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The Beatles : Get Back, Peter Jackson, Grande-Bretagne/Nouvelle-Zélande, 2021,7h48

En janvier 1969, les Beatles projettent de jouer à nouveau ensemble, après plusieurs albums enregistrés en session, sans véritable esprit de groupe. Pour marquer le coup, ils ont pour objectif d’écrire de nouvelles chansons, afin de les capturer en live avant la fin du mois, lors d’une émission de télé, accompagnée d’un documentaire. Ce serait également la première représentation live d’un groupe ayant abandonné la scène quelques années auparavant (suite à l’affaire « We’re more popular than Jesus »).


Pour la réalisation du documentaire, une équipe de tournage les suit au quotidien, comptabilisant à la fin plus de 150 heures d’enregistrement. Bien entendu, rien ne se déroule comme prévu, sinon ce ne serait pas drôle, et de cette expérience résultera leur dernier album, ainsi que le film documentaire, « Let it Be », réalisé par Michael Lindsay-Hogg et diffusé au cinéma un an plus tard, alors que le groupe s’était séparé. Ça, c’était avant 2021…


Les longs rushs inutilisés sont restés dans un coffre durant près de cinquante ans, jusqu’à ce que Peter Jackson et ses équipes aillent y jeter un œil. Ils décidèrent d’exploiter ces heures d’enregistrement pour proposer un document en immersion totale avec le groupe, sans rien épargner du processus créatif, des relations entre les membres et avec leur entourage et tout l’aspect business qui se cache derrière l’artistique. Le parti pris est d’éluder aucun moment de doutes ni les craintes, les tensions, tout en proposant des instants de grâce, comme lors de la genèse de titres ayant marqué l’histoire de la musique.


Construit en trois épisodes, d’une durée totale d’environ 8 h, « The Beatles : Get Back » constitue un aperçu incroyable de l’intimité de l’un des groupes les plus influents de la pop culture au XXe siècle. Sans voix off ni linéarité autre qu’une construction temporelle évoluant au fil du calendrier, qui séparent l’entrée en répétition et le concert filmé, ce document exceptionnel avance au rythme de la vie. Il est bien entendu accompagné d’une bande sonore composée presque en direct. Pour le visuel, Peter Jackson a utilisé la même technologie que « They Shall Not Grow Old », en restaurant la vidéo à un niveau jamais vu auparavant. La netteté et la clarté donnent à l’ensemble un étrange, mais fascinant mélange entre réalisme et onirisme.


Enregistrée en permanence, la captation s’accompagne d’une bande sonore, elle aussi retravaillée. Si par moment il y a l’audio sans la vidéo, le cinéaste néo-zélandais a alors opté pour des illustrations. Cela crée parfois un décalage surréaliste entre le son et l’image, qui ne fonctionnent pas en parfaite synchronisation. Légèrement perturbant au départ, cet effet procure finalement une sensation immersive, rappelant la nature inestimable de ce documentaire. Au point que parfois, en simples mortels, on se sent presque illégitime d’hériter du privilège d’observer ces musiciens de légendes dans des situations tellement intimes.


Puis se dessine cette idée de partage, celui d’un moment d’histoire, notre histoire commune et contemporaine, mis à la portée de quiconque. La musique des Beatles compose aujourd’hui une part de notre patrimoine, et soudain, nous devenons les protagonistes de cette aventure. Les Beatles ne sont pas des dieux, les Beatles ne sont pas des génies, les Beatles ne sont pas des surhommes, les Beatles sont des êtres humains comme tout le monde. Ils possèdent leurs qualités, leurs défauts, leurs talents et leurs doutes. Ce sont des personnes absolument normales, et c’est là tout le point d’intérêt de « The Beatles : Get Back » qui ne se présente ni en panégyrique ni en hagiographie, tout au contraire.


Peter Jackson s’évertue, avec le respect le plus immuable, dû à sa passion pour le groupe, à proposer un petit aperçu authentique du quotidien de ces jeunes musiciens, qui après sept ans de succès peuvent créer en toute liberté une musique dont ils repoussent sans cesse les limites. « The Beatles » c’est un concept. Comme toute formation musicale, c’est l’apport des différentes influences de chacun, des sensibilités individuelles, du style varié d’écriture des textes et des partitions, dont la somme compose à nos oreilles un résultat devenu légendaire. Mais derrière « Beatles », il y a quatre garçons (qui en 1969, ne sont plus tellement dans le vent) : John, Paul, George et Ringo, 28, 27, 26 et 28 ans, neuf ans de carrière, sept ans de succès international, dix albums et quatre films, provoquent une déferlante inarrêtable sur la pop culture. À tel point qu’elle se poursuit plus de cinquante ans après la déformation du groupe.


Derrière cela, ce sont quatre jeunes êtres humains, arrivés aux limites d’une collaboration, avec des envies d’ailleurs, de renouveau et surtout, de liberté.


