Je n’ai pas trop l’habitude de perdre mon temps à critiquer les très mauvais livres, déjà, je pense que c’est plus intéressant de vous parler de ceux qui m’intéressent ou de vous raconter en long en large et en travers la vie sexuelle de Pierre Louÿs et de ses amis et enfin, je ne vois pas trop l’intérêt d’expliquer pour la millième fois que Musso ou Lévy écrivent comme des culs, vous n’aviez pas à les lire d’abord, masochistes invétérés, une ligne au hasard suffisait bien…


Ici, exceptionnellement, je vais contrevenir à mes bonnes habitudes pour toute une série de raisons.


D’abord, le livre est onzième dans le top 111 du site (enfin, étaient quand je l’ai noté, me semble-t-il depuis il semblerait qu’il ne soit plus « que » dix-huitième). Oui, je sais bien, vous allez m’expliquer qu’un top rempli de Terry Pratchett, Dan Simmons et autres Asimov, quelque soit par ailleurs la sympathie qu’on peut avoir pour certains d’entre eux, ne révèle pas grand chose des innombrables merveilles de l’histoire littéraire et qu’il ne mérite pas d’être pris autrement que par un vaste éclat de rire, mais tout de même...
Là où c’est encore plus grave, c’est que cette maladie s’est étendue jusque chez mes éclaireurs, pourtant triés sur le volet. Sur les douze notes, chiffre particulièrement affolant pour quiconque est passé au travers de cette infâme épreuve qui consiste à avaler cette purge, une seule note lucide et dévastatrice (un joli 3, tiens, ça me rappelle que je dois le baisser un peu…) pour toutes les autres qui atteignent au moins le 8, deux 7 timides et néanmoins impardonnables mis à part.


Et moi sur cette poignée de notes, voyez-vous, je reposais pas mal d’espoirs.
J’imagine que chacun de son côté, doit éprouver les mêmes symptômes et gageons que plus d'un d’entre vous, pris au piège de ce gigantesque canular a déjà envisagé de se laisser tenter par cet ignoble ouvrage.


Le livre, en quelques mots, il n’en vaut pas davantage, est un navet. Un immense navet qui raconte de façon grotesque et dénuée de la moindre parcelle de réel humour des aventures abracadabrantesques dans le Moscou des années trente mettant en jeu le diable, un chat géant, une donzelle et un « maître » dont l’insignifiance à exister tient peut-être à son arrivée fort tardive, victime des multiples fluctuations d’un auteur semble-t-il allergique à la plus élémentaire des rigueurs.


Bien entendu, vous aurez le droit à mille explications surréalistes saluant le caractère burlesque de l’histoire, un échec pathétique et ennuyeux, la merveilleuse histoire d’amour pourtant complètement insignifiante et bien entendu la critique politique et sociale (je reprends Monsieur Wiki, c’est tellement drôle…).
Ah mais oui, faut pas oublier que Boulgakov est un auteur culte, tout de même, un vrai rebelle qui terminera son chef-d’œuvre sur son lit de mort, le dictant à son épouse qu’on imagine méritante et ne connaîtra un succès que posthume, preuve définitive de l’aspect corrosif de cette merveille…


il va de soi que quiconque lirait entre les lignes de sa vie l’incroyable médiocrité du personnage, l’aigreur constante de son caractère, une absence complète du moindre talent et les multiples tentatives putassières pour devenir le plus bassement possible un de ces auteurs officiels qu’il dénigrera par vengeance et jalousie dans cet ouvrage (et un brin de lâcheté aussi, quitte à faire…) ne pourrait être considéré que comme un fou dangereux et mériterait d’être enfermé aussi sec comme dans les plus belles heures décrites dans ce monceau d’inanités.


Parce que voyez-vous, le livre est culte, comme on dit, ce qui implique toujours des gardiens du dit culte, des rituels divers et variés et même des lieux saints, comme l’immeuble décrit dans le livre qui connaît depuis les années soixante des nombreuses visites et bariolées qui ne sont pas sans rappeler l’intérêt que portent à l’Eglise St Sulpice les amateurs déments du Da Vinci Code, comparaison moins outrancière que l’on peut le croire.


Et donc si le livre est culte, il est interdit de dire qu’à force d’avoir été réécrit des dizaines de fois sur une longue période en dépit de tout bon sens, le livre est un bordel foutraque dénué du moindre rythme.
Il est interdit de dire à quel point la scène du bal est longue laide et révèle la grande pauvreté culturelle de son auteur.
Il est interdit de dire que si les premiers chapitres font illusion un bref instant, car essayant vaguement d’instaurer dans les paroles et les actions de ce diable fadasse un semblant de logique dans une construction complexe qui retombe sur ses jambes, tous ces beaux efforts sont inutiles à partir du moment où il n’en sera bien sûr plus jamais question dans les chapitres suivants, tous plus absurdes les uns que les autres. Si tout est possible, rien n’a d’intérêt, vous pouvez refermer le livre dès ce moment-là.
Il est interdit de dire que même en accueillant avec bonhomie la première apparition du Christ et de Ponce Pilate, les expériences suivantes ne dépassent pas le niveau d’un Dan Brown (ah tiens, on l’a déjà croisé celui-là…) et ne sauvent pas le récit du complet naufrage.
J’imagine qu’il est encore plus interdit de trouver que Boulgakov écrit comme un chien et qu’un imbécile quelconque va me sortir le coup de la traduction…
Enfin, je me rends bien compte qu’il est interdit de trouver Le Maître et Marguerite pompeux et ridicule, petit et mesquin ou simplement ennuyeux à mourir.


