Soumission [Critique de "The Handmaid's Tale" saison par saison]

Saison 1 :
Réussite absolue, choc intense - voire traumatisant dans ses trois premiers épisodes pour le moins radicaux -, "The Handmaid's Tale" ouvre sous nos pieds un gouffre vertigineux, faisant parfaitement écho aux angoisses les plus torturantes de notre pauvre époque : la montée du fondamentalisme religieux, le fascisme inhérent à la société américaine, l'explosion exponentielle des effets de la destruction de notre environnement, la fragilité de la démocratie et des récentes victoires de l'égalité des sexes... tout y est, et brillamment combiné en un cocktail à la fois enivrant et dévastateur.

Même si le roman originel - que je n'ai pas lu - est certainement essentiel à la réussite de la série grâce à l'invention d'une forme d'esclavage particulièrement abject, il faut louer l'ambition de Bruce Miller et de son équipe qui n'ont fait à aucun moment de compromis quant à leur vision radicale d'un présent dystopique à la cruauté asphyxiante - et pourtant complètement crédible tant il prend racine dans une réalité qui est bel et bien la nôtre : superbement mis en scène, la plupart des épisodes de cette première saison - avec une mention particulière pour les trois premiers, affreusement anxiogènes, et pour le dernier, émotionnellement imparable -, sont à hisser au pinacle de ce que la grande "Science-Fiction" doit être : un commentaire pertinent sur le destin de la société humaine et de ses systèmes politiques, un avertissement lucide quant au Mal profondément tapi en nous, le tout somptueusement emballé dans un divertissement formellement brillant.

Terminons en faisant l'éloge du talent bouleversant d'Elisabeth Moss, ici l'égale des plus grandes actrices, portant à bout de bras la réussite complète de ce récit de soumission (le livre de Houellebecq, si différent mais si comparable, fait écho au thème de la série, ainsi que "2084", le chef d'oeuvre de Boualem Sansal). Après "Mad Men" et "Top of the Lake", voici donc la poursuite d'une trajectoire stellaire...
[Critique écrite en 2018]

Saison 2 :
On se doutait bien que "The Handmaid's Tale" ne réussirait pas à se maintenir au niveau d'excellence de sa première saison, ce qui fait que la déception créée par une seconde saison beaucoup plus dispersée, moins homogène également stylistiquement, n'est pas trop cruelle. Le problème principal de la série est que, en se détachant du roman originel dont elle a exploité la substance, elle perd un peu ce côté obsessionnel qui en faisant la singularité (... et qui faisait aussi que certains la rejetaient...) : suivant les épisodes, on revient en arrière pour découvrir le glissement progressif de la société américaine vers l'intégrisme religieux et le fascisme, jusqu'au basculement à la faveur d'une attaque terroriste, ou on suit la trajectoire d'Emily, condamnée aux travaux forcés dans un bagne radioactif, ce qui est certes intéressant, mais nous éloigne du coeur du sujet : la survie de June au sein de cette société profondément malade, qui fait d'ailleurs sombrer peu à peu tous les protagonistes dans la folie.

Même si le passage dystopique de la visite diplomatique au Canada est vraiment électrisant, il ne sert lui aussi finalement que de diversion, et c'est avec soulagement que l'on voit les derniers épisodes, bien meilleurs, se recentrer sur une "maison" Waterford deplus en plus déviante et déchirée. Le dernier mouvement de la saison, montrant avec pertinence combien l'oppression contre les femmes en fait toutes des victimes, qu'elles soient maîtresses ou esclaves, est superbe, et nous fait d'autant plus regretter la conclusion de la saison, le choix très peu plausible que fait June, et dont on soupçonne que la logique a plus été imposée par la nécessité de produire une troisième saison que par la justesse psychologique du personnage (toujours superbement incarné par Elisabeth Moss, qui risque bien d'avoir trouvé ici le rôle de sa vie…).
[Critique écrite en 2019]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/01/11/the-handmaids-tale-saison-2-rouge-noir/

Saison 3 :
L'annonce d'une quatrième saison en plein milieu de la diffusion de cette troisième a eu l'effet d'une douche froide sur la plupart des fans - dont nous sommes - de "The Handmaid's Tale", une série de haut niveau dont on redoute forcément ce déclin qualitatif qui survient dans la grande majorité des cas lorsque production et showrunners persistent à étendre une histoire au-delà de sa "durée naturelle". C'est que la première partie de cette saison, qui voit June se réinsérer dans l'enfer de Gilead après sa tentative d'évasion, donne trop l'impression de reproduire ce que nous avons tant aimé dans les débuts de "The Handmaid's Tale" pour ne pas nous décevoir un peu, malgré la toujours éprouvante peinture du totalitarisme qu'elle propose.

