Un monde tapissé de la peau morte des hommes

Le front lourd de lassitude, Charles lorgne lascivement les jambes balancées en cadence d’une jeune femme à la silhouette découpée dans une lumière jaunâtre. Elle s’éloigne, lui s’efface.
Un souffle et un craquement, voilà Charles adossé aux murs d’une vieille bâtisse délabrée dans laquelle vivent âmes et squelettes recouverts de chairs.


Charles papillonne.


Rimbaud et Verlaine refaisant le monde complétement fissurés dans un bar, s’appuyant chacun sur l’épaule de l’autre, un whisky dans une main, une bière dans l’autre pour faire glisser. Les yeux rougis dans le silence et la pénombre.


Charles crache de dépit sur la couverture sucrée d’un bouquin de Lamartine.


Hemingway se faisant sauter la carafe d’en avoir trop dit sur le monde et ses semblables, d’avoir vécu trop vite et pas assez.


Charles allume une cigarette, brule et sent l’opium dissoudre le calque qui recouvrait ses yeux.


London ivre mort dans une cabane vermoulue qui comprendra trop tard que ni lui ni le monde ne sera jamais prêt pour la dernière grande aventure.


Charles frissonne et relève son col noir avant de tourner les talons.


Nerval frotte nerveusement une vieille cuillère rouillée sur la chair à vif de son bras en murmurant les psaumes hallucinés d’une existence coincée dans les méandres sans fin de la folie.


Le spleen c’est l’odeur d’un vieux bouquin dans une petite librairie. C’est l’espace entre les paragraphes, où le papier jaunit et s’empreint de mille imperfections affrontant le temps dans un tumulte assourdissant. C’est ce calme qui tiraille les tympans, à ces heures où les bruissements de la ville s’estompent enfin et que les femmes et les hommes de bonnes mœurs s’endorment l’esprit préoccupé d’un lendemain qui n’en finira jamais. Ce sont les vapeurs des gaz d’échappements qui enveloppent la ville langoureusement, l’attiédissent et l’isolent du reste du monde. Un cosmos de poche dans lequel les hommes s’organisent, vivent a priori tant que rien ne vient ébranler leurs fondations de géant.


Quand le fond sourd de la forme et que le sens s’extrait de nos cerveaux endoloris, c’est à ce moment que le génie baudelairien se montre le plus coriace à expliquer. Donner du sens à l’absurde, fixer la forme d’un monde mouvant, travailler dur, construire ses vers comme de solides poutres pour soutenir le rien et l’anéanti.
Charles écrit dans la souffrance de l’existence. Il cache l’horreur dans la perfection de la forme. Dans une sordide et heureuse complaisance pour ses congénères, il traduit nos existences interminables en quelques vers qu’il enfonce doucement en travers de nos gorges.


Tu ne trouveras rien dans les fleurs du mal. Tu languiras, tu voudras arracher ces pages blasphématoires et te torcher avec. Tu souffriras parce que rien n’aura de sens mais le temps passera quand même. Tu auras mal, tu pleureras, tu boiras trop, parleras moins, écrira peut-être, ça ne vaudra rien. Si tu as de la chance, tu te calmeras un peu, et alors tu te trouveras tout seul. Personne n’existera plus et tu sentiras, le cœur serré, que personne ne te manque. On vit toujours seul, jouit, souffre et meurt seul. On essaie de vivre le moins mal possible, on vit heureux par défaut, quand il n’y a rien à ressentir.


Les fleurs du mal pousse dans le sang et la merde. Elles nous survivront, nous ensorcèleront toujours, planteront leurs épines aiguës dans nos cerveaux et leurs certitudes et pousseront éternellement, plus fortes et plus solide que jamais sur le compost chaud et accueillant de nos corps en décomposition.

Créée

le 26 avr. 2017

Critique lue 1.7K fois

23 j'aime

12 commentaires

Neeco

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

23
12

D'autres avis sur Les Fleurs du mal

Les Fleurs du mal
Dunslim
9

L'éternité en l'Homme

C'est quand matièr' prend ailes, se prive et s'abandonne, Quand elle se sait maudite et si contraire au Beau, Que percent à travers elle les plus hauts faits de l'Homme, Dominant le granit et tous...

le 10 févr. 2011

87 j'aime

30

Les Fleurs du mal
Eugnie_Grandet
10

Baudelaire éducateur.

Après avoir lu quelques-unes des critiques sur les Fleurs du Mal, je me rends compte que, soit on essaye d'en dire quelque chose de plus ou moins objectif et on se demande : où ? quand? comment...

le 3 mai 2015

72 j'aime

7

Les Fleurs du mal
Veather
10

Hommage fébrile à la littérature Dont la beauté fragile a soigné mes blessures...

Des heures dans le noir à réciter ces textes, Sans feindre de savoir que ce n'est qu'un prétexte Sans cesse m'émouvoir des mots, de leur prouesse, N'en pouvant refuser l'insidieuse caresse. Qu'il est...

le 20 août 2014

62 j'aime

34

Du même critique

Idées noires : Intégrale
Neeco
10

Des cernes noirs sous les yeux du monde.

Cet album ne devrait jamais être ouvert. Il ne devrait même pas exister. Franquin a fait une belle connerie. Dans mon ignorance, cette superbe ignorance, j’ouvre donc ces Idées Noires. La tranche...

le 22 janv. 2017

31 j'aime

13

Elephant Man
Neeco
8

Il était beau. Il avait peur.

Par un clair-obscur mélancolique et dans un noir et blanc nous épargnant la vision trop crue des abominables difformités de John Merrick, David Lynch nous plonge dans les ruelles poisseuses de...

le 8 nov. 2016

26 j'aime

5

Le Décalogue
Neeco
9

Sous les cendres, la braise.

Krzysztof Kieslowski. Un nom qui mérite de naître sur toutes les bouches, d’en solliciter tous les muscles et de les faire souffrir de cet excès de consonnes. Ce nom mérite d’être écrit en gros sur...

le 2 févr. 2017

24 j'aime