Après 6 mois passé en compagnie de l'impressionnant ouvrage édité par Taschen, et à l'issue des 27 dossiers concoctés au cours de la même période, il me semblait interessant de revenir sur quelques réflexions générales que m'ont inspiré à la fois la lecture exhaustive de ce livre (et de quelques-uns de ses compagnons) et le revisionnage détaillé et analytique de l'intégralité de la saga.


Une série de considérations sur divers aspects proposés par la série: sur le rôle des producteurs dans le cinéma en général et au cœur de cette production particulière âgée cette année de 60 ans, sur la place de son héros dans le monde et toutes les époques qu'il a traversé, nous proposerons également un retour sur la singularité de cette franchise qui débouchera sur des questions sur son avenir, et enfin un rapport circonstancié sur le livre à l'origine de tout cela.
Plutôt que d'alourdir inutilement ce texte de références nombreuses et systématiques, je vous invite à retrouver le détail des éléments qui m'ont permis d'en établir la teneur à travers mes 27 dossiers, en fonction de leur chronologie.


Le rôle des producteurs - Une famille


Même quand on connait globalement les prérogatives d'un producteur de cinéma, un certain flou entoure toujours cette profession, qui garde une part de mystère. Les caricatures que nous proposent certains metteurs en scène et leurs scénaristes penchent souvent du côté d'un portrait de financier sans scrupule et surtout sans aucune sensibilité artistique, tout juste doué pour flairer une affaire juteuse, grâce son éventuelle capacité à surfer sur l'aire du temps. De l'autre côté du spectre, divers articles ou ouvrages nous présentent des producteurs indépendants comme de sincères amoureux de leur art, prêts à mettre leur fortune personnelle ou leur propre maison dans la balance pour qu'un réalisateur aimé ou ami puisse accoucher de son œuvre. Entre ces deux extrêmes, une immense majorité de faiseurs travaillant dans une sorte de grisaille dont il est bien difficile de définir les contours.
L'histoire des 25 James Bond "officiels" et de ses deux projets parallèles est parfaitement éclairante sur ce que peut être le rôle d'une équipe de producteurs relativement indépendants, s'adossant à des studios dont ils cherchent à combattre l'influence mais dont ils ont un besoin absolu, pour apparaitre comme l'unique colonne vertébrale d'un projet colossal aux répercussions mondiales.


Les 25 films de la série 007 ont connu trois périodes, liées à trois tandems qui étaient aux commandes:
- Albert R. Broccoli / Harry Saltzman (1962 - 1975) Bond 1 à 9
- Albert R. Broccoli / Michael G. Wilson (1977 - 1989) Bond 10 à 17
- Barbara Broccoli / Michael G. Wilson (1995 - 2022…) Bond 18 à 25


Quand on prend conscience que Michael G. Wilson est le beau-fils de Cubby Broccoli et que Barbara est sa fille, on comprend rapidement que la franchise la plus vieille et la plus rentable de l'histoire du cinéma est une affaire de famille.
L'éviction de Saltzman n'étant pas dû à une volonté hégémonique de Cubby (mais plutôt d'une recherche de diversification qui a mal tourné), cette dynastie se révèle jusqu'à ce jour un gage d'une certaine forme d'intégrité artistique (terme à employé avec d'évidentes pincettes, de taille propre au héros de Fleming) plutôt que d'une mainmise financière de type purement capitalistique.


Mais revenons aux origines du premier duo de producteurs, pour mieux comprendre le périmètre qu'Harry et Cubby ont su établir, pour se protéger tout en se garantissant une indépendance artistique essentielle.
Sans entrer dans une multitude de détails assommants, résumons la chose en indiquant que le couple prend au départ une série de décisions dont certaines tiennent autant de l'intuition que du génie, lorsqu'ils se lancent dans la production d'un film dont rien ne garantit le moindre succès. Ils fondent deux compagnie distinctes: la première pour gérer les droits d'adaptations des œuvres de Fleming (Danjacq) et une autre pour la production des films (EON). Dotés l'un et l'autre d'une solide expérience dans le monde du cinéma, l'américain et le canadien posent les bases d'une autonomie décisionnelle qui sera éternellement le sujet de luttes et de négociations, souvent âpres, mais seulement possibles par cet acte inaugural.


