Probablement le plus grand roman idéologique de l’après-guerre écrit par un Japonais.
Yukio Mishima


SF et SM, mais aussi "politique" et "idéologique", ce roman hors-norme de quelques 1500 pages est à l'origine publié sous la forme de feuilleton dans différents journaux japonais, à partir de 1956, sous le pseudonyme Shōzō Numa.
Yapou, bétail humain paraît pour la première fois dans Kitan Club, revue spécialisée dans les œuvres littéraires traitant de comportements sexuels "déviants".
L'oeuvre ne fut publiée sous forme de livre qu'en 1970, et seulement traduit en français en 2005 aux éditions Désordres, en trois volumes (Prix Sade en 2006).
Il est étonnant que cette version soit, à ce jour, la seule traduction jamais réalisée en langue occidentale de ce texte (il n'en existe même pas de traduction anglaise !).


Derrière le pseudonyme Shōzō Numa se cache un auteur inconnu. Au Japon, diverses hypothèses ont circulé sur l'identité de l'auteur et l'on a même, un temps, imaginé Mishima.
Plusiieurs auteurs, un étranger, une femme ? L'hypothèse la plus probable est celle de Tetsuo Amano (1926-2008). Auteur de plusieurs romans et "représentant" de Shōzō Numa, il affirme en 1982 être l’un des auteurs de Yapou. Il est généralement établi qu’il soit l’auteur de la deuxième partie de Yapou, et la bibliothèque nationale japonais considère Shōzō Numa et Tetsuo Amano comme une même personne.


Disons-le tout de suite, Yapou bétail humain dépeint un univers extrême, celui d'une société future absolutiste, raciste, gynarchiste et eugéniste, qui relève à la fois du fantasme et du cauchemar.
En quelques lignes : un couple des années 1960 formé d'une allemande et d'un japonais, Clara Von Kotwick et Rinichiro Sebe (d'après l'auteur, ce nom est une référence à Séverin, héros de la Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch) se retrouvent, après la chute accidentelle d’un vaisseau spatio-temporel venu du futur, emmenés sur une lointaine planète habitée par nos descendants, en l'an 3970 de notre ère. Notre civilisation a alors évolué vers une société neo-féodale, raciste et esclavagiste, dans laquelle la société est hiérarchisée en fonction de trois principales "races".
Au sommet de la hiérarchie, la femme blanche, et surtout la femme blanche de sang noble, a tous les droits. Leurs hommes sont à-peu-près l'équivalent du cliché patriarcal de la femme-potiche, y compris dans les codes vestimentaires : ils portent la jupe, les cheveux longs, les ongles vernis. Parfois ils travaillent, mais occupent rarement des postes à responsabilités et sont soumis sexuellement, comme dans tous les domaines, aux femmes. Sois beau et tais-toi, en somme.
Les blancs sont considérés comme des dieux, et sont l'objet d'une religion d'Etat, vénérés par les "races" noire et jaune. Les noirs sont considérés comme des demi-humains, et sont esclaves des blancs. On retrouve ici un peu le même rapport de force que dans notre esclavagisme historique, à part qu'ici, il existe un véritable culte du dieu blanc (et bien sûr surtout de la femme blanche). Les noirs sont souvent l'intermédiaire entre les blancs et les yapous, se chargeant, par exemple, de la sélection et du dressage des yapous.


Les yapous, donc. Descendants des japonais (les autres peuples asiatiques ayant disparu), les yapous sont considérés comme non-humains, des "singes intelligents" relevant de l’espèce "simius sapiens". L'on enseigne d'ailleurs dans les manuels scolaires de l'époque que les japonais furent considérés dans le passé "par erreur" comme une branche de l’humanité, des découvertes ultérieures prouvant qu'il s'agissait d'hominidés issus d'une branche différente. Définis comme non-humains, ils pouvaient dès-lors être utilisés comme matière brute, sélectionnés, dressés, modifiés chirurgicalement et génétiquement pour être utilisés comme meubles, sextoys, objets usuels ou décoratifs : repose-pieds, toilettes, cunnilingers ou pénilingers...
L'auteur décrit avec une foule de détails un monde dont l'économie et le mode de vie est entièrement basé sur l'utilisation des yapous. Il existe des yapous spécialisés pour quasiment chaque tâche. Par exemple, il est des yapous dont la seule fonction est de nettoyer les chaussures : pour ce faire, il s'agit de fouetter ce dernier jusqu'à ce que ses larmes lavent le cuir.
On s'en doute, le jeune couple du XXème siècle va se trouver profondément bouleversé par la découverte de cette société du futur, et les trois tomes de Yapou décriront l'inéluctable transformation de Rinichiro en objet au service de son ancienne fiancée (une conversion, au passage, totalement irréaliste, puisqu'il suffira de quelques heures pour que le pauvre homme n'accepte sa nouvelle condition de yapou).


