Le Procès
7.8
Le Procès

livre de Franz Kafka (1925)

C'est vraiment une drôle de justice qui attend Joseph K. Une justice aux pratiques pour le moins étranges. K. est arrêté mais laissé en liberté et peut continuer à vivre comme si de rien était. La justice ne semble pas avoir de lieux attitrés et se pratique soit dans les appartements privés de certains de ses employés (comme le premier interrogatoire qui se déroule chez un huissier, pendant que madame fait sa lessive), soit dans des greniers surchauffés où poireautent les contribuables en attente de procès.
Et puis, qu'en sait-on vraiment, de cette justice ? Joseph K. est arrêté et accusé mais sans jamais savoir de quoi. Quant au fonctionnement de l'appareil judiciaire, il est de plus en plus énigmatique au fil du roman, il y a les petits juges, les grands juges (qui sont impossible à atteindre), les petits et les grands avocats (tout aussi inatteignables), des recours, des requêtes, etc. Il faut connaître toute une série de bonnes personnes qui vont faire pour vous ce que l'on n'appelle pas encore du « lobbying ».
Ainsi, la justice se cache partout. Chaque appartement peut servir à un juge d'instruction. Chaque personne peut avoir de l'influence sur un juge : les avocats, bien sûr, mais aussi un industriel ou un peintre. Finalement, seul K. semble être extérieur au monde judiciaire. De fait, comme nous, il regarde tout cela du dehors, sans comprendre un seul instant ce qui se déroule autour de lui, et donc sans en envisager l'ampleur (ou le manque d'ampleur, d'ailleurs). Il ne connaît rien ni aux lois, ni au système judiciaire. Il n'est pas « initié » (le mot est répété très souvent dans le roman : la justice serait une sorte de culte ésotérique que seuls des initiés peuvent comprendre, et encore cela dépend du niveau d'initiation).
Et c'est ainsi que le procès devient de plus en plus obsédant au fil du roman : ne sachant ni de quoi il est accusé, ni par qui, ni comment se sortir de cette situation, K. voit vite chaque aspect de sa vie envahi par ce problème qui vire à la parano. Il y pense en permanence, mais y penser sans cesse ne fait absolument rien avancer.


Joseph K. ne sait donc pas de quoi il est accusé, ce qui rend d'autant plus drôle l'affirmation de son innocence. Car Le Procès est un roman très drôle. Il suffit pour s'en rendre compte de lire quelques répliques : K. qui s'étonne que l'avocat connaisse des gens de justice ; l'affirmation qu'il existe deux justices, « celle du palais et celle du grenier » ; les trois issues possibles du procès (« acquittement réel, acquittement apparent et atermoiement illimité ») ; et, entre autres, cette information d'une importance capitale :
« L'une des superstitions consiste à croire qu'on peut lire l'issue du procès sur la tête de l'accusé, et surtout dans le dessin de ses lèvres. Les gens qui croient à de tels présages ont donc dit que d'après vos lèvres vous ne tarderiez certainement pas à être condamné. »
Kafka multiplie les formes d'humour. Il parodie avec beaucoup de finesse le charabia juridique, mais aussi le discours amoureux. Il emploie même de l'absurde.
Ainsi, dans une scène hilarante, K. découvre, dans un débarras à côté de son bureau, à la banque, trois hommes qui se tiennent là dans une fâcheuse posture. Deux d'entre eux sont les inspecteurs du début du roman, et le troisième est le bourreau chargé de les fouetter parce que K. s'était plaint d'eux auprès du juge d'instruction. Voilà bien une scène que l'on verrait sans problème dans un épisode du Monty Python's Flying Circus.
Sans parler aussi du running gag de « la personne qui a de l'influence et qui peut aider K. dans son procès », que cette personne soit l'huissier, le chef de bureau, l'avocat, l'industriel, le peintre... Le roman est parsemé de ces rencontres, et à chaque fois, cette personne se perd dans un discours où elle ne parle que d'elle-même et l'affaire de K. n'avance pas d'un iota.


La justice est donc une comédie. Et comme, dans ce roman, la justice, c'est la vie dans son ensemble, alors c'est la vie qui est une comédie absurde. Ce qui explique les multiples allusions au monde du théâtre. Tout dans ce roman semble être une scène où les personnages sont en représentation permanente. Ainsi, à peine après son « arrestation » par les inspecteurs, en ouverture du roman, K. se plaît à rejouer la scène à Mlle Bürstner. Plus tard, le premier interrogatoire se tient sur une estrade entourée d'un public qui va réagir aux propos de K., l'applaudissant même parfois, et l'accusé va alors prendre la parole non pas pour répondre au juge d'instruction (qui, de toute façon, ne lui pose pas de questions) mais pour impressionner ce public.
Chacun semble jouer un rôle. Tous ne sont que des personnages et derrière les titres ronflants, il n'y a bien souvent que du vide. Vide de l'accusation contre K., vide du système judiciaire qui se cache dans un grenier, vide derrière le grand et superbe tableau du juge, où la majesté du magistrat est entièrement feinte. « Tout cela n'est qu'une invention », dira-t-on au sujet du tableau, et cela peut s'appliquer à tout le roman. Vide des titres ronflants : M. le Fondé de pouvoir, M. le chef de bureau, M. le juge d'instruction ; des titres qui ne correspondent à rien : K. semble simplement faire acte de présence à la banque sans y travailler et peut en partir comme bon lui semble, le juge d'instruction ne pose aucune question, etc. Des masques vides, des « persona » de théâtre.
Tout n'est donc qu'une vaste farce, une comédie où chacun joue un rôle.
« K. avait l'impression d'assister à un dialogue préparé d'avance qui avait dû se répéter et se répéterait encore souvent »
Et c'est là peut-être le grand décalage qui crée le comique principal du roman : K. prend au sérieux ce qui n'est qu'une gigantesque comédie. Il est le seul à ne pas connaître son rôle, et il erre sur la scène. Finalement, Le Procès de Kafka illustre le fameux propos de MacBeth qui compare la vie à une scène de théâtre :
« Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing. »

SanFelice
10
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le 25 déc. 2017

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