Une population et une économie sont en dépassement lorsqu’elles puisent des ressources et émettent des polluants à un rythme non soutenable, mais ne se trouvent pas encore dans la situation où le stress qu’elles imposent aux systèmes vitaux est suffisamment fort pour qu’elles soient contraintes de réduire leur consommation ou leurs émissions. Autrement dit, l’humanité est en dépassement lorsque son empreinte écologique se situe au-dessus du niveau soutenable, mais n’est pas suffisante pour la pousser à déclencher les changements qui vont la faire baisser.

Le dépassement s’explique par un retard dans la réaction. Les décideurs d’un système n’obtiennent pas immédiatement l’information selon laquelle les limites ont été dépassées, ou ne la croient pas ou n’en tiennent pas compte. Le dépassement est possible, car des ressources dans lesquelles on peut puiser ont été accumulées. Vous pouvez ainsi dépenser chaque mois plus que vous ne gagnez, du moins pendant un certain temps, si vous avez mis de l’argent de côté à la banque. Vous pouvez vider une baignoire plus vite qu’elle ne se remplit du moins jusqu’à ce que vous ayez épuisé l’eau présente au départ dans cette même baignoire. Vous pouvez abattre dans une forêt plus d’arbres qu’il n’en pousse à la condition que vous démarriez avec un peuplement d’arbres qui soient présents depuis plusieurs dizaines d’années. Vous pouvez pratiquer le surpâturage ou la surpêche si vous avez au départ accumulé suffisamment de fourrage et de stocks de poisson qui n’étaient pas exploités jusque là. Plus le stock de départ est important, plus le dépassement peut durer longtemps. Si une société ne considère que les signaux relatifs à la disponibilité des stocks et non ceux portant sur la vitesse de reconstitution de ces derniers, elle est condamnée au dépassement.

L’inertie s’ajoute au retard des signaux et elle constitue une autre source de retard dans la réponse apportée à ces mêmes signaux. Étant donné le temps qu’il faut à une forêt pour repousser, à une population pour vieillir, à des polluants pour s’infiltrer dans l’écosystème, à des eaux polluées pour redevenir propres, aux machines pour se déprécier, ou aux individus pour s’instruire ou se recycler, le système ne peut pas changer du jour au lendemain, même après avoir perçu et accepté l’existence d’un problème. Pour se diriger correctement, un système et sa force d’inertie doivent regarder loin devant, du moins aussi loin que son inertie le lui permet. Plus un bateau met de temps à virer, plus son radar doit porter loin. Les systèmes politiques et économiques de la planète ne regardent pas assez loin devant eux.

Enfin, le dernier acteur du dépassement est la poursuite de la croissance. Lorsque vous conduisez une voiture dont les vitres sont embuées ou les freins défectueux, la première chose que vous faites pour éviter le dépassement des limites est de ralentir. Vous n’allez certainement pas continuer à accélérer. Il est possible de gérer les temps de réaction à partir du moment où le système n’avance pas trop vite pour pouvoir recevoir les signaux et y réagir avant d’atteindre la limite. L’accélération continuelle conduit tout système, aussi intelligent, prévoyant et bien conçu soit-il, à ne pas pouvoir réagir à temps. Même une voiture parfaite et un conducteur irréprochable courent des risques à des vitesses élevées. Plus la croissance est rapide, plus le dépassement est important et la chute est vertigineuse. Or les systèmes politiques et économiques de la planète ont pour tâche d’atteindre le rythme de croissance le plus soutenu possible.

Ce qui fait qu’on passe du dépassement à l’effondrement est l’érosion, à laquelle s’ajoutent les non-linéarités. L’érosion est un stress qui s’amplifie si on n’y remédie pas rapidement. Les non-linéarités comme celles présentées par les figures 4-2 et 4-7 correspondent à des seuils au-delà desquels le comportement d’un système change brusquement. Un pays peut exploiter un minerai de cuivre jusqu’à des teneurs de plus en plus faibles, mais en dessous d’une certaine teneur, les coûts d’exploitation grimpent subitement. Les sols peuvent s’éroder sans que cela ait d’incidence sur les rendements des récoltes jusqu’à ce qu’ils deviennent moins profonds que la zone radiculaire des cultures. A partir de là, toute érosion supplémentaire débouche rapidement sur une désertification. L’existence de seuils rend les conséquences des temps de réaction encore plus graves. Pour reprendre l’exemple de la voiture dont les vitres sont embuées et les freins défectueux, si vous abordez des virages serrés, vous allez devoir ralentir encore plus.

Tout système constitué d’une population, d’une économie et d’un environnement , qui a besoin d’un temps de réaction et souffre d’une lenteur physique, qui est confronté à des seuils et à des mécanismes érosifs et qui se développe rapidement, est, au sens strict, ingérable. Ses technologies auront beau être extraordinaires, son économie, parfaitement efficiente et ses dirigeants, brillants, il ne pourra éviter les dangers. S’il s’évertue à accélérer, il dépassera les limites.

Par définition, le dépassement veut que les signaux retardés émanant de l’environnement ne soient pas suffisamment forts pour contraindre un système à stopper sa croissance. Comment une société peut-elle dès lors déterminer si elle est en dépassement ? La baisse des stocks de ressources et l’élévation des niveaux de pollution sont les premiers symptômes. En voici d’autres :

- Capital, ressources et main-d’œuvre sont redirigés vers des activités compensant la perte de services gratuitement fournis jusque-là par la nature (par exemple le traitement des eaux usées, la purification de l’air et de l’eau, le contrôle des inondations, la lutte phytosanitaire, la restauration des substances nutritives du sol, la pollinisation ou la protection des espèces).

