Chronique vidéo https://www.youtube.com/watch?v=E16Dcd5lrHE


De quoi ça parle ? dans Guerre, on avait laissé le narrateur fuir la guerre en compagnie d’Angèle et de Purcell, direction Londres, eh bien on reprend les mêmes et on suit leur vie dans la capitale anglaise. Ferdinand traine maintenant avec une bande de souteneurs et se cache de la police, Angèle est entretenue par Purcell, les mois passent dans la débauche et la violence.

Mon avis

J’ai lu en parallèle Le style réactionnaire de Vincent Berthelier pour ma vidéo sur Houellebecq, qui a pu m’aider pour certaines notions. Et la première qui est celle de « roman parlant », que Berthelier emprunte à Jérome Meizoz.

« Un « récit oralisé » qui, au nom d’un souci vitaliste d’expressivité, « donne à entendre l’acte narratif comme une parole et non comme un écrit » (p. 35). »

Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939). Ecrivains, critiques, linguistes et pédagogues en débat

Tout est là pour faciliter l’insertion du lecteur, l’immersion, comme si on était un ami à qui il fait le topo dans sa langue argotique. Si on pouvait rapprocher Guerre de l’Illiade, Londres serait l’Odyssée,

« J’ai vu comme ça des scènes homériques ». (p.57).

Ce qui est amusant, et qu’on avait déjà souligné dans Guerre, c’est que ça travestit l’épopée en une vision prosaïque et grotesque de l’humanité : l’horreur et le dégout des combats, la lâcheté et les magouilles, Londres, ce n’est pas l’homme qui rentre victorieux dans sa patrie, mais celui qui la fuit. On pourrait voir en Angèle une Circé ou une Calypso, une ensorceleuse ensorcelée, en Purcell le cyclope, avec ses masques représentant l’œil unique, talon d’Achille de la bête si on peut dire. Mais plus qu’un jeu de correspondance, qui tient toujours à un numéro d’équilibriste, ce qu’on peut trouver de commun aux deux œuvres, c’est un certain désagrément, un caillou dans la chaussure, car si le narrateur se complait dans la luxure et qu’il est, à certains passages un véritable coq en pâtes, transparait aussi et surtout un sentiment de traque, qu’on pourrait traduire comme un mal du pays.

La ville est un personnage à part entière : on assiste dès le départ à la présentation et la visite guidée d’une Londres viciée et vicieuse, pays de prostituées, de puanteur, un tableau vivant et éclaté, qui comme on l’avait déjà dit dans Guerre est proche de l’ekphrasis, mais d’une ekphrasis expressive, abstraite ou déconstruite de début de siècle, à la Otto Dix. On pense aussi à la Londres de Jack l’éventreur, celle des bas-fonds, qui montre l’hypocrisie du reste de la société par l’implosion des tabous, où les gentlemens sont des clients comme les autres et les ladys des danseuses de revue.

Une ville comme en sous-sol alors que les hommes sont aux fronts et où se retrouvent les indésirables de la société, les prostituées, les maquereaux, la contrebande, à laquelle essaie de faire partie le narrateur, bien qu’on voie assez vite que les codes de masculinité et de domination du maquereau ont du mal à être appliqués par lui, du moins au début et c’est peut-être un livre sur la victoire d’une virilité comme l’entendrait Haude Rivoal.

« La virilité est […] quelque chose que l’on possède, comme un attribut. […] Associée aux figures du sportif, du criminel, du fasciste, du militaire, de l’aventurier, de l’ouvrier, la virilité s’incarnerait dans la mise en scène d’une masculinité visible, exacerbée et corporelle. Le lien avec la violence est ainsi rapidement établi au travers d’une « culture virile », entre exaltation et préservation du corps masculin »

On remarquera qu’en effet, les comportements valorisés dans le roman par la bande de Ferdinand sont l’asservissement de l’autre, la femme, mais ça peut être aussi les enfants, où ce qu’on appellerait de nos jours les minorités avec le personnage du médecin juif, de préférence avec la violence, ou du moins la contrainte. De nombreuses scènes montrent une émulation à « mater » les filles pour les dresser, une manière de « coloniser » le féminin — l’envahir, puiser ses ressources pour en faire profit.

