À son habitude, Pierre Manent livre un travail dense et argumenté dans une langue très accessible. En s’appuyant sur Blaise Pascal, il explicite l’originalité de la « proposition chrétienne ». J’ai retenu quelques pistes, vous laissant le plaisir de découvrir l’ensemble.

1 – L’Europe a abjuré ce qui fut sa foi. Elle a apostasié. « Depuis peu cependant, l’Europe a décidé d’ignorer cette histoire, de déclarer forclose cette possibilité. Elle a décidé de naître à nouveau. À nouvelle naissance nouveau baptême, ce sera un baptême d’effacement. Elle le déclare publiquement, elle le prouve par ses actions : l’Europe n’est pas chrétienne, elle ne veut plus l’être. Elle veut bien être autre chose, elle est entièrement ouverte à toutes les autres possibilités, elle veut bien même être rien, n’être que le possible de tous les possibles, mais elle ne veut pas être chrétienne. »

2 – L’État moderne a occupé la place vacante. « Cela se traduit par la proposition devenue dogme selon laquelle parmi nous ”la loi de la République est supérieure à la loi religieuse”. Seule l’aversion générale pour la religion et l’obscurcissement de l’entendement qui en est la conséquence empêchent l’opinion gouvernante de voir que cette thèse contredit directement la possibilité même de la séparation, cœur de la laïcité. L’État ne peut pas être à la foi réellement supérieur et séparé. »

3 – La proposition chrétienne est exorbitante, ainsi, elle impose de régler notre vie sexuelle ou ”d’aimer ses ennemis”. « Cette convenance cependant ne conduisait par elle-même qu’à un succès de type sectaire, et le succès du christianisme, de l’”idéalisme” chrétien, aurait dû se limiter à la formation de quelques sectes plus ou moins durables et étendues, et ressemblant fort aux Esséniens. » Or, contre toute attente, l’évangélisation a réussi. Entrainant une part notable du monde à sa suite, l’Europe s’est rapidement convertie.

4 – « Dans les Provinciales, Pascal se préoccupe de ce nœud de l’âme où la pénitence et l’obéissance s’enracinent. La démarche des Jésuites, leur ”politique”, entérine un renoncement de principe à obtenir l’obéissance des fidèles, ou seulement leur respect pour le principe de l’obéissance. Je l’ai dit, à défaut d’obtenir une obéissance conduisant à la pénitence, ils entendent conserver ou acquérir un pouvoir social en se montrant permissifs pour les vices humains, y compris pour certains crimes qui encourent la répression de l’État. ». Considérant que l’homme est trop corrompu pour suivre les enseignements de l’Église, la Société de Jésus renonce à le convertir et, afin ne pas le perdre, assouplit ses règles. Ainsi, pour atténuer le péché, le confesseur insistera sur la pureté de l’intention… et l’Église accouchera du principe (théoriquement uniquement pastoral) de gradualité.

5 – « Devenir adulte, c’est se découvrir entièrement exposé aux demandes, aux exigences, aux commandements du ”monde”, recevoir et subir sur chaque point de l’espace mental et affectif la pesée de ses forces diverses et souvent divergentes. Qui pourrait supporter une telle pression dans son intégralité ? Une de nos stratégies les plus ordinaires et donc de nous attacher à un secteur, large ou étroit, des possibles humains, d’en acquérir la maîtrise et d’y gagner la réputation de sage en cet art – le crédit et si possible le prestige du ”professionnel” ou du ”spécialiste”. Chacun ainsi peut être roi de son royaume et avoir sa place dans le monde. »

6 – Pierre Manent reprend la célèbre gradation des trois ordres, ceux de la chair, de l’esprit et de la charité. Il précise et actualise ce qu’elle peut avoir d’obscur avec ses aspirants à la grandeur, ses semi-habiles et ses habiles, ses dévots et ses chrétiens parfaits. Au gré de nos humeurs, nous passons continuellement d’un rôle à l’autre.

7 – Abordons le sujet qui fâche, l’origine du mal et le péché originel. Deux points de vue s’affrontent : « Tandis que Pascal renvoie chacun, et d’abord lui-même, à la pénitence, Rousseau dirige l’accusation contre le regard des autres ou, en termes abstraits, contre la “société“ et l’“inégalité“ ». Avouons que notre société a tranché : ce cher Rousseau a gagné, nous sommes tous bons et le catholicisme est obsolète. J’irai plus loin, le développement personnel – cet ersatz de religion – nous promet le bonheur pour tous par une routine du matin, un temps de méditation et une alimentation équilibrée. Le mal est dans l’autre. Le pénible et le nocif sont à fuir et le pervers est fou. Pour Pascal, le dogme du péché originel est un mystère, le catholicisme n’explique pas le péché, mais fait mieux, il nous en délivre, par le dévoilement du rôle de notre amour-propre, puis en proposant un chemin de la pénitence appuyée sur le don de la grâce.

8 – Pascal résume avec son merveilleux sens de la formule : « De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère [le péché originel] que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »

9 – Le sujet de la grâce, qu’elle soit suffisante ou efficace, a passionné les contemporains de Pascal. Le débat est clos, Manent la résume en une phrase : « Dans le dispositif chrétien, la grâce et la liberté n’ont de sens que si la liberté peut refuser la grâce, ou se refuser à la grâce. »

10 – Manent nomme le mal de notre époque : l’atrophie de notre volonté. « L’idée de ”faire son salut” se trouve ainsi dans la même catégorie que celle, par exemple, de ”mourir pour la patrie”. Ce que nous jugeons inintelligible – déraisaisonnable et au fond coupable , c’est l’idée de faire un choix, qui de quelque façon que ce soit entraîne ou risque d’entraîner un changement irréversible de notre condition et finalement de notre être, qu’il s’agisse de ”faire son salut”, de ”mourir pour la patrie” ou d’entrer dans un ”mariage indissoluble”. »

11 – À supposer que Pascal eût été janséniste, son jansénisme est bien éloigné de celui qui empoisonna le XIXe siècle. Pascal a trouvé la vérité, la vie et la joie. Laissons-le conclure par un extrait de son mémorial :

« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus Christ.

(…)

Joie, joie, joie, pleurs de joie. »

SBoisse
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le 7 nov. 2022

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Step de Boisse

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