- Capital, ressources et main d’œuvre ne sont plus consacrés à la fabrication de produits finis, mais à l’exploitation de ressources plus rares, plus éloignées, plus profondément enfouies ou plus éparses.

- Des technologies sont inventées pour exploiter des ressources de moins bonne qualité, de plus petite taille, plus éparses et présentant moins de valeur, car celles qui étaient de meilleure qualité ont disparu.

- Les mécanismes naturels de lutte contre la pollution fonctionnent moins bien ; les niveaux de pollution augmentent.

- La dépréciation du capital l’emporte sur l’investissement et son entretien est ajourné, si bien que les stocks de capital se détériorent et tout particulièrement les infrastructures de longue durée.

- Les secteurs militaire et industriel demandent plus de capital, de ressources et de main-d’œuvre pour avoir accès à des ressources, les mettre en sécurité et les défendre ; ces ressources se concentrent de plus en plus dans un nombre toujours plus restreint de régions, lesquelles sont de plus en plus éloignées et de plus en plus dangereuses.

- Les investissements dans les services bénéficiant aux hommes (éducation, soins de santé, logements) sont ajournés pour satisfaire des besoins immédiats en matière de consommation, d’investissement ou de sécurité, ou pour rembourser les dettes.

- Les dettes représentent un pourcentage croissant de la production réelle annuelle.

- Les objectifs en matière de santé et d’environnement s’érodent.

- Les conflits augmentent, surtout ceux qui portent sur les sources et les exutoires.

- Les schémas de consommation évoluent, car la population n’a plus les moyens d’acheter ce qu’elle veut et, à la place, se tourne vers ce qu’elle peut acheter.

- Le respect envers les institutions publiques décline, car elles sont de plus en plus utilisées par les élites pour protéger ou augmenter leur part de ressources, elles-mêmes en déclin.

- Le désordre des systèmes naturels s’accentue avec des catastrophes « naturelles » plus fréquentes et plus graves du fait d’une moindre résilience du système environnemental.


Avez-vous observé l’un de ces symptômes dans le « monde réel » ? Si c’est le cas, vous devez soupçonner votre société d’être à un stade avancé de dépassement.

Si une période de dépassement n’est pas obligatoirement suivie d’un effondrement, il faut toutefois prendre des mesures rapides et énergiques pour éviter ce dernier. Les ressources doivent tout de suite être protégées et leur consommation, drastiquement réduite. Les niveaux excessifs de pollution doivent être abaissés et les taux d’émission doivent redescendre à un niveau soutenable. Il ne sera pas forcément nécessaire de faire baisser la population, le capital ou le niveau de vie. Ce qui doit en revanche diminuer rapidement sont les flux de matière et d’énergie. En d’autres termes, l’empreinte écologique de l’humanité doit être réduite. Heureusement, si l’on peut dire, l’économie mondiale actuelle engendre un tel gâchis et se caractérise par une telle inefficience que le potentiel de réduction de notre empreinte est énorme et que nous pouvons, ce faisant, garder la même qualité de vie, voire l’améliorer.

Voici, pour résumer, les présupposés qui sont au centre de World3 et qui font que le système tend vers le dépassement et l’effondrement. Si vous n’êtes pas d’accord avec notre modèle, notre théorie, notre ouvrage et nos conclusions, voici les points que vous contestez :

- La croissance de l’économie est considérée comme souhaitable ; elle est au centre de notre système politique, mental et culturel. La croissance de la population et celle de l’économie, quand elles se produisent, ont tendance à être exponentielles.

- Il existe des limites physiques aux sources de matière et d’énergie dans lesquelles puisent la population et l’économie, tout comme il existe des limites aux exutoires qui absorbent les déchets de l’activité humaine.

- La population et l’économie, en expansion, reçoivent des signaux sur ces limites physiques, signaux qui sont déformés, bruyants, retardés, confus ou niés. Les réactions à ces signaux sont tardives.

- Les limites du système sont non seulement finies, mais elles peuvent s’éroder si elles subissent un excès de stress ou sont surexploitées. Il existe en outre de puissantes non-linéarités, des seuils au-delà desquels les dégâts s’aggravent rapidement et peuvent être irréversibles.


Cette énumération des causes du dépassement et de l’effondrement permet de déterminer la liste des moyens de les éviter. Pour rendre le système soutenable et gérable, il faut prendre les mêmes caractéristiques structurelles et les inverser :

- La croissance de la population et du capital doit être ralentie et finalement arrêtée ; cette décision doit être prise par les hommes afin d’anticiper les problèmes à venir et non être une réaction aux signaux de limites externes qui sont déjà dépassées.

- Les flux d’énergie et de matière doivent être réduits grâce à l’augmentation considérable de l’efficience du capital. Autrement dit, l’empreinte écologique doit diminuer grâce à la dématérialisation (moindre consommation d’énergie et de matière pour le même résultat), à une plus grand équité (redistribution par les riches aux pauvres des avantages tirés de l’utilisation de l’énergie et de la matière) et au mode de vie (réduction de la demande ou orientation de la consommation vers des biens et des services ayant moins d’impacts négatifs sur l’environnement physique).

- Les sources et les exutoires doivent être protégées et, partout où c’est possible, restaurés.

- Les signaux doivent être améliorés et les réactions, accélérées ; la société doit regarder plus loin devant elle et déterminer ses actions en fonction des coûts et des avantages à long terme.

- L’érosion doit être évitée et, partout où elle est déjà en place, le processus doit être ralenti puis inversé."

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le 9 juil. 2022

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