John Lennon apparaît naturellement comme la conscience artistique du groupe. Il semble peu concerné par les à-côtés, non lié à la musique, mais dès qu’il prend une guitare entre ses mains et se met devant un micro, il est difficile de décrocher l’attention, tellement il dégage une aura quasi mystique, que son regard perçant ne fait qu’accentuer. Taciturne et drôle, le portrait qui ressort de ce documentaire est celui d’un gars qui ne se prend pas la tête, et qui profite.


Paul McCartney apparaît comme un type froid et parfois calculateur, car depuis la mort de Biran Epstein (leur manager) 1967, il gère tout l’aspect production. Il fait preuve d’un perfectionniste, voire d’une intransigeance, qui le pousse à donner le meilleur de sa technique, et il en attend naturellement de même pour ses compagnons. Mais au quotidien, se dessine un type pétri de doute et peu sûr de lui, qui sent que le vent est en train de tourner. Mais sa basse entre les mains, un micro et une complicité non feinte avec Lennon, et la fascination opère. Ces moments où il joue et qu’il prend un plaisir communicatif en font un personnage fascinant.


George Harrison, en revanche, se présente en décalage par rapport au reste du groupe. Peu considéré par McCartney, qui parfois le prend vraiment de haut, et gentiment moqué par Lennon lorsqu’il part dans ses réflexions ésotériques, il apparaît comme une bombe qui ne demande qu’à exploser. Sous-utilisé, il fait preuve à plusieurs reprises d’une volonté de proposer ses textes et ses musiques. C’est dans sa relation avec Paul et John qu’apparaissent les premières fractures (visibles) d’un trio qui peine de plus en plus à se supporter.


Et puis il y a Ringo… qui vit sa vie de Rock Star… Avec son air faussement nonchalant, il apparaît sans cesse assoupi, bien qu’il semble ne rien rater de chaque instant. Toujours présent aux répétitions, toujours à l’heure, il ne manque pas une occasion de faire des blagues et de ses marrer. Il porte encore l’âme des Beatles, en passant au travers des tensions, un peu blasés par les incidents de parcours qui jonchent le projet de janvier 1969.


Pouvoir observer cela, comme spectateur, c’est une expérience incroyable et inouïe à laquelle nous invite Peter Jackson. Son choix s’avère peu étonnant, puisque depuis son premier film, « Bad Taste » en 1987, il ne cesse de proposer des références à sa passion pour les Beatles. Il suffit d’assister au making-of de « The Lord of the Rings », où présent à Abbey Road pour travailler le son, il est plein d’étoiles dans les yeux, comme un enfant qui réalise un rêve. On ne peut qu’imaginer la joie qu’il a dû ressentir lorsqu’à la fin de chaque épisode apparaît le « directed by Peter Jackson » suivit d’un « Starring John Lennon, Paul McCartney, George Harrison, Ringo Starr ». Comme un rêve devenu une réalité.


En plongeant dans ces centaines d’heures de documents vidéos, audios, mais aussi photographiques, il fallait certainement le point de vue d’une admiration inconditionnée, pour pouvoir survivre à une telle recherche. Si nous ne voyons que 8 h du résultat, c’est monté, allégé et orienté, même inconsciemment, ces rushs doivent encore receler d’autres moments incroyables. Cette plongée dans l’intime quotidien présente pourtant un groupe fracturé, sur la voie de la dissolution. Si en janvier 1969 ils l’ignorent encore, avec le recul il est facile de superposer ce qui va arriver moins d’un an après le tournage. Il devient absolument fascinant d’analyser méticuleusement chaque réaction et chaque instant, pour mieux comprendre la fin naturelle d’un groupe des sixties, fait pour les sixties.


La maturité dont font preuve John, Paul, George et Ringo, impressionne, tout comme l’humilité avec laquelle ils pratiquent leur art. Bien conscients de ne pas être omniscients, ils jouent beaucoup avec les compositions des autres, celles qui les ont inspirés et sans quoi leur succès n’aurait certainement pas été le même. Ils ont connaissance de leur place dans le monde, dans la musique, et leur l’impact sur la culture, ce qui les pousse toujours plus à créer, jouer et composer, sans oublier de délirer et de s’éclater. Lorsque les à-côtés problématiques n’entrent pas en compte, ce sont quatre types qui parviennent à communiquer une connexion rare et précieuse. Leurs attitudes apparaissent éloignées de ce que l’on pourrait attendre de Rock Stars, ce qu’ils sont pourtant, et ce qu’ils rappellent tout de même à plus d’une occasion.


