16
7.4
16

Album de Einar Solberg (2023)

L'inévitable s'est donc produit : le frontman du gigantesque groupe de prog metal Leprous a sorti un premier effort solo. Et sonnent les trompettes de l'intimité exhibée ! Disons le d'emblée : "16" est un pur condensé de ce qu'Einar est en substance : une œuvre sensible, versatile, dynamique ... et un brin mégalomaniaque.

Grand grand admirateur de Leprous depuis leur album "Billateral" (2011), je tiens pour une réelle divinité mélodique le trio "Coal/Congregation"/Malina". Féroce défendeur d'un tournant de plus en plus sophistiqué et atmosphérique du groupe (avec le cassant "Pitfalls" en 2019, puis le quasi-fabuleux "Aphelion" en 2021), je restais quand même avec en bouche la perte pâle des premières noirceurs Ihsaniennes. Ainsi, j'attendais "16" avec une excitation tenace doublée d'une inquiétude diffuse. Et bien balayés sont les à priori : "16" déboîte, et c'est d'emblée le plus Einardiens des albums d'Einar !

Très vite, on comprend pourquoi le prodigieux norvégien à la voix d'or a senti le besoin de s'extirper des cases si bien bâties de son groupe-mère (qu'il a fondé, dans lequel il n'a eu cesse d'évoluer en tant que chanteur/compositeur/claviériste depuis ... ses 16 ans !). 16, 16, 16 ... justement, ce chiffre, qui a fait basculer Einar dans le monde troublé des adultes tourmentés, sert de cadre conceptuel aux 11 titres qui perlent ce collier à fleur de souvenirs. De perte en conquêtes, de doutes en apprentissages, de névroses en libérations, chacun des titres qu'Einar nous narre (avec une plume toujours aussi vive) retrace ses remous existentiels de jeunesse, ce qui fait de lui l'homme qu'il est désormais. Il fallait être à l'aube de la quarantaine pour panser la plaie, juguler l'angoisse, et en comprenant que ce "16" est avant tout un album cathartique, on en saisit toute la force artistique.

"16", c'est aussi un album-vitrine où Einar s'épaule de nombreux artistes du cru qui viennent collaborer de façon "intimiste mais extravagante", selon les propres dires du label Inside Out. Avec une variété assez prononcée d'influences, tout en étant totalement dans la récente veine de ce qu'Einar a insufflé à Leprous ces derniers temps (de la mélancolie downtempo aux éclats art pop, des nuances progressives distillées avec le plus grand soin à des crescendos presque post-rock), l'album s'apprivoise d'emblée, ouvrant ses sonorités moelleuses à tous les curieux d'enchassements ombragés. Curieusement, Einar n'en fait pas totalement "des caisses" comme avec les récents Leprous, et ce alors qu'il se construit ENFIN un podium taillé selon ses propres ambitions et son égo bien enflé (en attestent la pochette, les singles, les clips, qui non seulement sont kitschs mais qui surtout arborent une seule et unique chose : moi, moi, moi... et moi !). Ici, 'sieur Solberg ne surnage pas, et bien que le chant reste le pivot de toutes les compositions, les instrumentations existent et s'animent aussi par et pour elles-mêmes, épaulent les plaintes vocales, tonifient les poussées héroïques.

Loin d'être des B-sides de Leprous, les titres s’enchaînent avec une harmonie assez osée, et transpirent tous d'une aura, d'un sens de la maîtrise et d'une audace formelles épatantes - pour être franc, je m'attendais à voir Einar partir totalement dans une Disney-pop façon "Alleviate"x1000. Et bien non, ou si peu en tout cas. Sans être metal pour un sou (même "Splitting the Soul" ne nous leurrera pas, Einar s'en est allé vers d'autres contrées, voilà tout), "16" témoigne d'un foisonnement pop prog qui n'a pas beaucoup de concurrence en la matière - Steven Wilson, tout au plus.

Pour bien illustrer tout cela, que diriez-vous d'une petite traversée de sentier, peut être ?

Étape 1 : "16" -Quittez le parking et empruntez la sente tourmentée qui chemine doucement entre les cordes tristes de Raphael Weinroth-Browne (violoncelliste de tournée et presque sixième membre de Leprous). L'émotion vous submerge déjà devant tant de beauté introvertie.

Étape 2 : "Remember Me" - basses à la Massive Attack, chœurs fragiles et presque Rnb, batterie Baardesque (ah mais ce n'est pas lui !), Outro épiquement Leprous, refrains fédérateur à la "Below": vous voici déjà sur les plus hautes crêtes de l'album. Ébouriffant !

Étape 3 : "A Beautiful Life"- synthés très pop, lignes vocales tout aussi catchy, progression totalement FM-friendly, dynamiques pharaoniques entre les épopées rock et les élévations ambiancées : quand l'émotion rencontre l'acceptation totale d'une musique commerciale de haute volée. Et hop, une nouvelle crête majestueusement de franchie.