Ce surplace préoccupant d'une œuvre que nous avons tant aimée (... et redoutée, aussi...) n'est que temporaire, et permet, à mi-saison, aux scénaristes d'introduire leur double sujet : d'une part, l'existence - inévitable au sein de tout système politique et social extrémiste - d'une résistance souterraine qui réunit des femmes de toutes les couches de la société, d'autre part la mutation de June, toujours magnifiquement incarnée par une Elizabeth Moss souvent littéralement monstrueuse, de victime hébétée à conspiratrice implacable. Alors que Gilead poursuit sa course insensée vers l'inhumanité - le passage des personnages à Washington proposant une vision encore plus terrifiante d'une société religieuse totalitaire aussi insensée que parfaitement "logique" -, les femmes n'ont en effet que le choix, littéralement intenable, entre folie ou cruauté ("ce sont les plus cruels qui gagnent" sera la justification finale de June pour ses actions de plus en plus radicales...).

Nombreux seront ceux qui, comme nous, renâcleront un peu devant l'invraisemblance croissante de certaines situations, dans une série dont la rigueur logique - et psychologique - avait toujours répondu à la rigueur formelle de ses images régulièrement magnifiques dans leur organisation géométrique et chromatique. Heureusement, ces incohérences, ces facilités scénaristiques (les revirements et les trahisons de Serena, les négociations entre Gilead et le Canada, la "Grande Evasion"...), pour gênantes qu'elles soient, illustrent bien le délitement inévitable des individus et des 'institutions" dans une société qui fait fi des réalités élémentaires de l'être humain (ici, l'instinct maternel, mais aussi la nécessité de la jouissance).

La dernière partie de la saison, mettant (enfin, dira-t-on...) en scène la violence des opprimés envers les oppresseurs, est forcément jouissive : même à une échelle aussi "réduite", une indéniable catharsis a lieu, un peu du trop plein de la pression construite sur trois saisons a été relâchée. Les divers arcs narratifs sont parvenus à une conclusion satisfaisante, les dernières images, superbes, ont tout d'une parfaite conclusion suspendue à une série profondément marquante et qui a su garder une certaine intégrité intellectuelle en dépit de son indéniable succès.

On en revient donc à notre introduction : pourquoi donc faut-il une quatrième saison ?
[Critique écrite en 2019]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/08/17/the-handmaids-tale-saison-3-naissance-dune-revolution/

Saison 4 :
On sait depuis toujours que l’un des plus gros défis à relever pour une série, c’est de réussir sa sortie, et que, logiquement, les « grandes séries », ou les séries les plus populaires passeront ou pas à la postérité largement en fonction de leur fin. La fin catastrophique de "Lost" est encore dans toutes les mémoires, tandis que la conclusion merveilleuse de "Six Feet Under" figure toujours au panthéon des meilleurs souvenirs des fans de séries TV. Il y a toujours des discussions sur la dernière scène – suspendue – des "Soprano", et encore plus, évidemment, sur le sort réservé à certains personnages de "Game of Thrones" dans la dernière saison… "The Handmaid’s Tale (la Servante Ecarlate)" a été sans conteste l’une des grandes réussites – et il y en a finalement peu – de la dernière décennie, en particulier lors de ses deux premières saisons qui frôlaient la perfection, et on craignait après une troisième saison qui baissait un peu en régime, ce que Bruce Miller et ses scénaristes allaient nous proposer pour boucler une histoire qui aurait, soyons réalistes, dû se terminer depuis longtemps.

Le plus gros problème de cette quatrième saison est qu’elle a pour but de nous raconter « ce qui arrive APRES ». Après l’histoire terrifiante de June Osborne, captive – comme des milliers de jeunes femmes encore fécondes sur une terre où les bébés sont rares – d’une dictature religieuse qui la réduit au rôle d’esclave sexuelle porteuse de bébé. Après que June se soit libérée de ses chaînes, et ait dans une certaine mesure porté un coup terrible à Gilead (le nouveau nom d’une partie des USA ayant fait sécession) en organisant l’évasion de dizaines d’enfants. Et il est clair que les scénaristes ne savent pas trop quoi faire et parcourent toutes leurs options, les unes après les autres : d’abord, dans un démarrage de saison qui laisse vraiment beaucoup à désirer, l’option de la « résistance » que rejoint June, et qu’on ne verra pas réellement, ce chapitre se terminant dans d’improbables scènes de guerre qui semblent peu justifiables et décalées par rapport à l’atmosphère jusque-là tellement prenante, tellement menaçante, de la série.

Avec le retour de June au Canada, s’ouvre la partie la plus intéressante de la saison : la question bien connue de la possibilité de revenir à une vie « normale » après des années d’horreur, et de la gestion des traumas avec lesquels il faut bien vivre. Comme des « vétérans » de guerres insoutenables, nos anciennes « servantes écarlates » vont devoir faire face à une société dans laquelle elles ne se retrouvent pas si facilement, à des familles qui ont continué de vivre « sans elles », et surtout à des souvenirs qui les dévorent intérieurement. Ce n’est pas original, mais c’est intéressant, et c’est crédible.

