Sadness Walks With Me (Critique de la désastreuse saison 3)

Tristesse.


C'est le mot qui, à mon sens, convient le mieux à décrire la saison 3 de Twin Peaks, pourtant attendue de longue date (et c'est peu de le dire). 25 ans de hiatus, quatre romans et tout ça pour quoi ? Pour regarder son créateur fouler au pied tout ce qui faisait la force de sa création – ou plutôt : tout ce qui faisait son âme, le mot n'est pas choisi au hasard -, pour n'en laisser qu'une enveloppe vide mais sophistiquée, un objet cinématographique non identifiable érigé comme un piédestal à sa propre gloire.


Incompréhension, aussi. Car une seule question revient sans cesse tout au long de ces dix huit (interminables) épisodes : « comment un créateur peut-il passer à ce point à côté de ce qui rendait son œuvre unique, profonde et belle ? ». Comprendre : ne pas la comprendre. Du tout.


Parce que franchement – et qu'on me pardonne l'écart de langage -, qu'est-ce qu'on en a à foutre, que Monsieur Lynch soit un grand cinéaste d'expérimentation ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre de ses effets poseurs, datés, artificiels, qui raviront sans doute les lecteurs de Télérama et navreront à coup sûr les autres tant ils sont pompeux, maladroits et vains. Une image en surimpression ici, un torrent d'éclairs stroboscopiques là, le tout entrecoupés de silences sans fin et lourds du sens qu'on tâchera de leur inventer. Du réchauffé, du déjà-vu chez lui, du déjà-vu chez d'autres. Et en mieux.


Vous avez aimé la séquence d'ouverture du premier épisode de la saison 2, quand le vieux majordome apporte son lait chaud à Coop ? Vous avez adoré le rythme lancinant des séquences dans la loge rouge ? Alors vous allez adorer ces 9 épisodes étirés sur 18 à grand renforts de dilatation narrative et de symbolisme surfait.


Mais si pour vous, comme pour moi, Twin Peaks, ce n'est pas un X-Files ou un Lost avant l'heure, et si vous vous intéressez à son cœur plutôt qu'à sa raison – par conséquent, à ses personnages, tous généreux jusque dans leurs travers ou dans leur cinglerie, Cooper en tête -, vous risquez de vite déchanter. Parce qu'aussi contre-nature que cela puisse sembler, les personnages sont les grands oubliés de cette saison 3, qu'ils hantent à la marge sans plus rien de l'énergie ou de l'effervescence qui les caractérisait jadis, tous léthargiques, tous amorphes, tous éteints (à quelques séquences transfigurantes près, quelques instants de grâce sublimes qui viennent rappeler, ici et là, ce qu'était la vraie grandeur du show d'origine). Oui, qu'auraient été les deux premières saisons sans Cooper pour les illuminer, pour contaminer la noirceur, les secrets, les faux semblants, de sa naïveté éclairée et de sa sagesse décalée ? L'ombre d'elles-mêmes, assurément, cette saison 3 le démontre par l'exemple. Comment peut-on avoir dans ses cartons un personnage aussi emblématique, aussi charismatique, aussi unique-en-son-genre que Dale Cooper et le laisser sur la touche pendant... allez... 17h30 (sur 18 en tout) ? Aberrant. Criminel.Tout ça pour en livrer un pâle succédané (pour ne pas dire deux) dont les déboires ne présentent absolument aucun intérêt (à moins que ce soit censé être drôle... seulement ça ne l'est pas, c'est juste pathétique).


L'ambiance musicale n'est pas en reste : terminés, les thèmes hypnotiques, hors du temps, qui portaient l'ambiance à bout de notes. Il faudra vous contenter de bruits de soufflerie et de notes ténues au synthé, défaites de toute mélodie, comme le ronron d'un courant électrique – et oui, ça a du sens, mais non, ça ne fonctionne pas -. On croirait écouter du Silent Hill, mais sans la folie des compos de Yamaoka, si bien que quand un thème connu s'invite, une fois tous les quatre épisodes, on le vit comme un soulagement.


Reste la fascinante mythologie développée au fil du temps, et qu'on sera ravis de voir explorée ici, enfin, d'autant qu'elle ne manque pas d'intérêt, d'imagination et d'érudition. Sauf que cela ne suffit pas à maintenir le fil de la narration à flots, d'autant qu'en y réfléchissant, elle n'est pas si originale que ça. J'évoquais Lost plus haut, on n'en est vraiment, vraiment, vraiment pas loin du tout.


Mais alors que verrez-vous, dans cette troisième saison ?


Beaucoup d'anciens personnages, la plupart du temps réduits à l'état de caméo grossiers, sans qu'il ne leur arrive rien ni qu'ils n'apportent rien à l'intrigue ou à l'ambiance. Ils sont... là. Physiquement, en tout cas.


