Si Les Démons de Dostoïevski devaient se définir par une couleur, ce serait le Noir. Pas celui de Soulages, prétendument lumineux, mais celui de Rembrandt : intrinsèque, intimiste et flamboyant.
Acheté par hasard - alléchée que j'étais par le résumé tyrannique sur la quatrième de couverture - Les Démons de Dostoïevski, mon premier pavé russe, me fit l'effet d'une noyade en eaux troubles. Car désormais je puis le dire : le premier roman russe est, de même que la première Ivresse, un moment inoubliable de torpeur.
Oui, Fédor Dostoïevski nous noie, nous assène de la Russie ainsi que l'on allongerait des claques à un innocent.
La trame, alors : Piotr Verkhovenski, un génial révolutionnaire nihiliste, essaie de rallier à sa Cause le fascinant Nikolaï Stavroguine, fils de la châtelaine soudainement réapparu à la surface de la terre après des années de perdition outrageante. Ses crimes odieux nous seront contés dans un chapitre longtemps censuré du fait de sa violence, La confession de Stavroguine, maintenant à tort rangé à la fin de l'ouvrage en une troublante apothéose, mais qui gagnerait beaucoup à retrouver son ancrage à l'intérieur du livre. Verkhovenski triomphera d'abord dans sa folie sanguinaire : « Chacun de vous a une lourde tâche à accomplir. Vous êtes appelés à rénover une société décrépite et puante : que cette pensée stimule continuellement votre courage! Tous vos efforts doivent tendre à ce que tout s'écroule, l'État et sa morale. Nous resterons seuls debout, nous qui nous sommes préparés depuis longtemps à prendre le pouvoir en main. Nous nous annexerons les gens intelligents, et pour ce qui est des imbéciles, nous monterons sur leur dos. Cela ne doit pas vous troubler. Il nous faudra rééduquer la génération actuelle pour la rendre digne de la liberté. »
Il entraînera finalement à leur perte toute la ville et tous les destins de son entourage.
À cette trame s'en mêlent tant d'autres ; citons les plus belles : les parents de Verkhovenski et Stavroguine se vouant depuis vingt ans un amour muet que leur différence de classes enfouira à jamais ou encore Kirilov voulant se suicider pour être le premier homme à mourir de son plein gré et ainsi se sacrer comme un second sauveur de l'humanité... Nous suivons les personnages, tantôt triomphants, tantôt éperdus, tétanisés que nous sommes, irrémédiablement entraînés par cette fabuleuse fresque qui se révèlera être, quelques quarante-cinq ans plus tard, d'une singulière prophétie.
Dostoïevski signe un prodige de noirceur, et lui qui voulait combattre les idéologies socialistes et nihilistes de peur de les voir renverser le pouvoir signera finalement un pamphlet à toutes les idéologies progressistes qui lui vaudra de rudes critiques : seulement un médiocre intérêt littéraire, des héros trop stéréotypés, ... Aucune réédition ne parut sous l'ère soviétique : trop dangereux et bien trop clairvoyant, cet ouvrage qui décrie avant l'heure le socialisme !
Les Démons restent relativement méconnus dans le panorama littéraire russe de notre Occident ; la polémique qui s'est posée pour traduire le titre persiste même : selon l'interprétation faite de cette tentative avortée de révolution, selon que l'on pense que ces hommes sont possédés par le Mal ou bien sont en eux même démoniaques, le titre varie chez les éditeurs entre Les Démons et Les Possédés. Pour ma part peu fataliste et intimement convaincue que l'on décide seul de sa destinée, je pencherais pour Les Démons. Possédé inspirerait plutôt un marionnettiste tirant les ficelles de pantins diaboliques qu'un cercle de révoltés tyranniques, quand Démon revendique au contraire la malfaisance et connote avec détermination meurtres et complots.
Le regain d'interêt qu'on apporte à cet ouvrage est dû à ce cher Albert Camus, qui le lut à vingt ans et l'adapta au théâtre à quarante. Il déclara que «l'ébranlement qu['il en avait] reçu dur[ait] encore». Sa pièce est une très bonne manière d'aborder ce grand classique si jamais le temps vous manquait pour vous atteler à la version dostoïevskienne qui frôle les huit cent pages : les ellipses faites ici produisent un tout harmonieux et secouant, rendant supportable cette insoutenable langueur qui parfois précède le crime ; enfin il replace la Confession de Stavroguine là ou Dostoïevski l'avait initialement mise et cela fait beaucoup de bien de l'y revoir. Camus l'évoque comme « un livre d'actualité dont les personnages sont infiniment plus près de nous qu'on ne pourrait le penser à première vue, en ceci que le vide du cœur, l'impossibilité d'adhérer à une foi ou à une croyance quelconque, qui étaient déjà des prémonitions dans l'univers de Dostoïevski, sont aujourd'hui devenues des réalités. » Un chef-d'œuvre donc, dont on ne peut ressortir que profondément ébranlé.
legueuloir
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le 6 févr. 2011

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