Il est un peu dommage de découvrir Tolkien sur le tard. Persiste le sentiment d'être passé à côté d'une lecture de jeunesse qui aurait pu être personnellement fondatrice si seulement faite entre Verne et les nouvelles de Poe et Maupassant.

C'est toutefois le moyen de prendre après coup la mesure exacte de l'Univers imaginé par J.R.R. Tolkien. En à peine un demi-siècle, son œuvre aura engendré, plus ou moins directement, parfois pour le pire, des miliers d'ouvrages, de JDR, de jeux vidéo, de cartes, de figurines, de bandes dessinées ; sans bien entendu oublier la trilogie de films qui a fixé pour beaucoup d'entre nous, non-lecteurs, l'univers visuel élaboré par Howe/Lee et mis bas par WetaWorkshop. Les Terre du Milieu sont donc loin d'être terra incognita : elfes, orcs, nains, ou même Frodon, Gandalf, Sauron, etc. tout ceci résonne bien familier à l'oreille.

Que dire alors ? Tout a déjà été écrit, décortiqué, analysé sur cette mythologie façonnée de toute pièce par le professeur d'Oxford, ses nombreuses sources d'inspiration puisant dans le large réservoir des anciennes civilisations, l'influence chrétienne et de la guerre, sa richesse narrative, sa profondeur philologique, ses facettes symboliques et son impact sur la culture populaire depuis sa parution.

Donc, pour un lecteur tardif, ce qui frappe tout d'abord c'est qu'avec une approche naturaliste, décrivant par le menu les paysages traversés par les héros — sentiers, collines, ruisseaux et forêts — Tolkien donne à la Terre du Milieu une présence fortement concrète. On s'imagine aisément les arpenter également. De l'autre côté, il ne décrit jamais les traits de ses personnages et assez rarement les architectures ou les armures, se limitant à quelques grands traits et, parfois, des précisions héraldiques, laissant alors au lecteur puis aux illustrateurs innombrables une vaste latitude pour donner vie à ce monde. (Tolkien lui-même, au style très kay-nielsennesque, les Hildebrandt, le duo déjà cité, Ted Nasmith qui avait pour sa part refusé de travailler sur les films, des noms connus comme Angus McBride ou Frazetta ou bien encore, plus original, la tapisserie de Cor Blok) On vacille ainsi toujours entre quelque chose de très général, parfois même d'abstrait et un monde tangible dont on pourrait presque arracher quelque poignée d'herbe. C'est sans doute ce savant mélange qui a permis d'assurer à la fois la richesse et la pénnerité de ce monde ; son universalité.

Ce qui marque toutefois le plus, outre l'épopée épique, l'alchimie entre les héros ou la cohérence du continent, c'est la tristesse qui nimbe l'ensemble. Le Troisième Âge est empli de mélancolie, ras la coupe et à boire jusqu'à la lie. Le grand royaume humains de l'Arnor s'est effondré et ne subsistent que quelques cairns hantés, le Gondor n'est plus que l'ombre de Nùmenor, les elfes immarcescibles vivotent au fond de leurs forêts en attendant de repartir pour Valinor, les nains sont sans dédales fixes et les Ents accomplissent leur dernière marche.
Les jours passent, Tolkien prenant le plus grand soin à décrire la course des astres, on est au crépuscule d'une époque et l'ombre s'étend. Même la victoire sera amère car si va s'ouvrir le Quatrième Âge, il s'agira d'un monde inerte, sans Elfes, sans immortels, sans magie... celui des Hommes voués au trépas. Comme chez Hésiode la Race de Fer succède à la Race des Héros. Tolkien nous conte ainsi le désenchantement du Monde et le drame de la mortalité, plus de quatre mille ans après la quête de Gilgamesh. Il est alors fort peu étonnant que la suite, "The New Shadow", abandonnée dès les premières pages était encore plus sombre...

Si souvent Sam et Frodon s'amusent à s'imaginer à leur tour les héros d'une de ces vieilles chansons qui émaillent le texte, leur chant, aussi héroïque soit-il, sera celui du cygne. Le passé, ces Jours Anciens et leurs exploits sont omniprésents dans l'esprit des membres de la communauté de l'anneau. (présence renforcée, pour le lecteur, par l'idée qu'il ne s'agit pas juste de vagues évocations mais que tout celà existe bel et bien. La pointe emergée de l'iceberg.) On pense alors à Alexandre le Grand qui chaque nuit dormait l'Iliade sous l'oreiller ou encore reproduisant dans les rites et le mobilier funéraires les funérailles de Patrocle telles qu'évoquées par Homère.
Nushku
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le 3 janv. 2013

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Nushku

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