Martin Eden
8.6
Martin Eden

livre de Jack London (1909)

Quelle joie de découvrir ce roman à 19 ans ! C'est LE roman d'apprentissage que vous devez lire si vous êtes encore un petit jeunot. Quand j'ai eu cet ouvrage entre les mains, je me suis souvent dit : "Mais Jack, c'est ça, c'est totalement ça, comment est-il possible de décrire aussi bien ce sentiment ?". Ce roman a été pour moi une espèce de révélation mystique, que je suis heureuse d'avoir fait si jeune.

RISQUE DE SPOILERS. PAR CONTRE PLUS BAS, UN PASSAGE DU LIVRE POUR VOUS DONNER ENVIE !

Comme son titre l'indique, tout tourne autour de ce protagoniste. Les autres personnages sont bien moins intéressants bien sûr et servent surtout à mettre en valeur le personnage principal, une grande âme comparée aux êtres obsédés par l'argent qui gravitent autour de lui. Quelques exceptions néanmoins, comme ces beaux portraits de la logeuse de Martin et de Lizzie. Jack London créé avec ce roman un personnage mythique. Il voulait que son œuvre soit une critique de l'individualisme. Cela n’a absolument pas marché sur moi. Au contraire, cela faisait très longtemps que je n’avais pas autant aimé (peut-être même admiré...) un personnage.

Tout le roman est une célébration de la virilité : London ne cesse de décrire les larges épaules de son personnage, sa peau bronzée, son cou que Ruth a envie de toucher la première fois qu'elle le voit (pas banal pour la petite bourgeoise qu'elle est). Martin est un homme fort, qui plait aux femmes, qui se bat et qui veut maîtriser son destin. London nous fait sans cesse partager les pensées du marin. Il n’est donc pas bien difficile d’éprouver de l’empathie pour lui. D’ailleurs, on le sent, London aime son personnage. Ce personnage, c’est lui.

L'histoire est vieille comme le monde. Un récit d'apprentissage plein de désillusions. Dès le début, on sait déjà que Martin Eden est un personnage maudit. Le roman commence avec un portrait complètement idéalisé et ô combien romantique de Ruth, celle dont il s’éprend au premier regard. Un des amis de Martin le dit : les femmes le mèneront à sa chute, on ne peut pas se fier à elles. (Merci Jack, c'est gentil !). Les rêves d’amour de Martin seront vite anéantis, comme il fallait s’y attendre. Il y a d’ailleurs une scène absolument poignante entre Ruth et Martin, à la fin de l’œuvre, où il lui reproche amèrement d’être retournée vers lui depuis qu’il a connu la gloire littéraire. Sa désillusion quant à l’amour des femmes est saisissante. Extrêmement dure. On en prend pour notre grade, mesdames !

Le roman s’attache aussi au destin d’un écrivain. Très vite, Martin a des velléités d’écriture, passionné de littérature et subjugué par la beauté des choses autour de lui. Toute l’œuvre est sa longue trajectoire pour devenir le grand poète et romancier qu’il veut être. La mise-en-abîme est évidente. London ne nous épargne rien : il nous raconte comment Martin écrit, ses démarches auprès des éditeurs, tous les refus auxquels il se trouve confronté. Et puis, les 50 dernières pages font l’effet d’un coup de tonnerre. Le meilleur ami de Martin s’est suicidé, Ruth ne veut plus de lui car elle le croit socialiste. Désemparé, il s’apprête à tout abandonner quand un de ses ouvrages est enfin publié. Dans ces 50 dernières pages, absolument jubilatoires, London se livre à une critique virulente de l’impératif financier qui attend tous les écrivains, qui doivent « prostituer » (le mot est de London) leurs œuvres afin de pouvoir vivre décemment.

L’ensemble est particulièrement cohérent, ce qui est toujours très agréable dans un roman. Rien qu’un petit exemple : Brissenden, l’ami du jeune marin, l’avertit des risques de la gloire littéraire. Dans un passage absolument merveilleux de l’œuvre, il explique que l’art ne doit pas être soumis à des lois financières mais être une pure exploration de la beauté. Cet avertissement paraît anodin. Mais la fin de l’œuvre ne fera que confirmer la mise en garde de Brissenden.

