Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

« Il n’existe rien de constant, si ce n’est le changement » Bouddha

3ème livre de Alain Damasio, l’écrivain français qui en même pas 3 ans et 2 livres (la « Horde du contrevent » fut écrit il y a 15 ans), est devenu une légende dans le paysage littéraire français. « Les Furtifs » était donc très attendu.


Après une excursion dans le fantastique, Damasio revient à ses amours avec un récit dystopique, où il égrène comme avec « la zone du dehors » la société actuelle, où les nouvelles technologies censées nous faciliter la vie créent de nouvelles aliénations et de nouvelles cages que l’on se construit soi-même.
Mais le fantastique n’est pas loin avec ce concept de créatures appelées « furtifs », espèce très ancienne qui vit cachée des hommes depuis leur apparition, et qui ont cette particularité de constamment changer d’apparence et de se fondre dans les décors, rendant leur détection et leur étude très délicate. D’autant plus qu’ils meurent sitôt aperçus par un œil humain…
Une espèce en changement permanent, l’évolution qui commande toute forme de vie poussée à son paroxysme, imprévisible et incontrôlable, en parfaite opposition avec la société humaine d’alors, qui veut justement tout régenter et tout surveiller.


Et il faut dire que cette société d’un futur proche ne fait guère rêver. Les multinationales ont littéralement acheté et privatisé les plus grandes villes de France. Certaines artères sont devenus réservées aux classes les plus aisées, et des parcs ne sont accessibles aux gens plus pauvres qu’à certaines heures seulement… Les rues sont envahies d’un cloud omniprésent, où les déplacements, les gestes de chacun sont soigneusement scrutés par des sociétés dans le but de cibler des clients potentiels et leur proposer leurs produits, d’une façon encore plus poussée et agressive que les publicités ciblées sur internet qui passeraient pour de l’amateurisme. Des établissements dédiés à l’art sont fermés s’ils ne sont pas assez rentables, et les professeurs ne peuvent plus enseigner librement leur savoir. Une société pas complètement cauchemardesque à l’image d’un 1984 mais qui fait froid dans le dos, et qui aurait fait hurler les rebelles de la Volte ! Probablement l’ancêtre de Cerclon…
Une dénonciation de la société liberticide et déshumanisée auquel se mêle donc la quête de ces mystérieux furtifs. Une critique sociale et des concepts abstraits, ce qui fait le sel des livres de Damasio, et l’auteur explore à fond ces thèmes avec un plaisir certain. Quitte à aller un peu trop loin comme nous le verrons plus loin…


Une équipe a spécialement été créée pour traquer ces créatures invisibles : le Récif. Pour Lorca Varèse, le personnage principal, cette quête est motivée par autre chose que la recherche scientifique. En effet, il est persuadé que sa fille Tishka portée disparue a en fait été enlevée par un Furtif, et serait toujours vivante. Un avis que ne partage pas son ex-femme Sahar, qui y voit plus un délire dû à un déni psychologique, et qui de son côté tente tant bien que mal d’aller de l’avant.
Comme pour les précédents romans, l’auteur alterne les points de vue, et modifie son style par rapport aux personnages.
On suit ainsi Aguëro, le leadeur, d’origine latine, véritable condensé d’énergie vitale que rien n’épuise. Il commande d’une poigne ferme et protectrice son équipe. On retrouve du Golgoth dans ce personnage, ce chef de la Horde dur et insensible qui menait les siens dans un environnement hostile, mais aussi du Sift, cet électron libre d’énergie incontrôlable qui accomplissait les actions les plus périlleuses pour la Volte.
Saskia, spécialisée dans l’analyse audio. Douce et réservée, elle n’a pas son pareille pour détecter les moindres nuances de son et repérer des rythmes là ou d’autres verraient du brouhaha. Une affinité nait entre elle et ce père en souffrance qui s’est lancé dans la noble quête de retrouver sa fille. Elle envisagerait bien une relation avec lui, s’il n’était encore trop attaché à la mère de l’enfant…
Et aussi Nèr, spécialité dans les techniques d’analyse visuelle, l’œil d’avantage rivé sur ses appareils que sur les émotions humaines, et Toni Tout-fou, grapheur libre-penseur.


':C-/¨


Si les passages sur Vorca, Sahar ou Saskia, proches d’un style normal, sont faciles à lire, les autres le sont beaucoup moins. Aguero mélange des mots espagnols en plus d’une espèce d’argot de banlieue futuriste, Nèr utilise ses propres abréviations et des termes high-tech tandis que Toni Tout-fou a lui ses propres expressions, mélange de langues étrangères et autres néologismes...
Et comme si ça ne suffisait pas, Damasio invente un nouvel alphabet en rajoutant des accents ou des points sur des lettres qui ne sont pas censés en recevoir. A l’image des Furtifs qui disposent de leur propre signature, chaque personnage a sa propre représentation linguistique, ses propres symboles appliquées aléatoirement au hasard des mots. Damasio va non seulement au-delà du langage, mais il invente carrément le sien !
« Les Furtifs » apparaît parfois d’avantage comme une œuvre expérimentale où l’auteur joue avec la langue, où plutôt les langues, mixte mots rées et inventés, mélangent les styles… Un travail littéraire qui est impressionnant et louable, avec une intention de dépasser les limites pour réinventer l’art, de proposer quelque chose de nouveau. Mais une intention dont le résultat interroge, tant certains passages trop fréquents en deviennent lourds et perdent en fluidité et plaisir de lecture…