Mais Céline montre malgré tout une ambivalence au début avec cette virilité : déjà avec la figure du médecin, qui est le seul « chic type » j’ai envie de dire. Le médecin est montré sous un jour agréable, père de famille aimant et compréhensif, médecin consciencieux, on voit qu’il représente une sorte de modèle pour Ferdinand, un modèle impossible à imiter — car la noirceur revient toujours, et c’est la noirceur qui le chassera de cette halte, de ce cocon familial. La guerre forcera la famille à se séparer, et le médecin de travailler au noir avec notre équipe de bras-cassés, et comme un double de Ferdinand, il deviendra lui aussi, en fin de compte, un maquereau parmi les maquereaux, perverti par le stupre et l’argent, comme une preuve que l’humanité, dans le fond, n’est qu’un animal comme un autre, tyrannisé, malmené par ses pulsions.

« Le dedans de l’homme c’est un métro, y a des étages et des étages, à mesure qu’on va plus bas on se dégoûte davantage, mais y a quand même des distributeurs même au plus bas, avec du chocolat, des petits jouirs, des bonbons… » (p.267)

Ferdinand est souvent en manque d’argent, ce qui le conduit, auprès d’Angèle. À côté de la pratique de la médecine qui l’intéresse particulièrement, c’est quand il la rejoint qu’il a le droit à des moments de grâce « Je voulais rentrer dans toute sa vie moi, jusque là où c’est l’origine de tout, où plus rien existe, plus la guerre, plus la peur de la guerre, plus l’oreille, plus les parents, plus Londres, plus rien que la joie, de tout vivre comme un filament d’ampoule. ». Mais Angèle sera frappée par un des souteneurs, et perdra la raison : ce qui permet de montrer deux faces de la femme comme l’envisageait souvent le 20ème siècle : la maman et la putain. Exacerbée dans les deux cas, dans un éternel rut comme l’écrit l’auteur dans la première partie, et donnant le sein à des enfants imaginaires dans la seconde, Angèle ne vit que pour satisfaire les besoins primaires, prostituée nourricière, une personnalisation de cette Londres bientôt sonnée elle aussi par la guerre.

D’ailleurs, la guerre, revenons-en. Car la fuite n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois. La guerre est partout : le traumatisme de guerre avec le personnage de Purcell, (qui pourrait nous évoquer le Septimus de Mrs Dalloway, devenu schizophrène à cause de la même guerre). Purcell, après s’être nourri avidement d’Angèle, devient obsédé par les masques à gaz, jusqu’à en tomber gravement malade vers la fin en s’empoisonnant lors d’un test. C’est une manière d’illustrer que la pulsion de mort l’emporte finalement sur la pulsion de vie, que l’appétit sexuel n'est qu’un pis-aller.

Et ce qu’on doit retenir, c’est certainement, la charge contre la guerre :

« C’est pas une guerre c’est un gros vice énorme. On se fait jouir dessus dessous, on se passe les tripes autour du bide, on tire dessus, c’est la mode, on se ficelle avec ensemble, on a plus le temps de saigner tellement on rigole, un morceau de cervelle dans la bouche, bien pourri, c’est la torture, ça c’est amusant. Un général s’est décollé sa prostate lui-même pour retourner plus vite au front, avec ses doigts. On ne pense plus, on agit. »

La description est hyperbolique, pour montrer l’absurde, et le champ lexical du rire ne cache que difficilement la plainte, l’effroi qui s’en dégage. Comme un gamin qui ricane pour ne pas qu’on voit ses yeux briller, c’est ce qui émane du narrateur : une sensibilité à fleur de peau, quelque part derrière le cynisme.

C’est donc un roman que je vous recommande. C’est un style furieux qu’on y trouve, éructant et nous constellant de bave, la toute première partie n’est peut-être pas la meilleure, avec l’accumulation de personnages, de tableaux les uns après les autres, qui nous donnent envie de nous asseoir comme dans un musée trop rempli, mais assez vite, on monte dans ce train qui s’achemine vers la folie du monde.

Par contre, le lexique à la fin, ils auraient quand même pu s’abstenir — c’est prendre le lecteur pour un con, ou encore marquer une distanciation avec Céline, l’air de dire c’était si vieux qu’on est obligé de traduire (et comme c’était si vieux, on peut patrimonialiser de manière artificielle ce texte alors qu’il résonne de manière très moderne, on se déresponsabilise en quelque sorte)

YasminaBehagle
8
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le 28 déc. 2022

Critique lue 53 fois

YasminaBehagle

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