Beaucoup de nouveaux personnages, dont la plupart ne servent pas davantage, dans la mesure où ils sont traités à la va-comme-je-te-pousse (et encore. Quand ils le sont). Voire abandonnés en cours de route.


Des protagonistes largués qui ne savent pas ce qu'ils font (quand ils font quelque chose), ou dont on ne sait pas ce qu'ils font, ni pourquoi, si bien qu'on n'a jamais la moindre ébauche de trame (véritable) à laquelle se raccrocher. On subit, et basta. On attend que ça passe. Et parfois, ça met du temps. Alors oui, dans un film de deux heures, ça peut tenir. Dans une série de 18, c'est un peu comme chercher à joindre le service technique d'Orange et se taper la petite musique d'attente pendant une demi-journée d'affilée.


Car vous aurez aussi le temps d'apprécier nombre de séquences délayées (c'est peu de le dire), supposées comiques ou profondes, mais qui ne font que s'étaler de façon prétentieuse jusqu'au-delà du seuil de la patience humaine (séquences encensées par les fans du cinéaste, parce que « complètement novatrices » quand on n'a jamais vu de Oshii ou de Anno... qui ont paradoxalement compris comment s'en servir efficacement, eux). Et entendons-nous bien, sans doute ne serait-ce pas un problème si elles n'étaient pas aussi systématiques, gratuites (souvent) et récurrentes, ni aussi auto-satisfaites (filmer un mec qui passe le balais pendant dix minutes en silence, oui, pourquoi pas ? Mais surtout... pourquoi ? Surtout que ce temps aurait pu être utilisé pour développer les personnages, justement...).


Vous aurez aussi droit à un éclatement géographique de la narration en contradiction totale avec le décor planté par la série d'origine, et sans davantage d'intérêt narratif non plus. La ville de Twin Peaks elle-même en est réduite à un caméo.


Résultat des courses : ça n'avance pas, il faut parfois trois épisodes à un dialogue pour arriver à terme, l'intensité se délite dans l'ennui et l'impatience, ce qui aurait dû être drôle devient pénible, ce qui aurait dû être bluffant devient juste supportable. Plutôt que de se laisser ballotter par Lynch et Frost, se laisser manipuler, tromper, mettre la tête à l'envers, on soupire et on râle de voir une matière première si géniale traitée à ce point par-dessus la jambe.


Sans Lynch, avec uniquement Frost aux commandes, cette saison 3 aurait pu être un chef d'oeuvre, une apothéose, au lieu de n'être qu'une triste parodie de la carrière du cinéaste, compilant ses gimmicks avec des automatismes embarrassants, et se terminant sans se terminer sur un faux mystère qui n'en est finalement pas un.


Si l'on peut comprendre le besoin de l'auteur de livrer une oeuvre-somme, d'opérer une synthèse de son travail dans le cadre d'un univers qui lui est cher, on lui pardonnera difficilement d'avoir préféré la posture hipster à l'humanisme flamboyant des premières années, à cette sincérité profonde et humble qui faisait de chaque habitant de Twin Peaks un petit diamant brut.


On le lui pardonnera d'autant moins si on a lu « The Secret History », dudit Mark Frost, autre petit bijou de contextualisation qui étoffe le récit dans l'espace et dans le temps, avec tant d'intelligence qu'on sera fort déçu de ne rien en retrouver dans cette saison (ou si peu), laquelle est pourtant supposée lui faire suite. Alors que le personnage de Tamara Preston aurait pu être le Cooper de ce revival, contre toutes attentes et malgré sa connaissance encyclopédique des problématiques de la série, cette dernière se trouve reléguée au rang de potiche sans saveur, sans profondeur et sans relief. Il n'aurait pourtant pas suffi de grand chose : un nouveau meurtre étrange à Twin Peaks, Gordon Cole qui la missionne pour enquêter, une piste qui remonte les traces de son prédécesseur, et laisser les liens se faire d'eux-mêmes en alternant grande et petites histoires, les séquences lentes quand elles sont porteuses de signification, et un rythme classique le reste du temps, afin qu'elles se mettent en valeur les unes les autres.


Il y a de la vertu dans la simplicité. Et contrairement aux idées reçues, celle-ci sait s'accommoder de la complexité comme nulle autre structure narrative. Dommage que Lynch n'ait pas appris cette leçon avec l'âge.


Comme quoi.


Le mieux est définitivement l'ennemi du bien.


Tristesse, donc.


4/10

Liehd
10
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Séries et Une bonne série, c'est bien. Mais une série bizarre, c'est mieux.

Créée

le 4 mai 2018

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Liehd

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