nombreux changements, politiques comme économiques bien entendu, sans oublier la culture et le monde de l'art. Si au cinéma la science fiction s'est mesurée aux personnages bodybuildés sensibles de la gâchette, la musique n'est pas en reste et a vu la confirmation de ses étoiles ou la naissance de tout nouveaux phénomènes. Si la pop a vu le sacre d'un chanteur en chaussettes blanches et veste rouge danser avec les zombies, le métal faire crier ses guitares plus fort que jamais, la techno et l'électro faire danser des milliers de personnes n'importe comment, il existe un mouvement qui n'en était qu'à ses balbutiements et qui a su grandir en une décennie.


Né dans les quartiers défavorisés de New York, notamment le Bronx, le rap est sûrement le petit frère de toutes les musiques à cette époque. Comme tout dernier de la fratrie, il souhaite devenir plus grand, pour cela il va devoir passer par plusieurs étapes et formes. Si au départ le rap prend exemple sur ses grandes soeurs et surtout la musique funk pour son côté festif, il décide assez vite de s'en écarter pour trouver une nouvelle voie et manière de s'exprimer. Désormais le petit frère ne souhaite plus seulement faire danser les gens, mais bien se faire respecter et qu'on le prenne au sérieux. Des groupes apparaissent et définissent une image, des postures, des thèmes qui marqueront le mouvement pour des années, notamment celui d'être meilleur que son adversaire.


Pendant ce temps là, à un lycée du quartier de Long Island à New York, trois lycéens se rencontrent et se lient d'amitié. Vu la popularité du mouvement rap chez les jeunes de leur âge à l'époque, il est assez facile de dire que les trois écoliers partagent cet amour pour cette nouvelle musique qui commence à faire parler d'elle. Surtout depuis que des jeunes blancs becs s'en sont emparés et ont injectés des guitares électriques à leurs voix nasillardes, ou qu'Aerosmith a décidé de chanter avec les aficionados d'Adidas qu'étaient les Run DMC. Une chose est sûre, la rencontre de Kelvin Mercer, David Jude Jolicoeur, Vincent Mason n'est pas anodine mais il faudra attendre l'arrivée d'un quatrième individu pour le confirmer.


Lorsqu'arrive doucement la fin des années 80, le rap évolue une nouvelle fois et se radicalise. Du moins, il cherche plus à rendre compte de la condition des gens qui l'entoure qu'à les faire danser. L'heure est à la révolte et à la dénonciation d'un système qui n'a que trop ignoré ses acteurs et son public. Le rap fait toujours bouger les gens, avec les manifestations, et les fait toujours crier, avec des slogans repris en choeur. Ainsi deux rappeurs dont un avec une énorme montre autour du cou et accompagnés d'une milice en bérêts assènent des textes politiques, contestataires et identitaires sur des sons torturés et autres sirènes hurlantes et appellent à se "battre contre le pouvoir". Public Enemy ne sera pas le seul groupe à exprimer sa rage à travers le microphone à cette époque là. Armé de sa voix rauque et de son charisme, KRS-One, aidé par le fidèle Scott La Rock, crée Boogie Down Production et tente de raisonner ces jeunes qui s'entretuent dans des guerres de gangs qui n'ont pas lieu d'être. Plus question de rire, l'heure est à l'urgence, à la prise de conscience.


Pendant que le rap devient de plus en plus politique, quitte à se radicaliser, et commence à franchir les frontières à la fois de l'Amérique et du monde, les trois lycéens de Long Island ont décidé de franchir le pas et d'enregistrer leur première démo, intitulée "Plug tunin'". C'est alors qu'un jeune producteur et beatmaker du nom de Prince Paul les remarque et décide de les prendre sous son aile. Les trois jeunes new-yorkais qui avaient pris le nom de Posdnuos, Trugoy the Dove et Pasemaster Mase, sont à présent réunis sous le nom de De La Soul. Une fois signés chez Tommy Boy Records, ils décident d'enregistrer leur premier album, avec à la production, le prince des turntables.


Cette rage dans les propos et la posture radicale qu'adoptent certains groupes de rap en cette fin d'année 80 n'a pas que de bonnes retombées pour le mouvement entier et voit même sa scène new-yorkaise perdre du terrain. Alors que Public Enemy est empêtré dans des problèmes de moeurs au sein même de sa formation, que Scott la Rock vient de se faire tuer dans une fusillade, le rap de la grosse pomme connaît une crise et ne se remet pas assez vite en question sur la voie qu'il est en train d'emprunter. C'est alors qu'à l'antipode du pays de l'Oncle Sam, là où les palmiers poussent au lieu des buildings et que le soleil aveugle plus que le jaune des taxis, qu'une nouvelle scène rap va prospérer. Emmenée par une mentalité complètement différente, elle va aller à l'encontre des efforts qui ont été mis en place par les cousins new-yorkais ces dernières années. C'est à l'été 1988 que les cinq voyous de N.W.A. vont tracer une nouvelle voie qui va être suivie par la majorité des rappeurs californiens pendant des années. La formation au leader à la voix de canard et aux lunettes noires Eazy-E, va mettre la violence gratuite, le machisme, la drogue et la lubricité au premier plan, enlevant tout caractère social à leur musique. La fin des années 80 et cette nouvelle décennie des 90's sont alors bien parties pour être du pain béni pour les californiens gangsters, laissant les rappeurs new-yorkais dans le gris du bitume et des immeubles en ruines.


