Le Maître du Haut Château est sans nul doute l’un des romans les plus singuliers de la longue et diversifiée bibliographie de Philip K. Dick – ce qui n’est pas peu dire quand on connaît un minimum l’œuvre du romancier américain. Situé dans les années 60 dans une Amérique sous l’occupation des puissances de l’Axe victorieuses de la seconde guerre mondiale, Le Maître du Haut Château est plus facile à résumer comme un concept plutôt que comme une histoire, tant la multiplicité et l’absence d’interaction de ses arcs narratifs le faisait davantage ressembler à une peinture fascinée d’un univers alternatif plutôt qu’à une aventure classique. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle son adaptation n’avait jamais été réalisée, et qu’enfin lancée, elle se déclina sous la forme d’une série. Portée par Ridley Scott et par Frank Spotnitz pendant plusieurs années, passée par la BBC et par Syfy où elle fut un temps produite pour devenir une mini-série, c’est sur Amazon que le projet a finalement atterri (avec de potentielles futures saisons), dans sa quête de concurrencer Netflix sur un terrain que cette dernière n’exploite pas : celui de la série d’auteur.


C’est manifestement là que le succès de The Man in the High Castle trouve sa source. Qu’il s’agisse de l’univers visuel ou scénaristique, de l’écriture ou du souci incroyable du détail, la création de Spotnitz est un travail d’orfèvre, peut-être l’une des productions télévisuelles les plus travaillées de la décennie, et sans aucun doute une anomalie totale dans le paysage actuel du petit écran américain. The Man in the High Castle est une série pour ceux qui aiment attendre, ceux qui préfèrent la description à l’action, et c’est pour cela qu’elle est l’une des créations originales de services de VOD ayant le mieux exploité son format de diffusion destiné au fameux binge-watching : avec son rythme lent, ses références parfois exigeantes et son obsession pour l’allégorie, la nouvelle sortie d’Amazon n’est définitivement pas faite pour tout le monde.
Les passionnés d’histoire pourront passer des heures à rechercher tous les easter eggs plus ou moins amusants cachés ici et là, au détour d’un plan ou dans le fond du cadre, mais aussi à noter toutes les métaphores historiques plus ou moins évidentes, de l’assassinat de Kennedy jusqu’au colonialisme américain : The Man in the High Castle est un trésor pour tout passionné du XXème siècle, la direction artistique fine et peu encombrante stimulant sans cesse le récit d’une profondeur globale, d’une logique propre qui rend passionnante l’évolution des différents personnages et du monde qui les entoure. Cet univers est une figure à part entière du show.
Ce n’est pas vraiment une surprise en raison de son ambition de s’étendre sur plusieurs saisons, on s’en était d’ailleurs plus ou moins rendu compte avec le pilote diffusé en janvier, mais The Man in the High Castle prend de sérieuses libertés avec les ressorts narratifs du matériel d’origine. Ce n’en est pas pour autant une adaptation infidèle : en captant l’esprit et en reproduisant avec énormément de respect l’imaginaire dickien, The Man in the High Castle ne laissera pas les lecteurs sur le carreau. Certains pourraient même y voir un progrès, tant Spotnitz a su à merveille agrémenter le livre d’une sensibilité, d’une mythologie et d’une cohésion qui en étaient quasiment absentes.


Derrière sa très attirante façade, The Man in the High Castle ne déçoit pas. Tous les personnages ne se valent pas, mais l’intelligence du traitement de ses antagonistes rend la série absolument fascinante. Le plus impressionnant étant que ces deux principales menaces n’existaient pas dans le livre et sont des créations complètes de Spotnitz (l’Inspecteur Kido et l’Obergruppenführer Smith), fondamentalement ambiguës, ayant des motivations complexes et un caractère dépourvu de tout manichéisme au-delà de leurs manières inquiétantes. La plupart des personnages conservent cette part de mystère, d’ambivalence, qui ne les rend non pas illisibles, mais attachants et palpitants – un choix de fond va d’ailleurs très loin (la mort d’Hitler étant subtilement présentée comme une catastrophe dans l’univers de la série). Les louanges iront principalement à l’exceptionnel Cary Hiroyuki-Tagawa, incarnant le Ministre Tagomi, livrant une interprétation profonde, bouleversante, et surtout infiniment maligne tant elle résume en soit toute l’ambivalence des thématiques de la série.
Parce que The Man in the High Castle n’est pas une simple uchronie. En évoquant une réalité alternative, Spotnitz ne prend pas le même chemin que Philip K. Dick. Au-delà de la fresque se cache une analyse rugueuse et pertinente du Monde post-45, des incohérences des discours américains et soviétiques et de la ligne floue qui sépare les régimes politiques ; en soi, un message que l’on peut aussi appliquer à nos sociétés contemporaines, et c’est ce qui fait toute sa viabilité. Les parallèles que l’on peut faire entre notre réalité et l’univers de la série ne sont pas vide de sens, leur intérêt étant proche de l’allégorie pure et simple. Ce n’est pas la seule idée qui imprègne The Man in the High Castle, traversée de la même façon par les questions du pouvoir, du destin de l’humanité, de la dictature, de la morale. Il y a beaucoup à retirer des réflexions de l’œuvre puisque les réponses qu’elle donne ne sont pas définitives, elles s’achèvent très souvent sur une nouvelle question. Peut-on réellement faire le bien ? Peut-on le faire avec une bombe atomique ? Peut-on le faire en tuant un homme ? Peut-on le faire en suivant ses propres valeurs ?


The Man in the High Castle est une série non sans défauts, toutes ses intrigues ne se valent pas et on regrettera les héros de celles-ci ne soient pas tous au niveau des trois ou quatre fantastiques personnages qui la transcendent complètement. Direction artistique travaillée, intelligence du propos et univers proprement fascinant, rien ne se compare vraiment à la nouvelle création d’Amazon, sans doute sa plus accomplie à ce jour, et dont on attend avec une impatience non camouflée le renouvellement. Brillant, subtil, hypnotique : la lenteur en achèvera certains, les autres peuvent s’y lancer les yeux fermés.

Vivienn
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le 29 nov. 2015

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