Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Un roman de luttes, une ode à la (ré)volte !

Comme je vois bien que cette critique va être longue, et donc selon toute vraissemblance, très peu lue en entier, commençons par une évidence : lisez-ce roman ! C'est un indispensable !


Voilà. Pour les flemmards, c'est tout pour moi, vous pouvez y aller.


Maintenant, on y va.


Enfin, enfin Alain Damasio accouche d'un roman complet !


Entendons-nous bien, je n'avais pas détesté ses romans précédents, mais je leur trouvais tout de même certains défauts. Je reprochais à La zone du dehors un prosélytisme trop rentre-dedans (et de fait improductif), et à la Horde du Contrevent une fin si prévisible qu'elle avait réussi à me gâcher ma lecture (pourtant plaisante jusque-là, grâce à quelque personnages hauts en couleurs. Big up à Caracole !).


Les furtifs m'apparaît comme la forme pleinement aboutie de ces deux romans, tant sur le fond que la forme.Il en reprend plusieurs thèmes chers à Alain Damasio : la nécessité de révolte face à l'arbitraire et à l'autorité, ce qu'il appelle : le Vif (le mouvement, physique ou cérébral, comme seule source de vie), l'expression orale, écrite et musicale comme instruments de lutte, la surveillance des citoyens...


Car disons le d'emblée, Les furtifs est un roman engagé, profondément politique, qui dissèque notre société actuelle pour offrir au lecteur la vision d'un futur possible (et non pas probable, espérons-le). Et quand on connaît le bonhomme, on n'est pas trop surpris de croiser ces thématiques, ni qu'il porte un regard aussi radical (on y viendra) sur tout cela.


Sur la forme, on retrouve quelques-uns des traits qui ont fait le succès de ses précédentes productions : le jeu avec et sur la langue française, la narration polyphonique, les néologismes, l'utilisation de caractères typographiques pour identifier / typer les différents protagonistes.


L'histoire se situe en France, en 2041, dans un pays où l'État (au sens large puisque les autorités régionales départementales ou communales ont fait de même) a cédé la plupart de ses responsabilités à des acteurs privés. Ainsi, chaque ville est désormais la propriété d'une ou de plusieurs grandes compagnies qui en ont racheté la gestion. Paris appartient ainsi à LVMH, Lyon à Nestlé (et devenu Nestlyon), et ainsi de suite.


Au sein de ces nouvelles cités, l'accès aux différents quartiers est très contrôlé, certains n'étant accessibles qu'aux citoyens premium (assez riches pour s'en payer l'accès). Les citoyens les plus pauvres (les Standards) voient donc leur liberté de mouvement limitée, certains lieux (parcs, restaurants... ) leurs étant inaccessibles. Les rues sont en outre truffées de drones, capteurs et projecteur VR de tous poils chargés autant de surveiller les habitants que de les spammer de pubs personnalisés au fil de leurs trajets en ville.


C'est dans ce cadre urbain contraint à l'extrême qu'est né une légende, celle des furtifs, des créatures invisibles vivant aux côtés des hommes mais ayant réussi à échapper à sa société de surveillance.


Le personnage principal du roman (il y en a d'autres) est donc un père de famille dont la fille a disparue du jour au lendemain et persuadé qu'elle a rejoint ces fameux furtifs. Il a donc rejoint une unité spéciale (et secrète) de l'armée, qui s'est spécialisée dans la traque des furtifs, dont les capacités furtives, à une époque du tout contrôle, intéresse énormément les militaires.


Voilà pour ce qui est de résumer à très gros traits le synopsis du roman.


Pour le reste, et bien, c'est un sacré bon roman ! Le jeu avec la langue et avec l'écrit, choses qui ont toujours été le point fort de Damasio, sont poussés encore plus loin que dans ses écrits précédents. C'est un réel plaisir que de lire sa prose.


Comme pour La Horde du Contrevent, chaque narrateur a son style, "sa patte", et leurs personnalités nous apparaissent tout autant par leurs actes que par leur façon de dire et vivre. Et comme pour la Horde, j'ai mon petit chouchou en la personne de Toni tout-fou, sorte de Gavroche 5.0.


C'est d'ailleurs l'un des bons points de ce roman : les personnages sont très réussis, bien plus que dans ses romans précédents. Les personnages féminins notamment sont beaucoup plus à la fête que dans La zone du dehors ou La Horde du Contrevent, et on ressent moins l'obsession nietzschienne qui caractérisait (un peu trop à mon goût), certains personnages de ses anciens romans. Mais parlons un peu de la langue.


