Le Seigneur des porcheries, ou l'art de noyer la misanthropie dans des horizons d'autarcie destructrice ; les vagues d'un individualisme compulsif, portées par les rafales d'une haine indigérée, s'écrasant sur les falaises acerbes d'une société pourrie jusqu'à l'os : les désastres de la tempête émotive d'un individu abandonné à lui-même, dans un monde qui l'a vomi.


La «critique» est susceptible de contenir quelques spoilers (nouvel exercice auquel je m'adonne, n'ayant jamais écrit auparavant sur une quelconque œuvre littéraire, j'essaye de faire de mon mieux).
Des deux seuls livres que je relis sans exception chaque année, si l'un dresse en quelque sorte un portrait et un éloge de l'âme humaine le long de ses pages, le lyrisme profondément humain d'une fresque familiale (*À l'est d'Eden*, J. Steinbeck), l'autre dépeint la tragédie, la haine, le nihilisme, la chute et la mort : *Le Seigneur des porcheries* est irascibilité et chaos, un récit froid et terriblement triste, sarcastiquement amené par cette tonalité d'écriture si particulière, cet humour noir ultra-violent (que l'on pourrait résumer à cette seule phrase : *"La mine qu'il faisait rappela à Burt Clayton le jour où son oncle adoptif, militant acharné de la suprématie de la race aryenne, avait été informé après une greffe du foie réussie que son donneur d'organe était juif."*), cette prose si perturbante et si attrayante.


"Misanthropie et amour. -On ne dit en avoir assez des hommes que lorsque l'on ne peut plus les digérer et que pourtant, on en a encore l'estomac plein. La misanthropie est la conséquence d'un amour de l'homme et d'une 《gloutonnerie anthropophage》 d'une avidité excessive, - mais aussi qui t'a demandé d'avaler les hommes comme des huîtres, mon prince Hamlet ? "
[«Le Gai Savoir», Aphorisme 167, F. Nietzsche]



Difficile de faire résonner cette citation avec le propos et le ton du roman. D'une violence et d'un nihilisme cru, ayant rarement été aussi justement exprimés sur le papier, Le Seigneur des porcheries dépeint la tragédie d'une vie, réduite à la colère, l'amertume, le rejet viscéral d'une société malade et de ses représentants : la misanthropie comme finalité de la haine et non de l'amour. Et on aurait bien du mal à la lecture de ce chef-d’œuvre à ne pas donner légitimité à cette colère, cette rage.
Il y a des jours où l'on voudrait voir le monde brûler, le voir suffoquer et partir en fumée ; le voir se détruire et la misère, la corruption, l'injustice s'enflammer avec ; voir la haine manger les cendres de la haine, à plat ventre sur un lit de ruine, et que tout reparte à zéro : c'est d'une certaine manière le rêve inachevé de John Kaltenbruner. La vengeance d'une vie...John Kaltenbruner, ce nom qui résonnera désormais comme une légende à travers la pauvre ville de Baker, comme celui qui aura causé tant d'emmerdes durant ses années d'existence, qui aura fait d'un amoncellement d'ordure son territoire, celui qui aura marché sur la ville et vomi le monde. Dans l'esprit des rats d'usines, des ouvriers d'abattoirs, de la flicaille raciste, des monstrueuses harpies, des politiciens véreux, de la débauche humaine, ce nom résonnera comme le Chaos.



"Tu es un homme extrêmement passionné, un homme affamé qui ne sait trop ce dont il a faim, un homme profondément frustré s'efforçant de projeter son individualité sur un arrière plan de strict conformisme. Tu existes dans un demi-monde suspendu entre deux superstructures : l'une, l'expression de toi-même, l'autre autodestruction. Tu es fort mais il y a un point faible dans ta force, et, à moins que tu n'apprennes à le maîtriser, le point faible deviendra plus fort que ta force et te détruira. Le point faible ? Une réaction émotive explosive hors de toute proportion avec les circonstances."
[«De sang-froid», T. Capote]



Né dans le mensonge de la gloire de son père, et malheureusement victime de quolibets en guise d'héritage paternel, John s'écarte dès l'enfance du monde extérieur, se construisant une identité et un refuge dans sa ferme entre Bucéphale et Isabelle, se dessinant dès lors un horizon d'autarcie intellectuelle et culturelle, s'éloignant au possible des sentiers battus de l'école où il est dessiné en victime de la perfidie et de la méchanceté de ses camarades, qui atteindra les sommets du dégoût, et la haine qui en résultera chez John, comme une satisfaction, une justice dans un monde pourri. Une perfidie qui se poursuivra par l'acharnement des harpies religieuses sur son héritage maternel, la perte de tout ce qu'il lui restait de matériel, et, syndrome d'une folie quasi-meurtrière, John se tue socialement et juridiquement.

"Il considéra toujours les harpies comme étant d'abord des nécrophiles pathologiques, et ensuite des raketteuses évangéliques."
Envoyé aux galères, le nom du rejeton Kaltenbruner est oublié dans la ville de Baker, lui, sillonnera entre les abattoirs et les pauvres gens qui y travaillent, abrutis par la tâche, devenus insensibles à la violence, et atterrira finalement dans la décharge de Baker, travaillant dorénavant en tant qu'éboueur. C'est le début d'une bataille acharnée pour le droit des travailleurs, et celui d'une vengeance personnelle pour John Kaltenbruner.


Tout au long de l’œuvre, Tristan Egolf dresse le personnage de John Kaltenbruner comme un ennemi commun à tout être de Baker, comme une entité unique contre toutes, un portrait de légende, largement accentué par le point de vue du narrateur et son parti pris, entre compassion et admiration : l'auteur fait de son personnage un mythe, le Seigneur des porcheries. Dénonciation acharnée des tréfonds de la société américaine, des conditions de travail des ouvriers d'abattoirs (j'en profite pour recommander La Jungle d'Upton Sinclair, bien plus complet sur ce sujet), des éboueurs, de la corruption, de l'injustice, Le Seigneur des porcheries est un livre qui commence mal, et qui finira encore plus mal...
l'Homme a tué l'espoir, plus rien n'a de sens, survivre plus que vivre, tout laisse place à la haine. Le Nihilisme. Alors on fume, on boit, on oublie, et au milieu de cette misère se lève un être, comme figure du désespoir, de la perte, de l'abandon ; un être qui marchera sur la ville pour y cracher son venin, qui y régnera du haut de son tas d'ordures, et qui criera son irascibilité oubliée de toutes et tous : «Le temps venu de tuer le veau gras, et d'armer les justes».


«Un seigneur au repos tend à se retourner dans sa tombe.»

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le 21 avr. 2022

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