« La zone du dehors », premier livre de l’auteur, faisait déjà office de pamphlet contestataire et virulent tant il dressait un portrait peu reluisant de ce que pourraient devenir nos sociétés dans le futur. Le récit y restait fluide et clair, même si l’auteur se laissait aller le temps de quelques passages à des disgressions philosophiques ou littéraires, pas toujours des plus faciles ou agréables à lire. Ce qui donnait à ce premier essai un côté un peu brouillon, qui ne se retrouvait pourtant pas dans « la Horde du contrevent », où malgré ces concepts hautement abstraits, la lecture n’en était guère compliquée. Mais avec les « Furtifs », Damasio retrouve donc son style parfois un peu rebutant du début, pour le meilleur…et le moins bon.


,O :-"


Autre reproche notable, la fibre révolutionnaire de l’auteur se ressent beaucoup, beaucoup trop même. Déjà présente dans « la zone du Dehors » où il semblait partisan d’une révolution physique pour bousculer et réveiller les consciences, elle semble avoir encore grandi d’un cran dans ce nouveau livre, où c’est presque un appel aux armes qui en émane ! En effet, à plusieurs reprises, la cellule du Récif se heurte aux forces de l’ordre ou à des milices privées, en particulier dans la dernière partie.
Ces affrontements ne sont pas les parties les plus intéressantes du roman. C’est dans ces moments-là le plus souvent que le style est le plus abscons, ce qui rend les descriptions plus que tortueuses. Malheureusement il y en a plusieurs, de la défense des îles de Porquerolles à la « libération » de Marseille, en passant par l’assaut d’un immeuble résidentiel… L’auteur s’y donne à cœur joie, dans de grandes envolées qui se veulent épiques, mais qui auraient plus tendance à se lire en diagonale… Dommage que cette tendance contestataire prenne autant de place et occulte un peu les réflexions philosophiques et sociales autour des Furtifs.


Perso j’ai eu beaucoup de mal à le finir, même si j’ai adoré beaucoup de passages. Il y a plus qu’à espérer que l’auteur, tout en conservant son génie et son application, renoue avec une littérature plus accessible.
« C’était sacrément foutraque quand même ! De la faluche cérébrale moi je dis… C’est quoi l’intérêt de pondre un pavé si pas un gus peut le lire ? Si le mec il a tant envie de casser la caboche aux keufs, il a qu’à se rendre dans la street ! A croire qu’il est peut-être un peu overrated, le Damasio…. Faudrait pas qu’il oublie el ombre, qu’un livre, c’est fait pour être lu…Alors peut-être que des intelloch de lettres et les filles de la haute pourraient kiffer ce genre de machin dans leur grande université, mais nous autres, les boys de la terre, on veut du real, du concret. Alors la critique de notre société pourrie, j’adhère, I take, mais les délires de mots là avec ces affrontements où on pige que dalle, non ! »


La critique de la société s’avère malgré tout profonde et très pertinente. La technologie, bien que vendant du rêve et très pratique (Saskia est très impressionnée par ce que permettent les simulations), nous offre des solutions toutes faites au lieu de stimuler notre créativité. Les suggestions et offres personnalisées, en nous offrant uniquement ce que nous recherchons, ferme d’autres horizons possibles. Ce qu’on pourrait appliquer de nos jours aux services de streaming, aux vidéos Youtube, voir aux sites de rencontres…Cela crée certes un technococon bien confortable, mais qui limite notre ouverture d’esprit. Un cocon qui entrave aussi notre capacité d’évolution et de changement, puisque nous sommes incités à rester nous-mêmes.