La question alors est de savoir pourquoi se multiplient alors ces réactions dépassant l’entendement ? Un bref regard en diagonale sur tout le tas de critiques presqu’exclusivement laudatives que le site propose me force à admettre que, oui, sans rire, des personnes adulent ce gigantesque étron.


J’imagine que dans tous ces gens-là, il y en a bien un ou deux qui n’ont tout simplement jamais lu d’autres livres, qui trouvent ça merveilleux, ces petits signes qui forment des mots, puis des phrases, puis une vague histoire, comme ça, sur cinq cent pages… Ceux-là, je vous avoue que je leur pardonne presque, j’ai un ami un peu comme ça qui regarde un film tout les dix ans environ, pour lui, rien que le fait de se poser devant un écran qui fait défiler des images confine à la plus grande des magies et suffit à son bonheur, indifférent qu’il est à la qualité du film diffusé.


Après pour beaucoup, hélas, on va dire qu’ils ont lu d’autres livres, mais souvent tellement mauvais que leur échelle de valeur s’arrête très bas, du coup, toute leur collection est surnotée, ce qui explique bien des choses et qui a au moins le mérite de pouvoir être soigné avec beaucoup de bonne volonté et un peu d’effort.


Il ne faut jamais oublier non plus ceux qui souffrent, pour qui cinq cent pages semblent inaccessibles et qui sont tellement content d’arriver au bout (joie que je peux comprendre, même si pour d’autres raisons) qu’ils se sentent obligés de se valider leur effort à eux-mêmes en balançant allègrement les notes vers des sommets les plus farfelues. Et puis, les gens normaux, eux, ils ont bazardés tellement vite le livre après cinquante pages qu’ils ont la pudeur de ne pas mettre la note idoine qui compenserait toute cette bêtise-là… Moi-même, si je n’avais pas un ou deux principes concernant les cadeaux que l’ont peut me faire et si je n’avais pas été bloqué un mois dans une cambrousse profonde avec une réserve de livres s’épuisant, j’aurais avec le plus grand plaisir rejoint cette cohorte de gens heureux.


Enfin, ne négligeons jamais les deux mamelles qui irriguent la littérature contemporaine : la pauvreté de goût et le moutonisme qui suffisent à expliquer la plus grande partie des dégâts.


Un mot aussi pour vous dire, dans le plus grand désordre, moi-aussi, tout le mal que je pense de l’édition Pockett qui propose une traduction de Claude Ligny et un monceau de notes en bas de pages absolument insupportable. En fait, si vous voulez savoir exactement comment ne pas éditer un livre, analysez ce spécimen, c’est troublant, jusqu’à la colle des pages qui ne tient pas et qui commence déjà à manquer de perdre ses feuilles, probablement pour m’empêcher de le revendre, ce qui est inutile, voyons, jamais je ne remettrai un exemplaire d’une telle horreur en circulation, imaginez que cela tombe sous les yeux d’une personne sensible !
Des notes en bas de page, donc, trois ou quatre par page, comme un petit mémoire universitaire, une abomination pour le lecteur, et je ne vous parle pas de l’intérêt absolument inexistant de 98% de ces notes ( allez, un exemple pour la route, parce qu’il faut bien rire, dès les premières pages à « Mardouk, dieu de Babylone » renvoie une note précisant habilement : « Principale divinité du panthéon babylonien » (sic)… j’offre la page à qui la veut, elle vient de se détacher complètement…).
Impossible de ne pas sentir combien ces notes ajoutent une jolie couche de pesanteur pour chaque détail du texte qui en tenait déjà une bonne. Ainsi, tous ces noms de célébrités laborieusement commentés les uns après les autres nous rappellent que le public visé se doit d’être parfaitement inculte ce qui n’est jamais une bonne nouvelle et qui, pour le coup, m’attriste profondément.


Alors voilà, si je quitte quelques instants mon petit Jivago pour vous improviser cette bafouille pendant que mon corps évacue un restant de vapeur au sortir d’un délicieux bain aux algues, ce n’est pas pour déchaîner les passions des adolescents en chaleur qui vont se sentir outrés jusqu’aux tréfonds de leur âme, non, à ceux-ci, je renouvelle mon conseil amical de me disliker en silence et de passer leur chemin, ils seront bien gentils. Plus sérieusement, ce que je voudrais faire ici, c’est prévenir les personnes curieuses qui pouvaient légitiment avoir envie de lire ce livre adoré par tous qu’il n’y a pas de raisons valables de s’infliger une chose pareille, que si, poussé par un esprit aventureux que je respecte et bravant mes conseils fraternels ils se lancent dans une lecture forcément humiliante, qu’ils ne cherchent pas au-delà des premières dizaines de pages, qu’ils ne se forcent pas à la recherche d’un intérêt qui viendrait plus tard, caché dans les méandres et la confusion de ce torchon, non, et qu’ils peuvent jeter l’ignominieux déchet loin du regard des hommes de bonne volonté.


Et pendant tout ce temps gagné, ils pourront lire Oblomov, ce qui me vaudra leur gratitude éternelle.

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le 17 mai 2013

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Torpenn

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