La malencontreuse tendance de Sens Critique à ne pas faire le distinguo entre série à saisons continues(le modèle classique) et celles où le titre est telle une bannière de regroupement, mais où les saisons ont une vie autonome, et mériteraient un traitement séparé - c'est le cas de Grande Ourse et L'Héritière de Grande Ourse par exemple, qui ne partagent même pas le titre, ou American Horror Story qui titre chaque saison délibérément pour les isoler les une des autres, leur accorder leur autonomie narrative et stylistique, ou encore la récente et prometteuse série Channel Zero dont la seconde saison coupe de façon drastique les ponts avec la première, les exemples sont Legion -, bref, cette tendance me pose un problème, car je dois griller mon Joker Twin Peaks.
Oui, comme tout individu de bon goût ayant goûté aux plaisirs de la bourgade flirtant avec la frontière Canadienne à l'époque de ses premières diffusions, je suis resté sous le charme de Twin Peaks, et je caressais le projet flou d'en écrire un jour une belle critique bien complète, après un énième visionnage de la série en Blu-Ray.


Mais Lynch et Sens Critique me forcent la main de concert, car j'ai besoin de parler de The Return, nom officieux de cette troisième saison qui, 25 ans plus tard, réussit à retourner comme des pancakes les codes télévisuels, malgré la démocratisation des modèles atypiques et la pluralité desdits modèles. Lynch has done it again. Welcome to Twin Peaks.



Silencio



Et "besoin" est vraiment le terme. Je suis fan de longue date de Lynch et l'un des quelques ardents défenseurs du long métrage Fire Walk With Me, dont je suis tombé amoureux avant d'avoir accès à la série, un jour où, du haut de mes 13 ans, je m'étais fait refouler pour Basic Instinct à l'entrée de la salle de cinéma, et j'ai dû choisir à l'arrachée un autre film. Et le mal était fait.


Donc oui, cette "saison" qui a bien failli ne jamais voir le jour, qui a commencé comme un projet en six épisodes tourné en pellicule, pour au final aboutir à ce que l'on sait, un gigantesque long métrage à la temporalité torturée, en 19 épisodes dont deux doubles (malheureusement tournés à la caméra numérique, que Lynch maîtrise moins bien que le support analogique, ce qui a beaucoup coûté esthétiquement à son dernier long métrage Inland Empire, oeuvre-somme s'il en est).
Pourquoi ce long silence depuis Inland Empire ?
Etait-il enfermé par les gourous de la secte de la Méditation Transcendantale, sans le sou -comme pouvait le laisser penser le documentaire nombriliste d'un réalisateur allemand fan de Lynch qui règle ses comptes avec son idole et ladite secte, David et les Yogis Volants -, endoctriné et épongé par ceux-là même qui lui ont promis d'éveiller sa créativité ?
Ou peut-être avait-il simplement TOUT dit, fait le tour de la question, tant les analogies entre Fire Walk With Me, Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire sautaient au visage, que ce soit au niveau des thèmes, des univers, mais aussi à même les processus narratifs. Inland Empire aurait pu être un pantagruélique billet d'adieu à ses fans, désormais orphelins d'un maître en pleine possession de ses moyens, résolu à bouffer du "lynchien" sans Lynch.


Et l'on n'en saura pas plus sur son cette période, sinon que Lynch continuait à peindre, à sculpter, à photographier.


Puis vint donc l'annonce de cette saison. Puis de son annulation. Puis une vidéo de tous les acteurs réclamant à corps et à cri Lynch à l'écriture et à la caméra. Puis un silence affairé, durant lequel Lynch a réussi l'exploit de ne strictement rien laisser fuiter! Pas une image diffusée sans son contrôle, pas une info, rien. Même les acteurs ne recevaient qu'au dernier moment les fragments du script qu'ils devaient jouer, et ceux-ci étaient détruits soigneusement.
Naomi Watts plaisantait lors d'un talk show américain sur le fait que Lynch l'appelait à des heures indues pour la menacer implicitement, s'assurer qu'elle ne révélerait rien, même pas par accident, RIEN!!


Bref, ce qui faillit devenir une arlésienne a finalement vu le jour, et le résultat, malgré les années, malgré l'attente, malgré les fantasmes, réussit à être à la hauteur.


Attention, le risque de SPOILER a partir de maintenant, donc si vous n'avez pas vu la première série, fuyez, pauvres fous (et aller la regarder fissa!!), et les autres, restez à vos risques et périls si vous n'avez pas vu cette dernière saison, car c'est de ça qu'on va causer.



