Le meilleur roman que j'ai lu depuis longtemps

Récompensé par un prix Nobel de Littérature en 1962, Les raisins de la colère, c'est à la fois de la grande littérature comme pas vu depuis un bail (encore que je dois lire Houellebecq bientôt) ET un roman fortement politique.

Le pitch : dans l'Est des Etats-Unis, des paysans sont forcés de quitter leurs terres et leur maison. Ils sont chassés par la Banque qui veut exploiter scientifiquement la terre, en la faisant cracher au maximum (en pratiquant la culture intensive et l'utilisation de gros tracteurs). S'ensuit un véritable exode vers l'Ouest où, selon des prospectus distribués à la volée, il y a du travail à la pelle avec des salaires élevés. Les paysans vendent tout ce qu'ils ont pour pouvoir partir avec leur flopée d'enfants et les grands parents. Bien sûr dans l'Ouest, il n'y a rien : les grands propriétaires terriens ont fait venir trop de main d'oeuvre pour pouvoir baisser les salaires. Toute cette bande de miséreux, épuisés par la route, est traité comme des parias (on les compare à des nègres à un moment) et contribue à faire baisser aussi les salaires des autochtones au profit des grands propriétaires (tiens, ça rappelle la vague d'immigration en France).

Le roman alterne récit de la famille qu'on suit dans son périple, les Joad, et chapitres plus impersonnels, où les personnages ne sont pas nommés mais représentent la masse des gens jetés sur les routes.

Avec les Joad, on découvre une famille qui, face à la dureté, tient à rester un foyer, c'est-à-dire un tout interdépendant et solidaire. Quoi qu'il arrive, ils gardent toujours à l'esprit cette solidarité désintéressée, même avec les étrangers (à la toute fin *spoil*, une des filles en vient à donner le sein à un type qui meurt de faim).

Mais s'ils la conçoivent à l'échelle des relations humaines, c'est autre chose quand il s'agit du travail. Les syndicats qui tentent de faire remonter les salaires sont un échec. Car lorsque la misère et la faim font rage, chacun se replie sur sa famille et devient prêt à accepter du travail à n'importe quel prix pour pouvoir les nourrir, quitte à saper les efforts des autres et à en laisser sur le carreau. C'est sur cette désolidarisation que comptent les grands patrons. Et qu'ils accentuent grâce à l'intimidation par les forces armées.

Les grands propriétaires sont fortement critiqués par Steinbeck. Gras et indolents, au fur et à mesure qu'ils possédaient davantage d'arpents, ils oubliaient la texture de la terre et le travail pour ne penser qu'à leurs marges. Ils traitent les paysans de l'Est comme des sous-hommes, ce qui les empêchent de penser avec remords à comment ces gens vont survivre, si ils y parviennent (la dialectique du maître et de l'esclave d'Hegel).

On devine, dans le roman, l'opinion de Steinbeck sur la propriété, assez proche de celle d'un Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ? La propriété, c'est le vol). Extrait choisi : "Car le fait de posséder vous congèle pour toujours en "Je" et vous sépare toujours du "Nous".

On trouve aussi quelques passages lucides à tendance anarchiste. Les exilés s'organisent dans un camp où le pouvoir est horizontal, grâce à un système de comités. C'est un camp autogéré d'où la police locale est bannie. Tout s'y passe très bien, mais les policiers à l'extérieur, tentent d'y introduire des éléments perturbateurs, afin de pouvoir intervenir, crier à l'émeute et dénoncer ce camp comme ingérable. Pure méchanceté peut-être mais action politique surtout : parce qu'après un camp pareil, ces satanés Okies vont croire qu'ils ont des droits.

En dehors de ce camp-là, les campements sont déplorables (pauvreté et mauvaise hygiène font mauvais ménage) et la police y a tous les droits, notamment celui d'embarquer n'importe-qui proteste, sous prétexte que c'est un "sale rouge". Le but étant bien sûr d'empêcher toute organisation de ces gens qui sont plus nombreux et plus déterminés.

Les Raisins de la colère, c'est le récit de la mise en place d'un système de domination organisée. Où la minorité dominante fait des autres des sous-hommes pour en faire ce qu'elle veut et servir ainsi son propre profit sans problème moral. Même les commerçants sur la route, même les boutiquiers autour des camps, s'y mettent : ils savent ces exilés dans le besoin, donc ils cherchent à tirer le maximum de profit de ce qui leur est une nécessité.

"- J'dis pas mais faut bien que tout le monde vive
- Oui,seulement il serait à souhaiter qu'on puisse vivre sans empêcher les autres de le faire "
Vivi
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le 31 juil. 2011

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Vivi

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