"La poésie vit d'insomnie perpétuelle"

Citation de René Char

Si on a tendance à noter un chanteur sur sa capacité à chanter, je trouve que Pomme tire toute sa grandeur de son écriture, onirique et mystérieuse, qui donne à ses chansons une dimension de poésie que je ne vois quasiment nulle part ailleurs. Avec Pomme, les chansons ne sont pas forcément très longues ou très entraînantes mais offrent à une idée quelque chose de très beau. Et selon moi la chanson qui illustre le plus le talent de la jeune femme est sans doute la chanson "Ceux qui rêvent", issus de son premier album.


Mes nuits blanches ne sont pas blanches, à peine claires
Semées d'étoiles
Petits trous dans la toile étanche
Tristes strass sur le voile

Avant tout de chose il est bon de noter que la musique part en même temps que la voie de Pomme, un peu comme si les deux étaient étroitement liées dans une certaine symbolique, cette dernière représentant les émotions de la chanteuse. Ce départ à égalité place également la mélodie directement au second plan alors qu'il sera intéressant de la consulter tout au long de la chanson. Pour en revenir à ces 4 premiers vers, il parait évident une fois posé qu'il en ressort une certaine tristesse et impuissance. Le peu de clarté qui résulte dans le terme nuit blanche est même balayé en première ligne, les étoiles sont ici vu comme de tristes strass (morceaux de verre qui servent à la contrefaçon de pierres précieuses) qui trouent l'étanchéité de des nuits devenues artifices ("Voile", "Strass"), de l'âme et de la santé mentale du personnage créé par Pomme. A partir de là on peut se poser la question "pourquoi on ne ressent pas cette tristesse à la première écoute" qu'on pourrait répondre en 2 points:
-Même si la musique reflète une certaine tristesse monotone de ses nuits, avant qu'on s'en rende réellement compte elle appuie sur des mots en contradictions avec le texte: "Blanche" "Blanches" "Claires" et "Étoile" pour tenter de perdre le spectateur, et ça marche plutôt bien.
-Mais surtout, le texte va essayer de masquer les émotions de la chanteuse avec de la poésie ("Semées d'étoiles") et un jargon littéraire pas forcément connu de tous ("Strass" passant après triste) faisant plus ressortir la beauté et la douce mélancolie que la réelle tristesse dans laquelle se trouve le narrateur
Autre chose que le spectateur ne verra pas tout de suite c'est l'utilisation du présent de vérité générale sur le "est" qui était et sera, aucune rédemption possible, aucun échappatoire. Ces quelques lignes suffisent habilement à poser les bases du texte de Pomme: Tristesse, Impuissance face à la Fatalité mais masqué sous une poésie envoutante.


"Et moi, envoutée de ténèbres
Je passe des heures infinies
À compter les moutons funèbres
Qui tapissent mes insomnies"

Première fois que le narrateur parle de lui, et c'est avec brio. On voit ici que le "moi" précède un "envoutée" (def: Exercer sur (qqn) un attrait, une domination irrésistible) signifiant que le "moi" n'est plus maître de lui, que ses nuits blanches sont envahies par les ténèbres et que les seuls lumières auxquels elle peut se raccrocher ne sont que des contrefaçons. Mais le pires dans tout ça c'est qu'elle est séduite par ces ténèbres, par la mort de son âme et le début de sa folie si il n'y a ne serait-ce qu'une infime chance que tout cela se finissent. Si la première partie était plus orientée vers l'espace on s'attaque ici au temps, ainsi elle "passe des heures infinies" (encore une fois on voit qu'il n'y a pas d’échappatoire avec le terme infini) "À compter les moutons funèbres Qui tapissent mes insomnies". Si c'est le mot funèbre qui est utilisé et non un synonyme comme macabre c'est car celui-ci est beaucoup plus fort, relatif à la mort, on comprend donc que les monstres qui couvrent son insomnie son ses regrets, ses traumatismes, ses erreurs, tout ça qui a pour inéluctable conséquence sa mort à elle. Le jeu des moutons est d'autant mieux utilisé qu'il a été mainte fois prouvé que le fait de réfléchir à des moutons et de les compter nous empêchait plus de dormir qu'autre chose.
Au niveau de la mélodie on reste dans une boucle monotone, même si on sent que la protagoniste essaie de s'en sortir (envolée aiguë) avant d'être ramené à la réalité par un son grave, et ça colle plutôt bien car c'est dans ce bout de texte avec les termes "ténèbres" et " funèbres" que Pomme va doucement nous ramener dans la véritable ambiance du texte.


"Ah minuit est là
Ah je ne dors pas
Et moins je dors et plus je pense
Et plus je pense et moins j'oublie
L'immense impasse, l'espace immense
Qui s'étendent au fond de mon lit"

Ce qui est amusant avec les "Ah" c'est qu'ils peuvent prendre 2 aspects assez différents mais tout de même logique. Les 4 premiers "Ah" représentes plus la surprise là ou les derniers sont plus des appels à l'aide désespérés (cela on y reviendra plus tard). Bref "minuit est là" arrive comme une surprise mais aussi comme la conclusion logique aux dernier couplet, si elle a passée "des heures infinies" à se morfondre c'est logique d'être encore réveillé quand minuit arrive. Avec les lignes 2 et 3 on retrouve cette idée de plus elle réfléchit, plus elle se morfond, moins elle dort. Mais c'est bien au vers 4 que Pomme va ici montrer son talent, tout d'abord par le rapprochement phonique des mots qui est mélodieux, un peu compliqué à appréhender première écoute mais surtout juste magnifique. "L'immense impasse" passe devant, c'est le ressenti profond du personnage, il n'y a pas d'espoir, puis elle se rattrape en se "voilant" là face et lâche le "l'espace immense" qui sous entant qu'infime soit-il il y a un espoir alors qu'on sous entend depuis le début que ça ne sert à rien d'espérer. La dernière ligne peut autant vouloir dire qu'elle est étendue et que s'est son combat intérieur qui s'étend face à la fatalité de l'impasse ou si c'est l'espace d'elle au lit (symbole du sommeil tant recherché) qui s'étend à mesure qu'elle cherche à l'atteindre [insérer référence à Tantale].
La mélodie est ici beaucoup moins bavarde, elle sert juste à pousser le refrain et à donné plus de vie à un tout bien morne (en rapport avec l'éveille de conscience de la protagoniste au début du refrain) notamment en ajoutant un petit son de batterie.