C'est en plein dans ces grands bouleversements de la fin des années 80 pour le rap américain que sort le premier album du trio De La Soul le 3 mars 1989. Nommé d'après une ligne de la chanson "Five feet high and rising" du chanteur Johnny Cash, 3 Feet High and Rising va représenter une nouvelle branche et culture du rap, éloignée de celles au premier plan en cette période. Si le titre "Plug Tunin'" de leur démo était déjà rempli de ce qui faisait la particularité du trio, l'album entier est un feu d'artifice bariolé et psychédélique comme le monde de la musique n'en avait jamais vu auparavant. Si Terminator X submergeait les instrus de Public Enemy sous un amas de samples distordus et de sirènes pour intensifier le propos contestaire, Prince Paul va utiliser le sampling a des fins beaucoup plus festives et joyeuses, transformant des scènes de guerrilas en fête forraine sonore. Toujours pour un résultat unique en son genre.


Tout sur cet album avait de quoi dérouter le public lors de sa sortie. En commençant par la pochette jaune fluo qui voit le trio vu de haut , les têtes formant un triangle, et entouré de fleurs aux couleurs tout aussi flashys. Cet artwork fut le travail de deux artistes britanniques du collectif GO (Grey Organisation) qui voulait donner à cet album un habillage nouveau, clinquant, vif et positif, s'approchant même des cartoons, en réponse au machisme et autres codes négatifs du rap à l'époque. Là est la force de De La Soul ; faire mine de ne pas prendre au sérieux ce qui l'entoure, pour mieux s'en moquer et l'interpréter à sa manière, jusqu'en dans le moindre détail de sa musique.


La vision de 24 titres a de quoi freiner l'auditeur, mais ça serait passer à côté de l'un des albums le plus innovant et unique que le rap américain a pu engendré, même plusieurs décennies plus tard. Rien que le concept que les trois membres voulaient créer pour l'album vallait le détour et montrait à lui tout seul que cet album n'avait rien de commun. A la base 3 Feet High and Rising devait mettre en situation les trois rappeurs sous formes de plugs de micros qui enverraient des messages de Mars vers la Terre. Bien que cette idée fut vite abandonnée, elle est à l'origine des autres pseudonymes des new-yorkais ; chacun s'appelant à la suite Plug One, Plug Two et Plug Three. Même Prince Paul portera par moment le sobriquet de Plug Four.


Si l'idée de se mettre dans la peau de branchements de micros sur la planète rouge ne vit pas le jour, on peut retrouver la trace de ce concept dans le génial "Transmitting life from Mars", où l'auditeur français sera amusé de retrouver des phrases telles que "Quelle heure est-il ?", "Qu'est-ce qu'il y a à manger ?", "Des saucisses, sans doute" interprétées par un homme et une femme pendant 1mn 12. Ce titre instrumental est l'exemple du caractère unique et jovial de l'album, même s'il opposera le trio au groupe inconnu des Turtles, clamant qu'un sample de leur chanson "You showed me" -qu'ils n'ont même pas écrit eux-mêmes- a été utilisé sans leur accord. Si cet épisode juridique ne fait pas trop de mal aux rappeurs une fois la sentence tombée, il est symptômatique d'un temps qui commence à être révolu, celui du sampling à foison sans aucun remords et surtout sans aucune somme versée aux ayant-droits. L'épisode De La Soul et Turtles n'est finalement qu'un parmi tant d'autres, jusqu'à ce que celui impliquant Biz Markie et son album I Need a Haircut en 1991 inflige vraiment un frein à ce procédé rendant plus frileuses les maisons de disques envers leurs producteurs trop gourmands.