Étape 4 : "Where All the Twigs Broke" - en duo avec sa sœur Star Of Ash, le pèlerin Einar maintient la foulée avec une lente montée de piano/cordes énigmatiques débouchant sur un break rythmique très "The Sky is Red", totalement jouissif surtout, et qui aurait bien pu évoluer en grand metal sombre et hurlé (oh oui !), mais qui retombe ici en fins copeaux grisâtres (bouh. Bon c'est quand même superbe, hein).

Étape 5 : "Metacognitive"- son renversés, bégaiement malicieux et cultes, mysticisme oriental qui s'élève et s'achève sur une cascade tribalo-synthétique aussi tourmentée que féroce - qui aurait pu aller encore plus loin peut-être !

Étape 6 : "Home" - Prenez une pause bien méritée à mi-parcours, sur un tapis d'herbe touffue. Croquez les fruits revigorants que Ben Levin vous murmure à l'oreille. Le soleil point à l'horizon, une buse à l'humeur variable passe, et plane vos sourires.

Étape 7 : "Blue Light" - La pause s'est mutée en sieste sauvageonne. Sous les rondeurs de la sub bass langoureuse, vous voilà assoupis. Un ami randonneur passe, c'est le chanteur de VOLA. Voilà. Tout est doux, presque lumineux, d'une beauté à la pâleur divine.

Étape 8 : "Grotto" - Sitôt repartis, c'est au tour de l'ami Bent Knee de faire sa sensationnelle visite. Reprenant une foulée plus poussée, vous continuez à vous étonner de la variété de paysages croisés, vous sautillez et entonnez ensemble quelques phrasés puissants.

Étape 9 : "Splitting the Soul" - Sortis de forêts, vous débouchez sur une combe glacée qui ravive les plaies du passé. Sans atteindre l'emphase des précédentes collaboration, la magie entre Einar et l'ami Ihsahn opère toujours autant. Merci au mentor, à ses humeurs obsidiennes et à ses cris uniques. Refrain une fois de plus superbe (y'en a marre de notifier ça, à force !).

Étape 10 : "Over the Top" - Voilà, l'ascension du Mont Cognitif a bien débutée : lentement, pas à pas, vous vous élevez à travers les brumes de la peur, par delà les épais marais des douleurs accumulées. C'est pur, beau, solennel.

Étape 11 : "The Glass is Empty" - Enfin, vous voilà au sommet. Les rugissements d'une liberté acquise entre larmes et espoirs éclatent enfin au grand jour - et diantre que c'est beau ! Puis, un lent, très lent silence se brise. Ensuite, se crée pas à pas une émotion qui clopine puis galope. Le souffle s'accélère, tout semble prêt à éclater de nouveau ... et là ... plus rien. Frustrant ou génialement abouti, un peu des deux sûrement, mais voilà refermée la parenthèse d'une remémoration passée très riche en émotions, en grandiloquences timides ou en mystères extravertis.

Rideau, et la Diva s'en va.

"16" est l'aboutissement logique du process dans lequel Leprous s'est engagé. à l'instar de Åkerfeldt et Opeth, Einar Solberg est un leader charismatique et talentueux à l'empreinte énorme sur son groupe, sur sa direction artistique notamment. Je m'imagine que voyant ses compositions et humeurs tendrent de plus en plus vers une pop toujours très sombre mais plus du tout metal prog, Einar a trouvé dans cette excroissance soliste l'opportunité ultime pour faire exploser sans retenue sa palette nouvelle d'influences et de goûts. Peut-être que cela permettra à Leprous de réemprunter des chemins plus tortueux, torturés, métalliques. Je rêve un peu, mais celà serait tout bonnement génial. L'avenir nous le dira ...

FlorianSanfilippo
8

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Babillages Borborythmiques : les albums de 2023

Créée

le 3 juin 2023

Critique lue 111 fois

4 j'aime

Critique lue 111 fois

4

Du même critique

Mestarin kynsi
FlorianSanfilippo
10

La griffe du maître

Oranssi Pazuzu, c'est une plongée toujours plus intense dans les ténèbres du mental, et une montée toujours plus folle dans l’intuition créatrice. Voilà ce qui pourrait définir la trajectoire des...

le 13 mai 2020

12 j'aime

1

Simulation Theory
FlorianSanfilippo
5

Stadium Syndrom

La lente désagrégation des génies du rock alternatif, volume 4. La bande de Bellamy pique cette fois-ci sa crise de la quarantaine, elle ressort ses vieilles cassettes de Nu Wave, ses jeux-vidéos...

le 10 nov. 2018

11 j'aime

3

All Visible Objects
FlorianSanfilippo
7

Élévations lacrymales

On ne présente plus Moby, compositeur iconique de la scène techno house des nineties, dans un New-York bouillonnant et ravagé. Après des débuts très « rave », les beats du DJ chauve ont largement...

le 16 mai 2020

10 j'aime

2