Pour June, évidemment, les choses sont encore plus compliquées, entre ses regrets d’avoir laissé derrière elle à Gilead sa fille Hannah, qui l’a oubliée, et son amant Nick qui est devenu l’un des commandeurs les plus puissants (on n’a pas très bien compris comment, mais ce n’est pas grave), et surtout la présence au Canada de ses deux bourreaux, Serena et Fred Waterford. Mais c’est là que la série prend un dernier virage qui s’avère, à notre avis au moins, fatal : face à la nécessité pour le gouvernement canadien de faire un « deal » avec Waterford – les ambiguïtés de la « realpolitik » -, le besoin de vengeance personnelle de June devient dévorant, et amène à une conclusion aussi hâtive que profondément gênante. On sait depuis toujours que satisfaire à l’écran le désir de « faire justice » du (télé)spectateur face à un personnage profondément haï (et le dernier dialogue entre June et Waterford, bien interprété par un Joseph Fiennes onctueux et répugnant, plante le dernier clou dans son cercueil) désamorce largement le propos : devenir bourreau à son tour rabaisse June au niveau de Serena et de Fred, sanctifie le monstre dans une dernière image de victime. En satisfaisant la haine – compréhensible – de l’héroïne, sans prendre le temps de tirer les conséquences de sa déshumanisation puisque le dernier épisode se termine rapidement ensuite (même si on comprend qu’elle ne pourra pas continuer ensuite à « vivre normalement »), les scénaristes de "The Handmaid’s Tale" défont largement leur superbe construction de description et de condamnation des mécanismes totalitaires, ainsi que de l’asservissement de la femme par l’homme et par la société masculine.

Du coup, on enrage que la série se termine ainsi, dans une fin aussi mal à propos. Et puis on réalise que, visiblement, le destin de nombre de personnages importants restant irrésolu (Hannah, Aunt Lydia, Janine, Serena…), le pari de Bruce Miller était depuis le début de « vendre » aux studios une cinquième saison… Que Hulu et MGM ont d’ores et déjà confirmée ! Et qui sera donc une seconde chance de terminer en beauté, après l’échec de cette quatrième saison.

[Critique écrite en 2021]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2021/07/02/ocs-the-handmaids-tale-saison-4-comment-raconter-lapres-dune-histoire-aussi-forte/

Saison 5 :

On s'était suffisamment ennuyés devant une saison 4 de l’imparable série que fut un temps The Handmaid's Tale pour ne pas en redemander une cinquième ration, qu’on nous sert pourtant aujourd’hui et… qui ne sera d'ailleurs – malheureusement - toujours pas la dernière.

Et le début de cette nouvelle saison nous désespère à nouveau : June et Serena (Elisabeth Moss et Yvonne Strahovski, toutes deux parfaites, restent la grande raison de continuer à regarder la série…) se haïssent encore plus depuis que June a exécuté Fred, au cours de la fin très discutable de la saison précédente. Elles se livrent un drôle de combat à distance, tandis que June culpabilise de plus en plus d'avoir abandonné sa fille derrière elle pour trouver refuge au Canada, et un retour vers la dictature religieuse est de moins en moins exclu pour elle, ce qui intéresse au plus haut point de gouvernement de Gilead. Tout ça ronronne doucement, en particulier parce que le personnage de Luke est décidément trop faible pour que la partie psychologique autour du couple June – Luke fonctionne réellement. Et puis peu à peu, quelque chose prend : Serena se retrouve prisonnière au Canada d’un couple qu’elle pensait être ses alliés, et doit faire l’expérience elle-même de ce que signifie être une « handmaid », par un cruel retournement de situation. Une expérience radicale qui va finir par impacter, et changer à nouveau sa relation avec June.

De plus, en retournant à des sujets "politiques" tel que la lutte pour le pouvoir au sein du gouvernement de Gilead, déchiré entre ceux qui souhaitent que le pays d’ouvre au monde pour des raisons économiques, et ceux qui y sont opposés... Ou encore tel que la montée de la haine anti-immigrés US au Canada, qui fait un drôle d'écho avec notre réalité à nous. Tout n'est pas toujours crédible, les scénaristes ayant toujours des difficultés à rendre leur univers uchronique réaliste du point de vue géopolitique (en particulier en ce qui concerne ce qui reste des USA, et de leur gouvernement), mais pourquoi pas... Les derniers épisodes retrouvent cette agressivité à la limite de la haine qui a permis à Elisabeth Moss de se transcender à nouveau dans le rôle de la « Servante Ecarlate », et la tension qui renaît fait plaisir… Jusqu’à un dernier épisode cette fois très réussi.

The Handmaid's Tale n'est bien sûr plus la grande série qu'elle serait restée pour la postérité en se terminant après 3 saisons, mais elle reste un divertissement de haut niveau, une réflexion pertinente sur la fragilité de la position de la femme dans bien des sociétés (y compris la nôtre ?), sur l'extrémisme religieux, et sur l’ambiguïté de la Real Politik quand on est prêt à sacrifier certaines principes démocratiques… Ce qui n’est quand même pas rien pour un divertissement « grand public » (ou presque…). The Handmaid’s Tale nous offre en outre une vision terriblement pessimiste de l'humanité, et sait encore proposer régulièrement des scènes de grande intensité. Alors arrêtons de bouder et convenions que ça nous ira bien cette fois encore.

[Critique écrite en 2022]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/12/01/ocs-the-handmaids-tale-saison-5-un-second-souffle/

EricDebarnot
7
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le 1 déc. 2022

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Eric BBYoda

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