Ya trois ans. C'était dans le petit CDI du lycée. J'arpente les trois étagères remplies de romans. J'ai la tête dans le cul, je viens de me réveiller. La lune est encore là. La pluie bat contre la fenêtre, il n'y a quasiment personne. Je n'ai pas grand-chose à faire, alors je me tiens là, face à cette étagère, toujours à moitié somnolant. Je regarde les livres qui me font face. Je descends mon regard, encore mécanique après les trente minutes de marche qui séparent mon lit du lycée. J'ai dans la tête du vieux tango argentin Piazzolla, un air de mélancolie lycéenne, une attitude de solitaire attentif et patient.

Mes yeux s'arrêtent, le coup de foudre démarre, l'air de rien.
"Roman avec cocaine".
Je trouve d'emblée le titre exceptionnel. Je le prends, le tâte, comme un roman ordinaire. Pour l'instant. La couverture n'a strictement aucun intérêt. Elle ne colle à rien, ni au fond du roman que je m'apprête à lire, ni à cette matinée mi-rêveuse mi-monotone.
Seulement voilà, il y a cette quatrième de couverture. C'est russe. C'est obscur. C'est inconnu. C'est un classique. Ca suffit : je me lance.

Le roman avec cocaine reste scotché à mes mains jusqu'à la fin. Je le lis le soir, dans mon lit, la pluie bat encore ; dans les vestiaires de sport, pendant que le reste de la classe s'emmerde à courir dans la boue; dans le bus, contre vents et marrés, j'en oublie mes devoirs, je descends aux enfers, j'en rêve, je finis au théâtre, je suis oppressé, comme Vadim, je me rappelle de vagues coups de foudres improbables, je me drogue, je meurs.

Voilà, c'est simple : Vadim, c'est moi. Un siècle nous sépare, mais ce mec, un peu paumé, pas con, qui attend ses études, qui comprend pas son monde, qui se détache de tout avec une lucidité éclatante, avec ses gros doutes et son malaise politique, poétique, héroique, et banalement tragique, son coup d'un soir (passage sublime d'une rencontre nocturne avec une fille qui passait par là) et sa fin onirique, grotesque et chaotique... ce type est l'adolescent avec lequel je me suis le mieux assimilé. Il n'est ni héros ni anti-héros, il a des envies folles, des idées incongrues, des passages à vides, et une existence qui lui échappe, petit à petit. Meilleur personnage, meilleure narration : on retrouve les plumes les plus sublimes de la littérature de l'est : des doutes oppressants à la Dosto, une ironie, une compassion et une noirceur dans le regard sur le monde Tchekovien, une déformation de l'espace dans les dernières pages, à vous rendre Gogol...

Ce roman est mon premier coup de foudre sincère avec un livre, je me souviens de sa lecture comme d'une aventure amoureuse : les lumières, l'atmosphère de chaque contact reviennent de temps en temps, pour me rappeler tous les reflets, les évènements, les mots chuchotés à l'oreille, les pleurs et les émotions qui forment le prisme de notre relation.

Et comme tout amour de jeunesse qui se respecte, le souvenir suffirait à boucher toutes les lacunes du roman, les eventuelles longueurs ou passages moins bons... Mais il n'y a pas de mauvais passage dans ce roman. Alors finalement, ça ne tient peut-être qu'à moi, à mon ressenti de l'époque et à ma propre projection dans l'histoire du roman avec cocaine... mais j'ai la chance d'avoir un souvenir impérissable avec une plume aussi belle qu'éphémère, au regard perçant et à la voix enchanteresse.

Roman avec cocaine, je te garde dans ma mémoire avec une ferveur tendre et sulfureuse. Pour ce qui est du reste...
Garfounkill
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le 30 avr. 2011

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Garfounkill

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