Ce roman foisonne de thèmes tous plus intéressants les uns que les autres : l’art bien sûr, mais aussi la philosophie, le socialisme, le milieu prolétarien, la bourgeoisie et les effets particulièrement dévastateurs de l’argent dans la vie d'un homme qui n'en a jamais eu. Il est aussi bourré de références à des philosophes et à des romanciers britanniques et américains, ce qui n'est ma foi pas désagréable !

Ce roman, c’est une course contre le destin. Martin veut s’en emparer, veut mener son existence comme il l'entend. Mais en superbe héros tragique qu’il est, il ne peut pas y échapper. La vie se joue de lui et lui offre cette gloire littéraire qu’il ne voulait finalement pas. Il aspirait tant à la reconnaissance. Il se rend compte qu’elle est factice et hypocrite. Elle ne lui apporte que des ennuis et fausse toutes ses relations avec autrui. Cette ultime déception le mène à un dégoût total de la vie et après avoir été une dernière fois en contact avec la littérature (un poème de Swinburne), il se laisse happer par les flots.

Et le style alors ? J’ai lu Martin Eden en anglais donc j’ai été directement confrontée au style de London. Je trouve injuste que cet écrivain soit principalement connu pour ses ouvrages pour enfants. On n’a en général que peu d’estime pour London, en tout cas dans le cadre des études littéraires que je poursuis actuellement. Quelle erreur ! Son style est particulièrement agréable à lire, limpide et souvent très poétique, ponctué de superbes métaphores. Je n’oublierai probablement jamais cette fameuse « Valley of Shadow » vers laquelle se dirige Martin à la fin de l’œuvre, ni sans descente « into the darkness » telle une « statue » qui s'enfonce dans la mer. Le style est tout simplement beau. Pas alambiqué et donc très accessible. Des phrases courtes, percutantes, qui en appellent à des sensations et des sentiments qu'on connait bien.


Lisez cela ! Un petit avant goût, en français (unfortunately), de ce roman magnifique :

« Cette nouvelle conception plongeait Martin dans une stupéfaction perpétuelle. Il dressa une liste des choses les plus incongrues : amour, poésie, tremblement de terre, feu, serpents à sonnettes, arc-en-ciel, pierres précieuses, montres, coucher de soleil, lion rugissant, électricité, cannibalisme, beauté, meurtre, poulie et tabac : il jubilait quand il parvenait à les apparenter entre elles. Il unifiait ainsi l’univers et le contemplait, ou bien il se promenait à travers sa jungle, en voyageur pacifique ; il observait, notait, se familiarisait avec tout ce qu’il voulait connaître encore. Et plus il apprenait, plus il admirait la création, la vie et sa propre existence au milieu de toutes ces merveilles.
- Imbécile ! criait-il à son image dans le miroir. Tu voulais écrire, tu essayais d’écrire. Qu’est ce que tu avais dans le ventre ? Quelques notions enfantines, quelques sentiments encore imprécis, beaucoup de beauté mal digérée, une énorme ignorance, un cœur plein d’amour à en éclater, une ambition aussi grande que ton amour, que ton ignorance. Et tu voulais écrire ! mais tu commences aujourd’hui seulement à acquérir en toi ce qu’il faut pour ça ! Tu voulais créer de la beauté ! et tu ne savais rien de ce qui fait la beauté ! Tu voulais parler de la vie, et tu ignorais tout ce qui fait l’essence même de la vie. Tu voulais parler de l’univers et des problèmes de l’existence, quand l’univers n’était pour toi qu’un rébus chinois ! Mais courage, Martin, mon vieux ! Il y a de l’espoir, cette fois, bien que tu sois encore très ignorant. Un beau jour, avec de la chance, tu sauras un peu près tout ce qu’on peut savoir. Ce jour-là tu écriras. »
Clairette02
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le 10 mai 2013

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