Comme précédemment mentionné, le roman fourmille de néologismes, d'invention verbales et nominales, de jeux sur les assonances et allitérations. De quoi mettre Académicien(ne)s décati(e)s et autres grammar nazi de tous poils en PLS ! C'est extrêmement plaisant, pour ne pas dire jubilatoire et surtout, justifié par le récit (mais je n'en dirai pas plus petits canailloux !)


Sur le plan sociétal et politique, le roman est également très bien vu. L'avenir que dépeint Damasio est clairement à nos portes, les technologies décrites étant d'ores et déjà à notre portée à l'heure actuelle, quand elles ne sont pas déjà en place !


Beaucoup des éléments inclus dans son univers urbain évoquent des sujets dont nous avons entendu parler, voire même des pratiques déjà plus ou moins entrées dans les mœurs. Je pense notamment au système de notation entre citoyens qui existe déjà en Chine et s'installe pernicieusement et tranquillement chez nous (allez, dénoncez-vous ceux qui notez déjà vos livreurs deliveroo ou vos chauffeurs über).


Damasio pousse les logiques de ces pratiques jusque dans leurs derniers retranchements, nous donnant à voir ce qui les sous-tend en filigrane : un monde étroit, autocentré, où le rapport à l'autre n'est plus qu'utilitaire.


Clairement, la société qu'il nous présente ne fait pas envie (en tout cas pas à moi). Tout y a été privatisé, jusqu'à l'absurde : éducation, police, administration transports... tout ! Et quand je dis jusqu'à l'absurde, c'est au point que les personnes décidant d'offrir des cours gratuit dans les cités paupérisées tombent sous le coup de la loi pour exercice illégal de l'enseignement (pour ne citer qu'un exemple).


Pour les travailleurs, on se doute que le tableau ne sera pas plus rose. Un nouveau type de boulot a vu le jour, l'occasion pour Damasio d'inventer un nouveau mot ô combien évocateur : les vendiants. ces personnes louent leurs services à des entreprises qui les payent pour aller mendier pour elles dans la rue. mais pas de la mendicité classique, non, elles mendient auprès des passants pour que ceux-ci achètent les produits des entreprises. Vendiant = vendeur + mendiant. Simple, mais il fallait y penser.


Tout cela fleure bon la contre-utopie badante, mais heureusement, Damasio ne nous laisse pas en rade face à ce naufrage social.


Car ce roman, je l'ai déjà dit, il s'intéresse bien plus aux gens qui luttent qu'à ceux qui s'accommodent de ces vies tristes, mais confortables. La majeure partie du récit va s'articuler au sein de ces milieux alternatifs, libertaires, anarchistes qui luttent contre cette société du profit. Et c'est cette partie qui redonne un peu d'espoir et, je l'admets, un peu d'allant au lecteur qui se voyait mal enchaîner les visions cauchemardesques de notre futur (parce que je vous garantis que c'est tellement crédible, qu'on s'y voit déjà !)


Et heureusement, Damasio est aussi inventif dans les formes de lutte qu'il présente qu'il est visionnaire dans les dérives probables de notre société. Les divers mouvements qu'il imagine sont variés, et portent des noms évocateurs : la Céleste (brigade de voltigeurs en deltaplanes qui survolent les zones urbaines), collectif Libère Terre (jeu de mot), les anarchitectes, et j'en passe !


On sent que Damasio a dû traîner ses guêtres dans les milieux altermondialistes, dans les diverses ZAD de France (et notamment Notre-Dame des Landes), qu'il s'est imprégné de l'esprit frondeur de ces vrais mouvements pour créer ses faux.


L'inventivité dont il fait preuve, la vraie bienveillance du regard qu'il porte sur ces collectifs, ces gens qui luttent, se ressent à la lecture. On se prend à y croire, à espérer que le naufrage annoncé n'aura pas lieu, que les citoyens vont reprendre la ville, reprendre vie. Que l'on peut sortir de ce néo-libéralisme rampant qui détruit chaque jour un peu plus tout ce qui fait société sans faire d'argent.


C'est pour tout cela qu'il faut lire et faire lire Les furtifs : pour la beauté et la force de son écriture, bien sûr, mais surtout pour l'espoir sincère qu'il véhicule.


Pour tout ça, Monsieur Damasio, je vous dis : merci !


Lisez Les furtifs. C'est un cadeau que tout le monde mérite de se faire.

M_le_maudit
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le 9 oct. 2019

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M_le_maudit

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