Le Royaume
6.9
Le Royaume

livre de Emmanuel Carrère (2014)

(Cherchez d'abord) le Royaume...telle est la question...

Littérature et religion. Deux termes ambivalents voire antagonistes. Aussi, un peu comme l'auteur, il fut un temps où, la sacralité des textes chrétiens ne pouvaient être ni discutée et encore moins remise en cause selon moi. Et c'est ce qui m'a interpellé au moment d'ouvrir ce livre : comment aborder la question de la religion chrétienne sans tomber dans l'énoncé ronflant de la doctrine, comment ne pas perdre son lectorat en se perdant dans des questionnements et jugements et surtout comment ne pas tomber dans la facilité en y mêlant de la fiction, de l'extraordinaire bref du Dan Brown quoi! Du coup, si le livre tend à réhabiliter quelque peu l'association littérature et religion, on ne saurait trop qualifier cet ouvrage en en refermant les ultimes pages: fiction? enquête? variation romancée d'un ouvrage religieux? confession (intime) de l'auteur?

Loin de moi l'idée d'opérer un étiquetage systématique des œuvres. Simplement, en mélangeant sources et genre, en superposant supposition, faits avérés et connaissances, "Le Royaume" ne répond que partiellement aux attentes.

Pourtant l'originalité de ce livre tient en grande partie à ses sources. Outre la symphonie d'auteurs, exégètes et autres mention d'auteurs, l'auteur nous apprend dès le prologue avoir littéralement étudié la religion. Un peu comme ces pratiquants plus ou moins déclarés mais qui par conviction ou autre(s) raison(s) se "replongent" dans la religion, Emmanuel Carrère a "mangé" de la religion. En résumé, il s'agissait de "s'imposer", chez soi, la lecture d'un chapitre par jour de la Bible et d'y ajouter une plongée dans les figures religieuses importantes du catholicisme. Le tout s'accompagnant d'une modification dans le mode de vie, le comportement et le sens à donner à la vie. On pourrait croire que ce (long) prologue servirait à étaler les doutes, atermoiements et autres épisodes de la vie de l'auteur. En plus de cela, ces premières pages permettent de poser le socle de la réflexion de l'auteur. Les questions qu'ils posent tout le long de l'ouvrage et les éventuelles réponses qui en découlent sont le résultat de cette démarche, de cette recherche et donc de la compilation de ces données.

Le cœur du livre donc, ce "Royaume" reprend un débat quasi-inhérent à la naissance de la religion chrétienne et principale fracture entre Protestant et Catholique et au sein-même de ces deux courants. En somme, sur quoi repose ce Royaume (Dieu? Jésus? les croyants? les "représentants" de Dieu chargés de délivrer la bonne nouvelle?), comment ce Royaume tant mis à mal au gré des civilisations a su naître, se maintenir et gagner autant d'ouailles malgré les divergences d'interprétation et surtout comment cette religion a-t-elle pu survivre?

Du coup, tout le long de l'ouvrage, l'auteur remet cette chronologie en perspective, faisant coïncider les principaux épisodes du Nouveau Testament avec le contexte social, géopolitique, religieux et philosophique de l'époque. En y ajoutant ces dimensions, on parvient à saisir combien la chrétienté a dû jongler entre sa parenté avec le judaïsme, la méfiance du paganisme et la relative indifférence hellénistique. Ainsi, en éclairant de la sorte cette époque, l'auteur atténue quelque peu le déroulé de certains événements, apportent des précisions (intéressantes) sur d'autres tout en insistant bien sur le caractère protéiforme de la religion chrétienne. Et donc de pointer le paradoxe d'une religion basée sur un livre mais dont les premiers pratiquants étaient des juifs pratiquants, convertis sur la "base" d'événements narrés par des tiers (et donc avec la possibilité d'avoir autant de versions). En s'attardant sur l'un des premiers pourvoyeurs de la Bonne Nouvelle, Paul, l'auteur opère un choix judicieux: personnage à l'histoire trouble, persécuteur puis persécuté, Emmanuel Carrère trouve dans ce personnage un fil conducteur solide et pertinent.

"Le Royaume" ne se contente pas de comparer la narration de la naissance chrétienne selon leurs auteurs. En s'intéressant un peu plus à leurs personnalités, leurs possibles participations aux événements décrits et à la date à laquelle ont été rédigés ces livres, Emmanuel Carrère livre des clés intéressantes sur la genèse de la religion chrétienne. Et de pointer du doigt une problématique essentielle dans la religion, celle de la transmission en l'occurrence. Orale dans un premier temps, narrée puis énoncée comme des principes religieux et transmis dans un cadre religieux et/ou familial, ce "tronc commun" a donc été soumis aux aléas du temps, à la barrière de la langue et...de la traduction. Point de dénonciation ou de jugements hâtifs sur une croyance, juste le constat des convergences et divergences autour de la véracité et l'exactitude de la naissance de la religion chrétienne.

Du coup, on regretterait presque que l'ouvrage ne se dispersent dans des comparaisons un peu facile (mais qui permettent d'actualiser les anecdotes narrées et donc de ne pas "perdre" en route le lecteur), des assertions autobiographiques dispensables débouchant donc sur un style un peu déconcertant et "clivant".

Et si l'auteur convoque des souvenirs teintés d'ironie, de tendresse, d'humour voire d'effarement, si Emmanuel Carrère parfait son raisonnement par une analyse précise des forces en présence, des personnages présents, on reste un peu sur sa faim en terminant le livre. L'auteur le reconnaît lui-même et avoue ne pas avoir de réponses à certaines questions qu'il avance. Honnête mais assez frustrant au final. Non pas qu'une réponse claire, précise et tranchée était attendue. Encore aurait-il fallu qu'il y en ait une. Et du coup, l'auteur de retomber dans les travers reprochés aux principaux auteurs des Evangiles. Non pas que l'on aurait aimé qu'Emmanuel Carrère ait la fureur et la plume "acide" de Jean, encore moins le caractère de juge de Paul, néanmoins lorsque l'auteur tombe dans une certaine forme de tiédeur, mélangée à un relatif étalage de connaissances (tendant à la prétention), on obtient un livre certes étayé et argumenté mais dont la finalité demeure incertaine.
RaZom

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