Cette désacralisation des Beatles, par une dissection minutieuse de l’humanité qui les habite, rend ce documentaire parfaitement inestimable. Il donne une nouvelle lecture de leur œuvre, mais aussi de la discographie plus globale de ses membres. Si The Beatles reste la somme de leurs individualités, leur travail solo est également teinté de leur expérience en tant que groupe. C’est d’ailleurs là une petite malédiction, car malgré leurs carrières bien plus longues en solo, ils seront à tout jamais The Beatles, par un succès et une influence qui dépassent l’entendement. Sans les Beatles, Peter Jackson n’aurait sans doute pas eu la même carrière, et sans eux il n’y aurait pas eu Motörhead, puisque ce qui a poussé Lemmy dans la musique, ce sont les Beatles…


Il est risqué de se lancer dans un documentaire de la sorte, car une mystique entoure ce groupe, un surnaturel qui rend particulièrement difficile d’en proposer une vision de l’intérieur. C’est pourtant ce que réussit Peter Jackson en nous invitant, tout autant que nous sommes, à venir partager ces moments rares, parfois contemplatifs. Plusieurs minutes de silence et de réflexion jonchent l’ensemble, à mesure qu’ils cherchent une rime, un accord, une rythmique. « The Beatles : Get Back » n’est pas un énième rockumentaire sur la folle histoire du groupe, mais une expérience immersive sur tout son processus de création. Par ce biais, il nous raconte les Beatles comme jamais auparavant. Même s’il y a l’utilisation d’une technologie moderne et une main artistique derrière, le documentaire possède très peu de filtres, pour nous montrer ces quatre jeunes hommes comme ce qu’ils sont : des êtres humains.


Ce document rare nous rappelle également à quel point diffuser et partager la musique (des Beatles et d’autres), ce qui ne tient qu’à nos sensibilités, nous rend tous actrices et acteurs de la culture populaire. Certes sans les Beatles la révolution musicale des ‘60’s aurait été différente, mais c’est surtout grâce au public qui achète les albums et va aux concerts que ce succès est possible. Cette fine association entre artiste et public favorise l’entrée dans la postérité, pour que les générations futures puissent à leur tour profiter de toute l’œuvre magistrale d’un groupe hors du commun. Un groupe né, comme beaucoup, de rencontres fortuites qui ont abouti à créer une légende, celle de notre temps. Ce ne sont plus les dragons, les fées, les magiciens ou des seigneurs guerriers qui font vibrer la masse, ce sont quatre prolo’ de Liverpool. Ces quatre fils d’ouvriers, venus bousculer l’ordre établi d’une société occidentale conservatrice sclérosée, pour alimenter les rêves, les vocations et même la bande-son des vies de beaucoup d’entre nous.


Le documentaire se termine par le fameux concert sur le toit de leur studio, en pleine journée à Londres. Ce concert, dont l’aboutissement n’est dû qu’au pragmatisme (très britannique) des membres du groupe, se décide trois jours avant sa tenue. Cette quasi-improvisation se révèle absolument jouissive, alors que le public se masse dans la rue pour les écouter, et que la police fait des va-et-vient pour mettre fin au vacarme. Il est amusant de constater que nombreux sont ceux qui auraient payé pour voir ça, ou du moins l’entendre, et de voir les forces de l’ordre bien emmerdées par ce qu’il se passe. Mais pour une sombre histoire de désordre public, au bout de 42 minutes, elles mettent un terme à l’évènement, après moult péripéties hilarantes.


Mais ces 42 minutes sont anthologiques, rien que pour les expressions de McCartney lorsque la police arrive sur le toit, et qu’il en rajoute dans le sonore, pour bien montrer qu’il n’en a rien à foutre. Une satisfaction polissonne se dessine également sur le visage de John Lennon, pour qui l’anticonformisme était devenu un mode de vie. Il n’y a que George Harrison qui semble mal à l’aise, du fait que jouer sur un toit l’enchante peu, mais comme toujours, il donne ce qu’il a à offrir et c’est fantastique. Quant à Ringo, et bien il s’éclate, il continue de vivre sa vie de Rock Star. Voir ces quatre types jouer un rock contestataire (c’est la première de « Get Back »), avec les Bobbys qui s’amassent derrière eux, ça n’a pas de prix.


Cette séquence apparaît d’autant plus légendaire que ce sera la dernière représentation des Beatles en public, avant de se séparer dix mois après. Ce moment hors du temps fixé sur pellicule, aujourd’hui restauré et proposé dans une toute nouvelle démarche, peut alors entrer dans la postérité. C’est là qu’il est possible de réaliser que ce groupe dépasse le cadre musical, pour s’imposer par le biais d’un art populaire hérité du blues. Cet art chanté par les esclaves noirs aux États-Unis sert un siècle plus tard, sur un autre continent, de moyens d’expression à une jeunesse populaire britannique blanche, qui allait porter sa parole au monde entier.


Avec des textes et une musique repoussant toujours un peu plus les limites du médium, l’influence des Beatles sur nos modes de pensées est indéniable. Au cœur d’une société en évolution, ils se situent dans la lignée des Lumières du XVIIIe et des auteurs du XIXe siècle. Ils ont compris quelque chose sur leur temps, et l’expriment en touchant le plus grand nombre. Cinquante ans après leur séparation, c’est encore récent, leur influence n’a pas fini d’alimenter la curiosité musicale des générations de rêveuses et de rêveurs à venir. Et, qui sait, peut être que leur musique sera sur la bande son de la prochaine révolution, celle qui arrivera bientôt. Let it Be, comme on dit.


-Stork_

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le 28 janv. 2022

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