Ayant choisi l'intégralité des éléments du succès à venir (le réalisateur, le casting, les scénaristes, les équipes techniques) Saltzman et Broccoli valident la justesse de leurs choix par la réussite financière et critique du premier film de la série. Cette omnipotence ne sera jamais, au cours des 60 ans à venir, vraiment remise en question. Le duo aux commandes sera toujours responsable de l'impulsion, de la direction, et des validations de toutes les décisions de chacun des 25 films, garantissant une certaine homogénéité (discutable mais réelle, il n'y a qu'a voir ce que sont devenues d'autres franchises très célèbres quand elles ont changé de propriétaires) et le respect d'une vision globale. Les seuls débats (parfois virulents) en interne concernant le choix de tel ou tel acteur ou la façon de s'adapter à l'aire du temps (ou encore à la concurrence). Même lorsqu'ils laissent plus de latitude au réalisateur choisi pour tel film, ils gardent en permanence le dernier mot sur telle ou telle direction empruntée.
La façon célèbre dont Cubby Broccoli entrait dans autant de salles que possible à travers le monde à chaque fois qu'il le pouvait pour assister aux réactions du public devant un des ces films est significative: presque jusqu'au bout, il aura su déterminer quels ingrédients il faut ajouter ou retirer pour coller aux envies de son temps.
On l'a vu avec le retrait de Dany Boyle en lancement du James Bond 25, un Broccoli décide toujours en dernier recours de la vision du personnage et de sa trajectoire.


S'appuyant toujours sur une major (United artists, MGM, ou Sony) ballottée par les rachats successifs et les changements de direction, le couple de producteurs ne cherchera toujours qu'à trouver les compromis nécessaires à son indépendance.


C'est ainsi que Barbara pourra remplacer son père, bardée de certitudes et de principes légués par celui qu'elle remplace, incarnant un héritage. Une continuité d'esprit et une forme de respect du matériau original rare dans la profession.


C'est un des piliers fondamentaux de la singularité de la série. Le rôle d'un producteur apparaissant ici dans une certaine forme de noblesse: en charge de tous les choix essentiels, il agit comme une sorte de gardien du temple luttant contre l'influence de la vox populi et de la volonté intrusive des grands studios, deux influences fondamentales dont ils ont cependant un besoin absolu pour exister.


Le statut du héros- Agent gouvernemental, mais "pas de politique" ?


Mais revenons à notre héros.


Imaginerait-on l'émergence d'un héros comme James Bond (fonctionnaire au service occulte de son gouvernement) dans les années 1930 ou à notre époque, synonyme de défiance envers tout ce qui a un rapport avec l'état ? Le même type d'archétype aurait-il pu naitre en France ? (question liminaire: le relatif manque de succès d'OSS117 n'était-il du qu'à son manque de flamboyante cinématographique ?).
James Bond ne pouvait naitre que pendant les deux décennies qui ont succédé à la deuxième guerre mondiale. Parce que son auteur, Ian Fleming, est un ancien membre du contre-l'espionnage de cette période critique, mais aussi et surtout parce que les années 50 et 60 sont celles de la confiance des peuples envers leurs gouvernements, qui incarnent encore pour un temps une forme de rempart face à la barbarie.
Etre au service d'une institution étatique est donc encore synonyme d'un travail de l'ombre nécessaire pour faire perdurer le bien. Une fois le héros ancré dans l'inconscient collectif, il peut prendre son autonomie et faire rêver pour ses qualités propres. Sauver le monde est certes sa mission et son talent principal, mais très vite, il peut travailler à son propre agenda: la vengeance personnelle, le plaisir du défi, et celui du danger.


Parce que, ne nous y trompons pas, si le personnage a toujours autant de succès malgré son statut administratif délicat, il le doit a ses facultés hors-normes: une facilité à séduire sur le champs n'importe quelle créature du sexe opposé, survivre à toutes les situations grâce à un sang-froid et une rapidité d'esprit phénoménaux, et maitriser à peu près tous les sujets possibles (théoriques ou pratiques: y a-t-il un seul type de véhicule, une seule pratique sportive qu'il ne maitrise pas comme un champion international ?).
Ce capital sympathie masque cependant un plus gros problème encore, qui pourrait et devrait le rendre à tout jamais impopulaire: comme le rappellent beaucoup de ses ennemis, et à juste titre, Bond, est un tueur. De type froid. Avec une trentaine d'ennemis tués en moyenne par film (grâce notamment au sommet de 230 morts dans Spectre), Bond tue autant qu'il fait tuer: on ne compte plus le nombre d'alli(é)s qui perdent la vie pour lui venir en aide sans que cela ne le déstabilise outre mesure, sauf en de rares occasions qui servent à souligner l'humanité du héros, malgré tout.