L’auteur déclara, dans l’immédiate après-guerre, après avoir été lui-même combattant et capturé, avoir été excité sexuellement par l’humiliation que constituait la défaite militaire et l’occupation de son pays. Ainsi Numa avoue t'il avoir ressenti une "excitation masochiste" provoquée par la défaite du Japon et l’annonce d'Hirohito le 1er janvier 1946 : Le caractère divin de l'empereur : ce qui avait structuré ma psychologie pendant la guerre était soudain détruit. C'est sans doute cette désillusion qui se transforma en moi en excitation masochiste. Je ne pourrais pas dire que la nature de ce mécanisme psychologique me soit à présent totalement clair. (Postface de l’édition Toshi, 1970)


Yapou, bétail humain jouit d'une grande influence au Japon et fit l'objet de nombreuses adaptations.
En manga, forcément. Deux adaptations, par Tetsuya Egawa et Ishinomori Shōtarō, mais aussi pour le théâtre, en 2000 et 2005, par la troupe Gesshokukageikidan (l’opéra de l’éclipse lunaire).
Plus prosaïquement, le livre a donné son nom à un club SM de Tokyo, et à de nombreuses vidéos axées sur la scatologie.


On se demande toujours si la description de cet univers très singulier tient d'un pur fantasme masochiste de l'auteur ou d'une volonté de dénonciation critique, sorte de dystopie démontrant l'absurdité de la pensée raciste et sexiste en poussant sa logique jusqu'à l'extrême. Il y a de ces deux éléments, à mon sens, dans cette oeuvre. Quoiqu'il en soit et quelle que soit l'intention originelle de l'auteur, le renversement dont on est témoin ici est intéressant à plus d'un titre. Le renversement des rôles traditionnellement dévolus a l'homme et a la femme met en relief l'absurdité et la subjectivité de ce clivage, en d'autres termes la relativité de la notion de genre. De même pour les "races". Si le "noir" a toujours été le parent pauvre de l'occident, l'asiatique, quand à lui, et en particulier le japonais, a souvent été idéalisé, fantasmé, du japonisme du nouveau siècle a la nippophilie contemporaine, dans notre imaginaire européen. Moi-même, j'avoue avoir du Japon l'image d'une civilisation extrêmement raffinée, voire précieuse. Il est intéressant de confronter ma vision fantasmée d'occidental à celle d'un auteur japonais dont l'oeuvre se complaît dans l'auto-humiliation et une sorte de complexe d'infériorité culturelle. La lecture de Yapou soulève d'autres questions encore, comme celle du spécisme (la non-humanité d'une espèce animale justifie t'elle son asservissement et son exploitation?) ou les questions éthiques posées par la manipulation génétique.


Et Eros dans tout ça? Eh bien, il est confronté a un paradoxe pour le moins intéressant, entre attirance et répulsion. Sans cesse tiraillé entre l'excitation forniphile et la sensation de gène, de rejet éthique. On est dans un entre-deux un peu glauque, où l'objectification de l'homme pour sa maîtresse nous fascine, et où le génocide, la torture et l'eugénisme nous font aussi sec débander.


Je dois avouer que le style, simpliste, ainsi que l'aspect quelque peu répétitif (mais la publication originelle, par "épisodes", n'est sans doute pas étrangère à cela) m'a rendu la lecture difficile, et j'ai d'ailleurs interrompu la relecture du tome 1.
La sécheresse du style, la neutralité de la langue est proportionnelle à la démesure de l'univers imaginé. En cela, Yapou se rapproche des 120 jours de Sodome, de Sade, et il est intéressant de remarquer que ces deux oeuvres jusqu'au-boutistes partagent un même goût du détail et de l'énumération passant par une écriture dépouillée d'artifices et effets de style.
J'ai aimé par contre la créativité lexicale de Numa, créant un véritable vocabulaire propre à ce monde imaginaire (seteen, negrotar, penilinger...). Ces inventions littéraires, la foultitude de détails, la création d'un vrai univers, d'une civilisation avec son histoire et ses moeurs, font de Yapou un livre-monde, passionnant et effrayant, de la lecture duquel l'on ne peut sortir que marqué.

franckd
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le 27 avr. 2015

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