Impossible de savoir si Prince Paul a payé ou non les auteurs des morceaux samplés sur 3 Feet High and Rising, mais une chose est sûre, le rendu créé par leur découpage et leur modelage est différent de ce que la scène new-yorkaise proposait à l'époque. Beaucoup plus imprégné pop, folk, voire rock, le travail de production détonne et est tout aussi groovy et surtout optimiste et festif. Même si les artistes incontournables comme James Brown ou Sly Johnson rajoutent une touche funky à l'ensemble. Le titre "Me myself and I" est sans conteste le single numéro un de l'album, porté par son grand sample de "(Not just) knee deep" de Funkadelic et ses choeurs au refrain, il donne un aspect dansant monstre et pop ajouté aux flows maléables et cool des trois rappeurs. Le clip montre les trois amis habillés et coiffés comme des baba-cool, être moqués par leurs camarades de classe, tous costumés façon Run-DMC ; grosses chaînes en or, lunettes de soleil noires, ensemble de jogging à la marque à trois bandes. Le message de De La Soul est alors très clair ; ils se savent différents du reste du milieu et décident décident de s'en moquer gentillement, préférant faire danser les gens en parlant de leur amour d'école ("Jenifer taught me (Derwin's Revenge))" ou raconter l'histoire d'un crocodile avec une fleur sur son chapeau ("Tread water").


Tout sur 3 Feet High and Rising invite à la bonne humeur, et renforce le fait que De La Soul, en plus d'être un trio comme aucun autre, est l'un des groupes les plus cool du monde. Dès les premières secondes, des notes d'orgues retentissent, suivies d'applaudissement et de la voix d'un présentateur. Dès l'introduction, le tableau est planté ; l'action se passe comme sur un plateau de télévision façon show TV, où certaines scènes entrecouperont les titres. Preuve que le groupe considère sa musique plus comme un jeu que vraiment comme quelque chose d'affreusement sérieux. L'album est d'ailleurs rempli d'interludes, de morceaux d'à peine une minute, de délires personnels, à tel point que les 64 minutes passent d'une manière étrangement euphorique, comme si l'on venait de quitter de bons amis. Le premier album des new-yorkais paraît familier à l'auditeur, réconfortant même, et même s'il semble le balader en passant du coq à l'âne tout du long, il ne peut qu'en ressortir le sourire aux lèvres. Même les morceaux comme "De La orgee" et ses sons d'ébats amoureux sur fond de Barry White et ceux à la fin du très bon "Buddy" (en featuring avec les Jungle Brothers et le rookie Q-Tip d'A Tribe Called Quest) sont excusés, vu le millième degré qui est pris sur chacun des titres, sans compter le plaisir que les quatre compères ont du prendre à faire cet album.


Véritable oeuvre unique en son genre, 3 Feet High and Rising est le genre d'album que l'on ne voit qu'une seule fois dans une vie et qui en plus de marquer celle de ses auteurs, s'inscrit dans la légende du mouvement tout entier et lui ouvre de nouvelles opportunités. 3 Feet High and Rising permit à toute une génération d'artiste de son époque de s'exprimer librement et de partager leurs idées grâce à l'art de la musique. Avec les Jungle Brothers et A Tribe Called Quest, De La Soul allait créer les Native Tongues, collectif d'artistes rap positifs et bienveillants, à la production alternative à base de samples éclectiques et plus tard de jazz. L'héritage de ces acteurs en terme de philosophie et de musique se retrouve d'ailleurs aujourd'hui à travers des artistes comme Mos Def, Camp Lo, Little Brother ou encore les Black Eyed Peas.


Meilleur vente d'albums dans la carrière de De La Soul, 3 Feet High and Rising est aussi l'album de tous les records grâce à la reconnaissance unanime de la presse musicale internationale, le classant parmi tous leurs tops de meilleurs albums de l'année. Malheureusement le revers de la médaille sera rude et verra le groupe s'éloigner de cet esprit joyeux et festif baptisé D.A.I.S.Y. Age (pour Da Inner Sound Y'all et en référence aux fleurs), notamment à cause de l'appellation de "rap hippie" que le public avait tendance à lui donner. Leur deuxième album sera sans appel et s'appellera De La Soul Is Dead avec une fleur fânée sur la pochette.


Début des années '90, le gangsta rap vit ses années les plus fastes avec le G-Funk d'un certain Dr. Dre et son poulain Snoop Doggy Dogg et la création du label Death Row Records. Il faudra attendre l'arrivée de nouvelles figures pour remettre la Grosse Pomme sur le devant de la scène, avec toujours plus de testostérones, et moins de place pour les esprits cool et libérés des Native Tongues.


2011, le premier album du trio new-yorkais De La Soul composé de Posdnuos, Trugoy the Dove et Pasemaster Mase est choisi pour figurer parmi les oeuvres culturelles pour la sauvegarde du patrimoine national à la National Recording Preservation Board of the Library of Congress des Etats Unis d'Amérique. Tandis que les stars restantes et marquantes du gangsta rap se comptent sur les doigts d'une main et que la tendance semble s'être définitivement inversée. Signe qu'il suffit de réécouter l'album pour qu'à nouveau les fleurs se remettent à fleurir, les couleurs à redevenir vivantes, pour se laisse emporter, que l'on est la main verte ou non.

Stijl

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