I- :,P`


Poussé par sa quête personnelle, Lorca sera le premier à comprendre que les Furtifs répondent aux émotions. Et quelles émotions ! Quoi de plus fort que l’amour d’un père pour sa fille, un lien viscéral, invisible et incassable, qui rattache un être à un autre par-dessus tout. Pour Lorca, sa fille est sa raison d’être, le seul objectif qui soi, où tout passe après. Pour sa fille disparue, elle était le père, le protecteur, celui qui par ses bras forts et rassurant la protégeait des innombrables dangers de ce vaste monde. Celui avec qui elle pouvait jouer, rire, celui qui la consolait quand elle se blessait. Et que dire de sa mère, avec qui elle partage un lien autrement plus puissant, puisqu’elle l’a porté plusieurs mois dans son ventre. C’est littéralement une partie d’elle-même qu’elle a mise au monde.
Pour lui comme pour elle, sa disparition est un drame immense, une douleur incommensurable, une blessure que rien ne pourra refermer, un vide que rien ne pourra combler si ce n’est une tristesse absolue.
Quelle émotion peut être plus forte qu’un parent qui a perdu son enfant ?
Amour aussi entre un homme et une femme, celui de deux êtres qui se retrouvent après s’être perdu de vue. Lorca et Sahar ont partagé une partie de leur vie, se sont liés plus que jamais à une autre personne, ont vécu des moments intimes, ils ont laissé l’autre pénétrer leurs défenses et toucher leur âme à nue. Ils ont l’espace d’un moment mis le monde de côté pour partir à deux dans un voyage extatique qui les a emmené aux limites de leur conscience d’eux-mêmes. Ils ont créé des souvenirs qui demeureront à jamais impérissables. Ils ont créé une relation d’intimité et de confiance inégalés qui laissera une trace malgré les épreuves et le passage du temps. Ils ont construit un foyer, une vie à deux, où l’ensemble est devenu bien plus que la somme des parties. A eux deux ils sont devenus trois, par ce miracle de la vie, sans cesse renouvelé et toujours étonnant.
Un amour vrai magnifiquement décrit dans quelques pages d’une étreinte torride et désespérée lors d’une traque dans la forêt.
Un condensé brut d’énergie inépuisable, « qui fatiguerait n’importe quel adulte de moins de 30 ans », en perpétuel mouvement, changeant sans arrêt d’envies ou d’activités, Tishka, comme tous les enfants, s’avère d’ailleurs en adéquation idéale avec la nature des Furtifs.


Pour percer les secrets de Furtifs et retrouver la fille disparue, le Récif explorera plusieurs pistes.
Des communautés alternatives, qui veulent vivre autrement que le modèle imposé partout ailleurs, où les créatures ont le plus de chance d’apparaître.
Une association de passionnés des langues -que Caracole aurait probablement adoré rejoindre- qui entendent déchiffrer les étranges glyphes laissés par les Furtifs. Mais véritable alphabet et langage, où dessins aléatoires qui n’ont de significations que dans la tête des penseurs ?
Ou encore un philosophe isolé qui propose de revoir sa façon de penser pour les approcher.
Réactivité aux émotions, glyphes, murmures à la signature unique (Frisson), les secrets des Furtifs se dévoilent alors que chacun doit se remettre en question.
Il semblerait même que, lorsqu’ils sont détectés, les Furtifs ne se contentent pas de mourir, ils transfèrent leur énergie et une partie d’eux à la personne qui les a vu ! Ce qui expliquerait les étranges capacités de certains, et la folie d’autres… Faudra-t-il accepter de recevoir dans nos chairs des entités différentes ? A quel point faudra-t-il accepter le changement en nous-mêmes ?


Il n’était qu’une question de temps avant que leur existence gardée secrète ne soit révélée au grand public. Comme pour tout ce qui est nouveau, l’homme va devoir choisir entre s’ouvrir à ce qui est différent pour devenir encore meilleur, ou en avoir peur et le détruire.
C’est toute l’avenir de la société qui va se jouer alors : d’un côté le futur prévisible, contrôlé, rassurant, stable mais promis à la stagnation, qui a tendance à endormir et enfermer les esprits, et de l’autre un futur imprévisible, en constante évolution comme tout ce qui existe sur Terre, où chacun est plus libre mais à la direction inconnue et plus inquiétante, qui met à mal notre cerveau reptilien qui a besoin de repères constants et de routine.
Pour lutter contre ce modèle de société nocif, les Furtifs pourraient bien devenir la meilleure arme.
En dernière partie, le concept des Furtifs rencontre alors la critique de la société, où l’auteur laisse comme on le disait volontiers libre cours à sa tendance révolutionnaire.


,O. :I-, ;D'


Au-delà de ses dérives contestataires, « les Furtifs » est avant tout une œuvre littéraire de haute volée. Par le pouvoir des mots, poussés jusqu’aux limites de leur pouvoir sur l’imagination, Alain Damasio conçoit une œuvre sensorielle et profonde à la richesse rare. Par de seuls symboles visuels, il touche à l’immatériel, à l’émotion et à d’autres sens que la vue.
C’est une symphonie, une mélodie tout autant qu’une cacophonie, un chef d’œuvre orchestrale, dissonant et harmonieux, aigu et grave, à la fois coup de tonnerre et gouttes d’eau sur des feuilles.
C’est une peau douce de bébé et de mains rêches qui ont connus trop d’hiver, une barre de métal froid et dure et l’écorce râpeuse d’un arbre apaisant.
C’est le chocolat de notre enfance, la terre humide d’un début de pluie et un fumier lointain d’une ferme.
C’est une peinture vivante, un tableau monochrome avec plein de variations, un arc-en-ciel avec plus de 7 couleurs, des dessins abstraits voulant tout et ne rien dire, un horizon morne d’hiver mélancolique tout autant qu’un ciel bleu d’un été radieux et plein de vie.
« Les Furtifs » c’est donc tout ça à la fois, une ode émouvante et des sources de réflexion, un appel à la contestation maladroit et des dissertations philosophiques. C’est brouillon et majestueux, intelligent et prétentieux, génial et rédhibitoire.

Enlak
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le 16 avr. 2021

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