Six pieds sous terre
8.1
Six pieds sous terre

Série HBO (2001)

Je pense que les mots-mêmes n'exprimeraient pas assez justement ce que j'ai ressenti devant Six Feet Under. Alors j'essayerai, tout de même, de lui rendre un humble hommage et d'illustrer ici les sentiments qui m'ont animé durant mon visionnage, et continueront à en faire ainsi jusqu'à la fin de mes jours. Jusqu'à la fin de mes jours, oui, jusqu'à ce que, comme à chaque introduction d'épisode, je m'éteigne à mon tour. Car plus qu'une série, SFU est une leçon de vie, et j'ai l'intime conviction d'en être sortie changée. Plus qu'une série, c'est la vie elle-même. Une longue aventure tumultueuse et arbitraire qui, à chaque étape, nous fait grandir davantage. Et ce fut le cas ici. Rarement une œuvre ne m'aura autant percutée.


SFU transcende son état de fiction comme peu d'œuvres se le seront permises avant elle. Seules les séries ont le privilège de pouvoir rendre compte d'une réalité à long-terme, d'en capter les moindres soubresauts, de s'affranchir du statut auquel elles appartiennent – et censé les restreindre dans leur processus de création – pour atteindre un réalisme presque absolu. Et peu d'entre elles l'avaient fait auparavant, parce qu'elle ne répond pas aux codes et poncifs de son format. Je n'ai jamais rien vu de tel. A mes yeux, SFU demeura la représentation ultime de l'humain de notre époque. La regarder, c'est comme observer la vie éclore devant nos yeux, à l'infini. C'est précisément cette sensation proche de l'ennui et de non-action, parfois, – et surtout à ses débuts, le temps que l'on s'y habitue – qui en fait tout le génie.


Au bout du compte, et dès le commencement, le but des auteurs n'était pas de faire avancer l'intrigue au moyen de quelconques rebondissements scénaristiques farfelus et invraisemblables – principe prédominant dans le monde des séries – mais que l'existence des personnages fasse écho à celle des spectateurs, dans une démarche noble et inédite jusqu'alors. Véritable fresque existentielle introspective, SFU s'impose comme un monument du petit écran (et bien plus encore) dont la narration revêt l'habit d'une autopsie de l'âme humaine.


Telle une sonde qui capterait les méandres de l'existence au travers de ses personnages, SFU parvient à témoigner avec une authenticité inouïe des moindres tourments que peut connaître un être humain de notre ère. C'est pertinemment cette observation d'un quotidien banal qui sublime ce dernier. S'asseoir et s'émerveiller devant ces tranches de vie, ces petits riens qui forment un tout si familier. Chaque détail visible à l'écran, chaque parole lancée, chaque geste effectué – et semblant si naturel – insuffle à l'ensemble une justesse donnant l'illusion d'une spontanéité totale (servie par un jeu d'acteur absolument exceptionnel) venant briser la distance entre fiction et réalité qu'on a pu ressentir ailleurs. La narration linéaire y est inexistante, et chaque action a un effet choral venant multiplier les intrigues parallèles, encadrant des sujets divers, variés, et inhérents à notre société moderne – homosexualité, conformisme et marginalisation, mariage, sexualité, amour, relations familiales, deuil, troubles psychologiques, recherche d'une identité en opposition avec les structures familiales –.


Les personnages y deviennent des représentations concrètes des nuances de l'âme humaine, pour toujours gravés dans un questionnement éternel, où les frontières du manichéisme réducteur (et ethniques) sont abattus pour illustrer une vérité bien plus complexe. Ambigus, jamais pré-définis et en évolution constante, ils n'ont cesse de nous renvoyer à nos propres situations, engendrant une identification immédiate et sans limites. Dans SFU, il n'y a pas d'ennemi réel, juste soi-même et un cheminement incertain vers les réponses que l'on cherche. Pas de démarcation entre « bien » et « mal », juste des fautes humaines. Au final, nous avons tous un peu de chacun des personnages à un moment précis, aussi détestables puissent-ils être parfois. C'est d'ailleurs parce que nous nous y reconnaissons que naît l'empathie ou la détestation. C'est l'éloge de l'anti-héros moderne : un être humain ordinaire dont le seul objectif est de survivre aux embûches que son existence lui pose et qui s'impose, justement, par son imperfection totale.


Bien que la série évolue dans le cadre morbide d'une entreprise funéraire et débute par la mort (tantôt dramatique, tantôt amusante ou surprenante) d'un personnage (jusqu'alors anonyme, ou non), elle traite de la vie. Contrairement à ce que laisse entendre son titre, l'omniprésence obsédante de la mort n'existe que pour mettre en avant son double lumineux, la vie, et la rendre alors essentielle et nécessaire. Aussi fou cela puisse paraître, la notion de mort m'est beaucoup moins source d'angoisse qu'elle ne pouvait l'être avant que je regarde SFU. Viscéralement thérapeutique, – principe que je trouve personnellement essentiel à l'art en général – la série donne envie de vivre sa vie, avec tout ce que cela implique d'affres et de névroses, de moments de bonheurs et de phases de tristesse accablantes, parce qu'elle parvient à offrir un exemple qui diverge des abstractions illusoires habituelles et s'évertue à exposer une vérité brute et douloureuse, à laquelle on ne peut pas échapper et qui nous poursuit jusqu'à la fin.


Tout ce que peut nous promettre la série – dans une séquence finale totalement bouleversante et parfaite – c'est que cette souffrance qu'on emmagasine, ces expériences que l'on vit et ces traumatismes que l'on traverse sont des étapes inévitables à notre construction. Que la vie, ce sont tous ces petits mouvements nerveux avant le silence infini, et qu'aussi éprouvantable soit-elle, rien ne nous tuera, si ce n'est cette mort qui nous guette hasardeusement. Que peu importe d'où l'on vienne, c'est la destination qui importe, et les moyens qu'on se donne pour y arriver : la route est encore longue.


Et Claire.


PS : Avec Fritz_the_Cat, nous avons rédigé un article commun sur la série pour la revue en ligne L'Infini Détail http://linfinidetail.wix.com/linfinidetail#!n2-toiles-en-lumiere/c1cw

Lehane
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le 21 mars 2015

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