Tromper les attentes...d'accord, mais lesquelles ?!



Le début avait de quoi laisser circonspect.
J'étais même presque déçu, ce n'était pas ce que j'espérais, ce à quoi je m'attendais...
Il commence par poser les cojones sur la table en nous expliquant, si besoin était, que du "lynchien", c'était lui le Big Boss, en se réappropriant son territoire, d'Eraserhead à Inland Empire, sans exception. De l'esthétique feutrée et brumeuse au rythme singulier qu'il maîtrise depuis son premier long métrage, en passant par le ton décalé aux reflets comiques de situations absurdes, pics de terreur savamment agencés, tout y est.
Dans les deux premiers épisodes, l'ombre d'EraserHead pèse de tout son poids, cette perfection formelle et formaliste, ce jeu surréaliste de perspectives, un univers où la porte n'est pas un radiateur mais une prise de courant...


Electricity.


A ma grande joie, on comprend rapidement que l'ambiance du film Fire Walk With Me prévaudra sur celle de la série, encore une façon de narguer ses fans en réaffirmant son statut de maître en son domaine.


Pourtant, quelque chose cloche. Trop de fan service ? Non, ce n'est pas ça...


Trop d'explications, peut-être ?
Oui, Lynch donne plus d'indications qu'à son habitude, il explicite un peu trop ses histoires de doppelgangers, peut-être dans une volonté de ne pas se faire emmerder comme ce fut le cas pour Mulholland Dr., où les défenseurs comme les détracteurs du film criaient haut et fort que l'on n'y comprenait rien, ce à quoi Lynch répondait "mais purée, c'est une histoire simple, simpliste, ne vous cassez pas la tête, vous allez passer à coté du film, bordel!!".


Et il y avait aussi cette étrange collision qui confinait parfois au malaise entre un présent diégétique ancré dans le notre, et un univers qui s'est toujours posé d'une certaine façon en marge des marqueurs d'époque, avec sa logique interne, son esthétique, sa temporalité propre.


L'inquiétude était alors au rendez-vous, le nouveau Twin Peaks n'était peut-être pas à la hauteur des attentes... ?
Jusqu'à ce qu'on se pose la bonne question : QUELLES attentes ?



How many Twin Peaks ?



Twin Peaks, à l'époque, c'était un pied de nez monumental fait à l'univers de la télé et des sitcoms, une série qui a retourné comme des crêpes les spectateurs, qui nous a tous pris à revers. Ne pas répondre aux attentes, c'est le mode opératoire de Twin Peaks par excellence.
Car immanquablement, Twin Peaks trompe les attentes pour offrir autre chose, quelque chose de plus grand, de plus étrange, de plus pur.


Le long métrage Fire Walk With Me fonctionnait déjà ainsi, offrant une vision complémentaire et contradictoire de l'univers de Twin Peaks, a dream within a dream.


La disparition envahissante de Laura Palmer déterminait Twin Peaks, tant la série que la ville, sorte de Big Bang poétique générant un microcosme centré autour d'un vide que rien ne pourra combler, la ville, d'une disparition l'autre, s'effaçait à son tour dans le long métrage, l'Eden avant la Chute, univers-miroir de ce qui aurait été, aurait pu être.


Car si l'absence pesante de Laura Palmer détermine la ville dans la série, sa présence dans le long métrage l'occulte complètement, la remplace, porteuse en puissance de l'esprit entier de ce que deviendra Twin Peaks, ses parts d'ombre, son âme, au point que la bourgade offerte au spectateur dans le film s'avère étrangement générique en comparaison. Lynch ira jusqu'à abandonner délibérément la quasi intégralité des scènes convoquant les acteurs de la série, un coup d'audace qui aura valu à Lynch des critiques acerbes, voire acroites (...), de la part de fans frustrés qui sont passés à coté du film, attendant de Lynch qu'il fasse du Twin Peaks, du fan service, là où Lynch avait choisi de consommer une rupture pour mieux en magnifier les liens.


Mais voici le temps de la Grande Réconciliation! Car The Return réussit ce tour de force, réunir le film et la série, tout en les détournant et les dépassant.
Chaque épisode se termine par un concert au Bang Bang Bar, avec un générique cinématographique, accompagné d'une scène dansant entre l'anecdotique et le pur génie.