C'est sans aucun doute cette évidente ambivalence, cette somme de contradictions, qui nourrissent la légende 007 et lui permettent de traverser les décennies avec un succès sans cesse renouvelé. Il était nouveau et surprenant dans les années 60, fun et spectaculaire dans les années 70, caméléon et survivaliste dans les années 80, phœnix et moderne dans les années 90, rebooté et humanisé depuis le début des années 2000. Très loin de l'aspect lisse et unique de beaucoup de héros contemporains.


Dernier aspect de son intemporalité: il est notable que dès le début, ses producteurs ont cherché à faire de James Bond un être le plus apolitique possible, lui permettant de s'adapter le plus facilement possible à l'évolution des mentalités et des courants d'opinions.
Si la Russie sert souvent de toile de fond à ses combats, ce n'est jamais pour des raison idéologiques. Le pays n'est presque toujours jamais l'ennemi principal. Dès Bons baisers de Russie, l'épouvantail russe n'est qu'un prétexte utilisé par le véritable méchant pour se servir de couverture. Quand le bad guy est un membre du Politburo, il s'agit le plus souvent que d'un officier dissident qui poursuit un plan personnel, en désaccord avec sa hiérarchie (Octopussy, GodlenEye…). A ce titre, un général Gogol, équivalent de M côté russe, apparait comme une figure paternaliste avec qui il est le plus souvent question de s'associer.
L'ennemi véritable est donc privé: membre du Smersh, ou milliardaire égocentrique et mégalomane, décidé à transcender un traumatisme ou venger une blessure intime par l'entremise d'un génocide à échelle planétaire.
Ce qui permet au public d'adhérer et à Bond de continuer à trimbaler ses zones d'ombre dans une certaine quiétude. Qu'importe sa misogynie, son alcoolisme, son addiction au risque et sa froideur profonde, il est la pour garder le monde dans le moins mauvais état possible. Chercher à l'humaniser depuis Casino Royale n'est qu'une cerise sur le riche gâteau.


Une saga à part - Entre fun et violence - Toujours unique ? - Vers ou ?


C'est un euphémisme que d'estimer que les différents épisodes de la série sont de qualité inégale, tiraillés dans des directions parfois très contradictoires. Son essence même prédisposait la série à tirer vers la parodie. Et il est amusant de constater qu'entre sa toute première période et la dernière (les cinq premiers épisodes et les cinq derniers), la série a souvent tenté de copier son époque, par manque de direction assumée et de personnalité. De ce point de vue, la période Roger Moore est la plus symptomatique. Les films tentent de copier toutes les réussites de l'époque: blaxploilation (73), Kung-Fu (74), science-fiction façon Star Wars (79), tentations que l'on retrouve aussi avec d'autres acteurs (Dalton et l'influence Deux flics à Miami en 1989…).


Car qui est au fond le héros de cette saga ? Un super-héros avant l'heure en smoking ? Un héros de la vieille guerre modernisé et sexy ? Un solitaire jamais complètement adapté à son époque ? Un technophile rétrograde ? Un macho féministe (rien ne l'amuse plus que de se confronter à des femmes fortes, qu'il prend toujours au sérieux) ? Un fonctionnaire à l'aise dans les milieux d'opulence et d'hyper-richesse qu'il ne côtoie que pour mieux les combattre de l'intérieur ? Grand utilisateur d'objets de luxe pour lesquels il ne fait preuve d'aucun attachement, et qu'il passe son temps à détruire pour signifier son indépendance profonde ?
Un héros de la guerre froide passant son temps dans les pays chaud ?
C'est encore une fois, et comme évoqué plus haut, cette somme de contradiction qui contribue à rendre la série intemporelle.


La série s'est faite spectaculairement remarqué par son mélange de cool, de violence et de sexe, qui détonnait complètement dans ce début d'année 60, encore très pudibondes. Comme l'autre phénomène britannique (avant d'être mondial) du moment, Les Beatles, Bond accompagne la libération sexuelle et une certaine fascination pour une modernité synonyme de plaisir et de légèreté. La fin des contraintes d'une société encore corsetée.