"C'est inouï tous ces silences
Qu'il est cosmique cet ennui
Dois-je recourir à la science?
Anesthésier l'insomnie?"

On peut selon interpréter le vers 1 comme "c'est inouï que le silence ne m'endorme pas, qu'il soit témoin de ma bataille intérieur". Ce qui rend logique la seconde ligne qui à l’instar de la première prend un certain recul d'indifférence sur la situation, bien plus que le silence c'est l'ennui qui est insoutenable. C'est justement sur ce recul que va rebondir Pomme, en demandant si le personnage ne devrait pas demander de l'aide extérieur et, répondant brillamment dans la ligne suivante en utilisant le terme "Anesthésier" signifiant que même si on essaie de l'aider ça ne sera qu'un pansement de faiblesse sur l'hémorragie de son être.


"Ah minuit est là
Ah je ne dors pas
Et puis passé minuit je danse
Au rythme des tachycardies
Et tout s'emballe et tout balance
Et tout m'étale et tout me fuit"

Si vous voyez comme moi la dernière ligne de l'ancien paragraphe comme une annonciation d'une tentative de suicide alors il parait évident que vous verrez celui ci comme la victoire des ténèbres sur son être. On retrouve les "Ah" d'étonnement mais cette fois ci au lieu de lutter elle abandonne et cède à la folie, elle se met à danser au rythme des tachycardies (maladie qui fait augmenter le rythme cardiaques, encore un rapport plus ou moins explicite à la mort) avant de s'étaler (terme utiliser en navigation quand on ralentit la vitesse devant un port, à la fin du voyage) et que les battements de cœur la fuie, preuve que cette fois ci cette lenteur n'est n'est pas contrôlée.


La lune est un fruit un peu rance
La vie est une maladie
Ceux qui rêvent ont bien de la chance
Et les autres ont des insomnies
Ceux qui rêvent ont bien de la chance
Et les autres ont des insomnies
Ceux qui rêvent ont bien de la chance
Quant à moi j'ai des insomnies"

"La lune porte conseil" mais visiblement pas à elle qui voit tout espoir se briser, tout conseil pourri d'avance, la vie comme une maladie. "Ceux qui rêvent ont bien de la chance", ceux qui rêvent sont les chanceux, ceux qui sont heureux sont chanceux. Elle se le répète plusieurs fois avant qu'une vérité limpide la frappe: Elle, elle n'est pas heureuse


"Ah minuit est là
Ah je ne dors pas
Ah minuit est là
Ah je ne dors pas
Je ne dors pas
Je ne dors pas
Je ne dors pas"

"Ah" sont ici appels à l'aide désespérés, personne ne viendra la sauver. Prise entre la folie et le désespoir elle va arrêter d'appeler à l'aide et répéter la phrase de ses souffrances en boucles tel une carcasse vide ayant perdue toute vie. La musique va essayer une ultime fois de s'évader dans une course acharnée, vocifèrent tel une bête un peu avant que le "Je ne dors pas" final, ultime fatalité et un rappel à l'ordre de la musique viennent marquer la fin, dernier souffle presque transmit comme une ultime libération.


Inutile de dire que le sommeil dont parle ici Pomme est éternel. Son auteur a essayé dans un ultime effort de marquer vos mémoire, en vous émerveillant dans cette macabre poésie mais surtout en vous rappelant qu'il suffit d'un mauvais jour de malchance pour que vos nuits blanches ne soient plus très blanche à peine claire

Lordlyonor
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Morceaux, Les meilleurs morceaux de 2017, Les meilleurs morceaux des années 2010 et Les meilleurs morceaux français des années 2010

Créée

le 28 oct. 2023

Critique lue 1.9K fois

7 j'aime

3 commentaires

Lordlyonor

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

7
3

Du même critique

Play
Lordlyonor
8

Réaliser cent utopies pour que les espoirs dépassent enfin la nostalgie

Citation de D. Wynot C'est moi ou ce film vous fait pas penser à Casseurs Flowters , Des histoires à raconter ? Commençons 2020 avec un film que je ne voulais pas voir à la base, la bande annonce...

le 1 janv. 2020

50 j'aime

7

Joker
Lordlyonor
10

C'est beau la folie putain J'ai enfin plus peur de m'ennuyer

Titre extrait de "C'est Beau La Folie" de Lomepal Je spoile Bon on s'attaque à du lourd parce que Le Joker est sans aucun doute le meilleur film de 2019 -"Mais Lyo y'a 20 jours tu nous disais que...

le 9 oct. 2019

50 j'aime

9

Mourir peut attendre
Lordlyonor
8

Inspirez à fond, un seul coup suffira. Qu’il soit gagnant.

Citation de James Bond (Quantum of Solace) Je vais dévoiler certains moments de l’intrigue C’est un peu bizarre de commencer à parler de James Bond par No Time To Die, surtout quand on sait qu’il...

le 10 oct. 2021

48 j'aime

11