[À l'origine, cette «critique» est un commentaire que je voulais apposer à ma note, mais comme ces choses-là se perdent dans le fil, j'ai décidé de l'élargir un peu et le poster ainsi.]


Ce livre constitue une bonne présentation de la nébuleuse des cosmistes et de leur influence souterraine sur l'idéologie soviétique (et au-delà). Les liens de parenté transhumanisme/cosmisme que Michel Eltchaninoff établit semblent convaincants. Cependant, comme le titre l'indique, l'ouvrage traite surtout de quelques figures-piliers du cosmisme et de l'idéologie de chacun, et moins des diverses manifestations de ces idéologies, ce qui aurait pu donner beaucoup de pages passionnantes aussi.


Par exemple, sur Tsiolkovski, il aurait pu évoquer la popularité relative de ses œuvres de fiction, notamment les novellas «Sur la Lune» («На Луне», 1893) et «Hors de la Terre» («Вне Земли», 1920), publiées à gros tirage dans les années 50 en URSS (200000 exemplaires? cf. https://fantlab.ru/autor2714/alleditions), et plusieurs fois par la suite encore. Ses œuvres spéculatives semblent republiées aussi. Et au-delà, sa lourde influence sur la science-fiction soviétique s'est faite par l'intermédiaire de deux romans d'Alexandre Beljaev (Беляев), «Saut dans le vide» («Прыжок в ничто», 1933) et «Étoile K.E.Ts.» [initiales de Tsiolkovski] («Звезда КЭЦ», 1936), qui se réclament explicitement de Tsiolkovski et jouent respectueusement avec ses idées. Or Beljaev est un classique de SF et l'un des pères fondateurs de la SF soviétique, comparable peut-être à John Campbell par l'influence, ses œuvres sont continuellement republiées et relues.


Mais tel quel, «Lénine a marché sur la Lune» est déjà un point de départ solide à une potentielle exploration: les aspects évoqués sont développés dans les sources citées. Les cosmistes ont bénéficié d'une attention publique et universitaire que je ne soupçonnais pas, y compris en langue anglaise.


Gros bémol pour les «entretiens» avec les figures actuelles du cosmisme et transhumanisme réalisés par l'auteur, et qu'on ne découvre que par bribes de citation. Il aurait bien pu les publier entièrement en annexe. Les aurait-il publiés dans «Philosophie Magazine», dont il est rédacteur en chef? Je crois que non, même si je n'ai examiné la question que superficiellement. Dans un cas ou dans l'autre, c'est au détriment du livre, car sa valeur ajoutée originale, au-delà de la simple compilation accompagnée de quelques réflexions, s'en trouvé affaiblie.


Aussi m'a gêné l'absence d'une bibliographie, les références étant regroupées dans les notes, avec des «op.cit.» partout, ce qui rend fastidieuse la recherche du titre entier.


P.S. Je ne suis pas du tout convaincu par les réflexions de l'auteur sur l'«âme russe», qui cherche des explications un peu naïves au cosmisme et autres bizarreries (p.29-30, en citant un «essayiste» du XIXe, Anatole Leroy-Beaulieu, et passim dans la conclusion): «L'espace russe, cette terre sans fantaisie qui paraît infinie et que l'on met des mois à parcourir, donne aux hommes et aux femmes qui l'habitent un certain caractère de flottement». Ne se sentant jamais vraiment chez eux, ils errent sans fin, comme des cosmonautes qui volent dans l'espace. D'ailleurs la nature, par son uniformité, y arbore une dimension pure et nue qui la fait ressembler au ciel. Ce caractère d'espace vide explique que la pensée russe ait parfois tendance à décoller.» (p.29)
Montesquieu approuve, mais bon.


P.P.S. Michel Eltchaninoff traite bien légèrement Andrei Platonov, qui est un auteur original, intéressant et très respecté. À lire ce livre, on pourrait croire que Platonov est un peu nul, alors que ce n'est pas le cas, à en croire l'attention académique soutenue dont il bénéficie (je n'en ai pas encore lu).


P.P.P.S. Georges Vernadski et son père Vladimir Vernadski (ce dernier étant l'inventeur/propagateur des concepts de biosphère et noosphère) sont heureusement confondus seulement dans le texte de présentation, écrit par quelqu'un d'inattentif, et non dans le livre lui-même, qui ne mentionne même pas Georges:
«Des savants soviétiques ont tenté de calculer l’effet du soleil sur la vie et l’histoire humaine. Ou, comme Guéorgui Vernadski, ont créé le concept de biosphère et de noosphère, ouvrant le champ d’une physique de la pensée. Délires poétiques ou carrément totalitaires, destinés à créer l’Homme nouveau ?»

Owen_Flawers
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le 5 avr. 2022

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Owen_Flawers

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