Et quand, inévitablement, cette même modernité a fini par rattraper le concept de la saga, elle s'est faite plus légère, et moins réaliste qu'à ses débuts. Sauf pour un de ses éléments, qui est devenu une marque de fabrique fondamentale: ses cascades. Ces dernières prennent une place de plus en plus importantes au cours des années 70, et sont marquantes parce que réalisées dans des conditions réelles. Le saut en parachute de la séquence de pré-générique de L'espion qui m'aimait illustre parfaitement le phénomène, en électrisant les foules lors des projections (séquence qui parait bien banale aujourd'hui). Le moment aurait pu être le fruit d'un montage ingénieux ou d'une transparence tricheuse, mais l'équipe a passé trois semaines au bout du monde pour obtenir un simple plan de dix secondes.
Aujourd'hui encore, malgré l'inévitable apport des effets numériques, la franchise se distingue de beaucoup de ses concurrents par une utilisation la plus poussée et systématique possible de prises de vue réelles.
Peut-être que la séquence de kite-surf sur tsunami et icebergs de "Meurs un autre jour" est restée comme une tâche indélébile sur la conscience des producteurs, et est intervenue comme un rappel de ne jamais quitter ses fondamentaux.


Le reboot Craigien était nécessaire pour pleinement revitaliser une série qui ne parvenait plus à se distinguer de la masse des films placés sur le marché des actionners, et qui redoublaient d'audaces sur le terrain de l'action et du héros indestructible. Tenter de les déborder sur ce terrain condamnait 007 à l'auto-destruction parodique, ce que le dernier Brosnan n'évite que de justesse. Pour réussi que soit le virage de cette dernière période, il transformait Bond en une sorte d'anti-héros dont était exclu toute dimension fun, un des composants de l'ADN de la franchise. La toute fin de "l'arc Craigien" va encore plus loin dans l'éloignement des fondamentaux, et nécessite à présent un nouveau changement de direction.


Ce qui, compte-tenu de tout ce que nous venons de dire au sujet des producteurs, pourrait ne pas paraitre trop alarmant, phénomène rare dans l'univers du divertissement hollywoodien. Cependant, les "deux ans minimum" annoncés par Barbara (j'écris ce texte en juin 2022) avant la possibilité d'un début de tournage du Bond 26, sachant que le camp de fin du précédent date de 3 ans, peut laisser perplexe quant au temps nécessaire au duo (mais Michael G. Wilson n'est-il pas en train de laisser sa place ?) pour imaginer la suite.
Une suite au sens large peut-être plus complexe que prévue.


Les archives - Le livre


L'objet est un magnifique bébé de 7,7 kilos, et de 46 cm au plus long. C'est peu dire que de simplement s'en emparer est un acte volontaire conscient et préparé. A l'inverse, il n'est pas un livre que l'on feuillète en marchant ou que l'on pose sur les cuisses. Il faut, pour en parcourir les pages, un plan de travail large et dégagé, une table libre de tout obstacle ou bibelot encombrant, avant d'en profiter pleinement.


La plaisir est d'abord celui des yeux. Les innombrables photos qui illustrent l'album sont le plus souvent magnifiques, et profitent des dimensions importantes de leur écrin pour déployer leur force par la grâce de pleines pages spectaculaires. Les archives documentaires, présentées visuellement, sont d'une richesse absolue, Paul Duncan ayant eu accès aux trésors de la famille Broccoli en complète autonomie.


L'ouvrage est découpé en 28 chapitres (les 27 films plus une interview de Ian Fleming), et c'est peut-être du côté du texte que l'ouvrage se fait le moins essentiel, puisque la plupart des interventions sont reprises de divers interviews ou documentaires de l'époque. Ainsi, il ne sera pas rare pour le lecteur de retrouver mots pour mots certaines déclarations (d'acteurs, de réalisateurs, de membres de l'équipe technique) quand il regardera les bonus des différents films.
Cette simple réserve émise, le plaisir de lecture sera néanmoins immense, tant l'ouvrage fait office de compilation définitive, sorte de somme indépassable sur son sujet, qui pourtant pourra paraître à mains égards inépuisable.
A titre personnel, ce livre aura influencé les 6 derniers mois de ma vie. Un sacré voyage, que je suis heureux d'avoir accompli et achevé.
Un voyage que d'ailleurs je ne saurais que chaleureusement conseiller à tout amoureux du cinéma de divertissement.

guyness
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le 7 juil. 2022

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