Dès le début de l’ouvrage, l’auteur précise, d’emblée, son intention. Il ne s’agit pas de narrer, réinterpréter ou "maquiller" une histoire. La démarche est ici quelque peu plus nuancée : à partir de faits avérés, d’une chronologie bien précise, de personnages réels, l’auteur y parsème des conversations et situations fictives. Ainsi, l’auteur se « calque » sur des événements ayant existé mais garde une certaine latitude pour en expliquer le contenu, le déroulé et les conséquences.

The faction (contraction anglo-saxonne de "fact" = fait et "fiction") est donc un genre littéraire qui a cette flexibilité, celle d’attirer le lecteur en mettant en scène des personnages non fictifs mais de ne pas non plus rebuter en empêchant de tomber dans le mielleux publi-reportage. Et quand Frédéric Beigbeder s’empare de ce genre, inutile de dire que la platitude est exclue et la monotonie proscrite.

Pour m’être délecté de ces passages cathodiques, Frédéric Beigbeder catalyse bon nombres de qualificatifs : affable, faussement modeste, parfois pédant mais jamais excluant, régressif tout en y ajoutant du corrosif. L’adaptation (ratée) de son livre "99 Francs" caricaturait cette relative désinvolture. Aussi, le roman non-fictionnel paraissait être le genre idoine pour relater cette histoire entre deux personnages (voire trois) que l’auteur tient en haute estime. La plume et l’imagination de Frédéric Beigbeder se chargeant de faire, défaire et s’entrechoquer ces destins.

Cet ouvrage relate l’histoire peu commune entre deux personnages pas encore connus, ayant soif de reconnaissance, de notoriété et étant dans cet âge où on n’est plus trop un enfant et pas vraiment un adulte. J.D. Salinger a 21 ans et Oona O’Neill en a 15 au moment où ils se rencontrent. Tout ce qu’il y a de plus banal serait-on tenté de dire si ce n’est l’époque et le contexte géopolitique (isolationnisme américain face à la Seconde guerre Mondiale). Deux personnages donc mais surtout deux manières "de vivre" cet époque : la frivolité et l’insouciance de l’un (Oona et son côté "it girl") se heurte au fatalisme de l’autre (Salinger et la nécessaire intervention dans ce conflit). Face au caractère irrévocable de l’intervention américaine, ce n’est pourtant pas que la guerre qui viendra mettre un terme à leur relation platonique.

Et c’est là l’une des qualités de cet ouvrage. Cette séparation (dans tous les sens du terme) est forcée mais surtout accélérée par la rencontre entre Oona et Charlie Chaplin. Plutôt que d’évoquer un triangle amoureux, d’avoir un jugement moral sur le "sens" de cette relation (au moment de leur rencontre, Charlie Chaplin avouera qu’il pourrait être le grand-père d’Oona comme pour tenter de repousser l’inévitable, surtout lorsque l’on connaît la réputation qui précède le comédien) ou de mettre en opposition deux caractères pourtant si différents, l’auteur insiste sur l’enchaînement de circonstances si défavorable pour J.D. Salinger et qui fera qu’il perdra définitivement Oona. Cette dernière, fille d’un auteur irlandais qui l’a abandonné et à peine reconnue, verra donc en Charlie Chaplin cette âme sœur, ce supplément affectif paternel et amical jamais connu et cet allié idéologique. Pour J.D Salinger cette perte sera décisive tant son œuvre sera influencée par cette rupture. La médiatisation de la relation entre Oona et Charlie Chaplin ne sera d’aucune aide au moment de faire le deuil de cette relation mal vue aux Etats-Unis. Aussi plutôt que d’insister sur cette rupture, Frédéric Beigbeder s’attarde sur les conséquences de celle-ci, l’impact de cette relation sur ce que sont devenus ces personnages.

Aussi, même si leur destin ne se conjugue plus, l’auteur tente, par de nombreux moyens (correspondance, parallèle…), de faire se concorder deux personnes si différentes mais qui se sont aimées. Lorsque l’un se rêve en Hemingway pour exalter son écriture, trouver un genre et se trouver tout court, l’autre tente de se battre contre les accusations dont son foyer est victime (interventionnisme, communisme). Quand l’un prend conscience de l’importance de l’autre, cet autre abandonne ses rêves de gloire pour se consacrer exclusivement à son mari et ses 8 enfants, clôturant définitivement la relation qu’elle avait établie avec J.D Salinger.

Bien sûr, l’auteur ne peut s’empêcher de joindre à ce récit non-fictionnel quelques fantaisies dont il a le secret : néologisme, aparté, digressions, point autobiographique. C’est parfois anecdotique, clairement léger mais par moment assez grinçants et c’est ce qui altère assez clairement ma note. Mais c’est un peu à l’image de la personnalité de l’auteur : assez barré par moment mais si on écoute/lit attentivement, on se rend compte de la pertinence de ce qu’il avance. D’ailleurs, c’est à la fin du livre que Frédéric Beigbeder nous dévoile ses correspondances avec l’estate de Salinger pour essayer de mettre la main sur cette correspondance entre Oona et J.D Salinger. Plus que de la curiosité, la possibilité de lire et inclure ses lettres dans son ouvrage aurait ajouté à l’authenticité du récit. Au final, c’est un peu un mal pour un bien. En se voyant refuser l’accès à ces documents, c’est un peu comme si l’auteur ajoutait de l’âme à ce livre, une épaisseur certes atypique mais assez rafraîchissante au demeurant.

Au final, l’auteur parvient à nous transporter et à magnifier une histoire d’amour. Outre les personnages impliqués, c’est bel et bien la tournure des événements ainsi que l’imbrication dans le contexte de l’époque qui confère à "Oona et Salinger" une teinte et une couleur si particulière. Et si l’auteur parvient de manière indéniable à faire en sorte que l’on s’attache (peu ou prou) aux personnages, dommage que Frédéric Beigbeder se perde dans des circonvolutions, effets de manche et autre comparaison biaisée. Néanmoins, ces "égarements" sont à la hauteur de l’auteur et sont tout sauf une surprise. Une sorte d’additif exhausteur de goût mais parfois utilisé de manière abusive et sans précaution.

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le 6 nov. 2014

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RaZom

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