J’ai recherché LA chanson qui résumait John. Vachement plus dur que pour Paul, mais en fin de compte c’est And your bird can sing qui s’est imposée.


Typiquement, John n’a jamais dit ce qui l’avait inspirée. Typiquement, il l’a qualifiée de « truc jetable (throwaway song) avec des paroles psychédéliques random organisées de façon à sonner comme si elles signifiaient quelque chose ». Typiquement, il a substitué un titre passe-partout au titre d’origine, sûrement trop parlant à son goût : You don’t get me, expression à double sens qui peut signifier « Tu ne me possèdes pas » ou « Tu ne me comprends pas ». Et typiquement, il l’a conchiée en concluant qu’il la considérait comme une de ses pires chansons. Tout ça, dans l’idiome lennonien, signifie qu’il s’agit d’une œuvre profonde au texte particulièrement digne de la plus grande attention.


Il est communément admis que le thème porte sur la rivalité entre les Beatles et les Rolling Stones, l’ « oiseau » étant Marianne Faithfull, copine de Mick Jagger à l’époque (bird = « oiseau » ou « nana »). (1) J’y souscris volontiers. Considérant qu’en 1966 les Stones s’évertuaient à imiter les Beatles avec des résultats allant du malin au risible (As tears go by, composé pour et chanté par Marianne en 1965), le couple a tout à fait pu inspirer un commentaire goguenard et acéré où le narrateur nargue un type tout fiérot de posséder un tas de choses mais incapable de le « capter » , And your bird is green signifiant alors « Et ta nana est jalouse » sous le littéral « Et ton oiseau est vert ». Mais on aurait tort de s’en tenir à un code rigolo de cour de récré où John rappellerait juste à son pote qui c’est qui pisse le plus loin – bien qu’il y ait certainement de ça.


Il y a des éléments qui ne cadrent pas. Pourquoi John insisterait-il tant sur les possessions des Stones, alors que les Beatles en avaient au moins autant ? Sinon pour affirmer un choix de l’être contre l’avoir ? Pourquoi l’oiseau se briserait-il en cours de route, ni les volatiles ni les nanas n’étant cassables ? Sinon par allusion (ou réminiscence) au conte d’Andersen Le Rossignol et l’empereur de Chine, dont la trame narrative est reconnaissable ?


L’empereur d’Andersen avait vu mille merveilles et en possédait dix mille, mais il crut bon de mettre en cage le rossignol dont le chant le charmait. Puis il se toqua d’un rossignol mécanique « capable de chanter trente fois de suite exactement la même mélodie », et bannit du royaume le vrai rossignol qui avait osé reprendre sa liberté. Mais l’oiseau mécanique s’usa et finit par se casser. Plus de musique, et l’empereur tomba gravement malade en silence. Quand il fut à l’article de la mort, le rossignol revint chanter pour lui, et son chant le régénéra. L’oiseau accepta les remerciements émus de l’empereur, et offrit en outre de revenir lui chanter tout ce qu’il ne connaissait pas, et que lui voyait en volant librement.


Si rivalité il y avait, c’était donc entre un groupe inspiré dont la magie ne pouvait être ni possédée, ni contrôlée, ni même entièrement comprise, et un groupe de musiciens-empereurs incapables de distinguer vraie beauté issue du génie créatif et singerie dépourvue d’âme et de vision. Voilà ce que dit John à Mick en lui tartant la gueule. Jagger étant resté copain avec lui, il est probable qu’il n’ait pas reçu la baffe. Et considérant qu’après une parenthèse de vraie grandeur (1968-1969), les Stones ne firent que répéter la même mélodie jusqu’à s’user et « se casser » irrémédiablement, il est à craindre qu’il ait encore moins « vu » le cadeau derrière la baffe.


Au-delà de l’anecdote, on voit bien en quoi John, musicien naturel qui n’apprit jamais à lire la musique, a pu s’identifier au rossignol d’Andersen. Il lui prête sa conscience orgueilleuse de son génie unique, sa conscience humble du don de soi qu’implique in fine l’art véritable, et, bien intriquées, sa souffrance et sa jouissance d’être incompris. Mais non sans bien planquer la sagesse du message sous des airs de provocation égotiste, véritable invite sado-maso au contresens (oh là là mais quel ego insupportable ce mec, oh là là mais on s’en fout de qui est le meilleur des Beatles ou des Stones…). Et si ça suffit pas, la dépréciation pure et simple.


Je crois bien que je peux vous voir, John. Un peu. Ça vous fait chier ? Ah, mais j’espère bien.


(NB – Les double-sens sont explicités en italique, entre parenthèses. Je suis bien conscient que c’est relou, appel d’offres pour des traductions plus habiles mais restant fidèles. Traduire du Lennon, sans blague, ça rend chèvre.)


Tu me dis que tu possèdes tout ce que tu veux
Et que ton oiseau chante bien (/Et que ta nana chante bien)
Mais tu ne me possèdes pas (/Mais tu ne me comprends pas)
Tu ne me possèdes pas (/Tu ne me comprends pas),
Moi !


Tu dis que tu as vu les sept merveilles du monde
Et que ton oiseau est vert (/Et que ta nana est jalouse)
Mais tu ne me vois pas,
Tu ne me vois pas,
Moi !


Quand tes précieuses possessions
Commenceront à te peser,
Jette un œil dans ma direction,
Je serai là
Je serai là


Quand ton oiseau sera cassé (/Quand ta nana sera cassée)
Seras-tu affecté ?
Tu te réveilleras peut-être alors
Je serai là
Je serai là


Tu me dis que tu as entendu toutes les musiques possibles
Et que ton oiseau swingue bien (/Et que ta nana swingue bien)
Mais tu ne m’entends pas
Tu ne m’entends pas,
Moi !


(1) Il circule aussi une interprétation qui veut que la chanson ait été inspirée par une manie de Frank Sinatra, qui disait à tout propos à ses potes « How’s your bird ? ». John aurait été offusqué par un communiqué de presse du chanteur disant notamment : « S’il se trouve que vous en avez assez de ces gamins aux tignasses assez épaisses pour abriter des melons… » (« moptops » étant un des surnoms des Beatles, généralement usité dans un sens affectueux).
Je la cite pour mémoire, la trouvant… oiseuse. Les Fabs avaient accepté de bonne grâce de se faire mettre en boîte par James Bond, se bornant à répondre à Goldfinger par la satire dans Help ! Alors je vois pas pourquoi John aurait pris la mouche pour ça. Ç’eût été se prendre au sérieux. John, se prendre au sérieux ? Si je peux me permettre, c’est mal le connaître…


https://www.senscritique.com/liste/Le_Lagarde_et_Michard_du_rock_John_Lennon/2841506

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le 9 oct. 2020

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