This is the Water



Lynch commence donc par se réapproprier son esthétique, son univers, et en reposer les postulats dans les trois premiers épisodes.
Puis vient le moment de l'acclimatation aux pitreries de Doughie, le Gentil Dale, là où Evil Coop suit un plan que l'on devine très sombre. Chapeau bas à Kyle Mc Lachlan qui est tout bonnement terrifiant en Bad Cooper, et réussit à nous faire dépasser l'agacement premier que l'on éprouve à l'égard de Doughie, là où l'on voulait le vrai Agent Cooper!! On se met finalement à éprouver de la sympathie, de la tendresse même pour son personnage, qui vient amener une respiration fraiche très twinpeaksienne au final au sein de la noirceur et la violence ambiante.
Et si les scènes impliquant Doughie sont reconnues désormais comme l'un des points faibles de cette saison, Lynch réussit néanmoins un coup de génie sous forme de poésie situationnelle, poussant l'absurdité du comportement de Doughie aussi loin que possible, ce dernier se contentant de se faire guider tel un enfant perdu dans un parc d'attraction, et de répéter les derniers mots qu'il entend lors des dialogues, là où l'intégralité de son entourage réagit comme si la situation était normale, mafieux comme famille et collègues. Le décalage met un temps à s'installer mais finit par devenir délicieux.


Puis arrive l'épisode 8.


Et là, tout bascule. Peut-être l'une des plus belles réussites de Lynch tous supports confondus, la mythologie de la série est renouvelée et transcendée, la direction artistique de l'épisode frôle la perfection.
Les cartes sont retournées, les brumes se dissipent.
Un concert de Nine Inch Nails d'une noirceur extrême (il n'y a plus guère que chez Lynch que NIN réussit encore à passionner, une prouesse de plus à l'actif du réalisateur), une explosion atomique se confondant avec un Big Bang, l'identification d'un Mal Originel, vomi cosmique, angoisse primaire, création d'archétypes, découverte d'une nouvelle couche de la mythologie Lynchienne.
Et l'arrivée des Woodsmen dans l'une des scènes les plus terrifiantes de l'oeuvre de Lynch.
On ressort essorés de cet épisode. Poétique, terrifiant, beau, mystérieux, riche, étouffant, magnifique oeil du cyclone, oeuf primordial...



Welcome to Twin Peaks



Et soudain, alors que l'on s'était acclimaté à l'ambiance générale, que l'on avait accepté de se faire mener à l'aveuglette dans ce nouveau dédale arrive l'épisode 9, qui nous offre le premier véritable épisode de Twin Peaks de la saison!
Lynch aura pris son temps, le temps de poser ses enjeux, tant personnels que diégétiques, nous aura, comme à son habitude, secoué, inquiété, séduit, perturbé, effrayé. Une fois les règles posées, il nous permet d'entrer dans Twin Peaks, nous rappelant que même au sein des séries "twinpeaksiennes", rares sont celles qui viennent tenir le menton du Padre du Game.


Et c'est parti pour un crescendo jusqu'à un double épisode de conclusion majestueux, d'une audace rare, émouvant et terrifiant, un road movie sous forme de fuite en avant dans une temporalité onirique, laissant le spectateur dans une zone familière, celle du doute lynchien, comblé, épuisé, mais avide de réponses qui lui seront probablement à jamais refusées, murmurées derrière la toile des rêves, le voile d'Isis, d'une clarté cristalline frôlant l'évidence, mais se dérobant au dernier moment, comme un rêve dont le sens nous échappe au réveil.
La presque révélation d'Oedipa Maas dans Vente à la Criée du Lot 49 de Pynchon.
Time is out of its bounds.


Et Lynch aura réussi à refaire ce qu'on pensait impossible : surprendre, dépasser les attentes, et offrir quelque chose qu'on pourra aimer ou pas, mais qui indéniablement prend le paysage télévisuel à revers.
Twin Peaks est hanté, on y croise les fantômes de tous les films de Lynch, entre citations directes, clins d'oeils. Twin Peaks est torturé, et Lynch prend un malin plaisir à tuer ses idoles. Twin Peaks est habité, par son histoire, son existence, son héritage.
Et Twin Peaks renouvelle l'exploit : s'imposer une seconde fois comme l'une des meilleures séries tous supports et toutes époques confondus.


We live inside a dream... but who's the Dreamer ?

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le 7 oct. 2017

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toma Uberwenig

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