Si Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick n'est certainement pas la première uchronie à être écrite dans la littérature en générale, l'oeuvre est pourtant considérée comme un de ses fers de lance, un de ses plus grands chef-d’œuvres, une de ses partitions inégalables, un de ses incontournables modèles du genre. Pourtant, à y regarder de plus près, le lecteur aurait tort de penser que le roman n'est simplement qu'une uchronie : il est en réalité bien plus que ça et va bien au-delà d'un simple thème de science-fiction qui aurait été réduit à son plus simple appareil comme s'il se suffisait ontologiquement à lui-même. En effet, l'auteur ne s'est pas contenté d'une simple application linéaire et presque simpliste d'un concept lisse et rassurant, mais a tranché dans le vif en imposant son propre rythme et une vision du monde abrupte et perturbante, dont Philip K. Dick a particulièrement le secret. Le Maître du Haut-Château est donc plus qu'une uchronie, plus qu'un roman, plus qu'un essai : c'est une forme de portail déformant et hyperbolique d'une monde alternatif, mais en réalité plus imbriqué dans le notre qu'il n'y paraît, et qui trompe profondément la perception de celui qui lit. Parce que tout est une question de jeu, de représentation, de reflet, de falsification et de confusion dans ce roman qui place son intrigue apparente dans un monde dirigé par les Puissances de l'Axe, qui auraient vaincu en 1947 les puissances alliées : tout est une question de regard, d'attention et de scepticisme. Le Maître du Haut-Château est un défi pour celui qui s'y plonge : presque un piège. Il instigue très vite en le lecteur un doute sur la raison d'être du roman et le pousse à lire plus profondément, jusqu'à la dernière goutte d'encre ce grand classique de la littérature du XXème siècle.


En apparence alors, Le Maître du Haut Château est avant tout une uchronie, sous-genre de la dystopie, qui a pour objectif d'imaginer l'état du Monde si un événement historique en particulier ne s'était pas produit comme il devait se produire. Ainsi, dans le cosmos proposé par Dick, Franklin D. Roosevelt est assassiné en 1933 et les puissances alliées perdent la guerre suite à une mauvaise gouvernance. Le monde est donc partagé entre les deux principales puissances victorieuse : l'Ouest revient a l'Allemagne Nazie et l'Est au Japon thalassocratique. Comme il est facilement imaginable (et je laisse au lecteur le soin d'aller le découvrir en ouvrant le roman), les totalitarismes gouvernent le monde selon leurs propres visions de l'Homme. Les Etats-Unis d'Amérique, eux, sont divisés en trois zones d'influence : une Amérique dominée par les Japonais, une Amérique dominée par les Nazis et une Amérique neutre. Les personnages évoluent donc dans un monde aux antipodes du notre et servent donc de toile de fond à ce dernier pour le raconter. Le lecteur découvre une Amérique influencée par le taoïsme, par l'influence philosophique et morale du Yi King (le livre des Métamorphoses), par les rites et coutumes de leurs envahisseurs, par leur noble code d'honneur et par son tourisme malsain. Quant au reste du monde, les Nazis, bien que rongés par des querelles internes très intéressantes entre extrémistes, épurent l'espèce humaine, détruisent l'Afrique, dominent dans l'économie mondiale par la puissance de leur industrie, colonisent l'Espace et aspirent à la destruction de leur ancien allié : le Japon. Mais plus que cela, le roman devient très vite une mise en abîme d'un autre roman, d'un certain Abendsen, intitulé Le poids de la sauterelle, qui est une forme de miroir asymétrique du véritable livre et qui fournit une uchronie dans l'uchronie en imaginant un monde où les Alliés gagnèrent la guerre. Les personnages sont, comme le lecteur, pris alors d'une forme de malaise, d'une idiote confusion et vivent des expériences méta-littéraires troublantes, en ayant des prémonitions venues d'un autre monde ou en subissant des prédictions étranges leur faisant part de l'existence d'un cosmos alternatif profondément réel et étrangement semblable au nôtre. Plus qu'une uchronie, quelque chose dans Le Maître du Haut-Château semble chuchoter aux oreilles des personnages qu'ils sont faits de carton pâte et trouble par son génie littéraire de l'ambiguïté.


L'intrigue fait coexister des personnages aux motivations très différentes, mais liés dans leur prise de conscience progressive de l'existence d'une supercherie quasiment divine, et qui se traduit notamment par les nombreuses prédictions de l'Oracle du Yi King. Un riche homme d'affaires japonais, un ouvrier Juif, un modeste apothicaire et une professeure de Judo sont donc, même s'ils ne se rencontrent quasiment jamais, pris dans une intrigue à la fois politique et romantique dont les ressorts ne servent qu'à permettre à l'auteur de développer son monde crée de toute pièce et participent à l'ambition plus intime de l'auteur. Le roman alterne donc les points de vue, il permet de passer rapidement des actions extérieures aux pensées internes d'un personnage et le style se fait parfois lapidaire. Cependant, le roman laisse à la fin de la lecture le sentiment de l'inachevé. S'il est de notoriété publique que l'auteur a abandonné l'écriture d'une suite car il ne supportait plus d'imaginer une uchronie aussi inhumaine et immonde, il faut dire aussi que Le Maître du Haut-Château semble avoir été écrit au fil de la plume. L'auteur lui-même confesse avoir commencé à écrire sans note sans savoir où son histoire le mènerait. Le roman est donc d'une certaine manière un peu amputé d'une part de sa structure et de son intrigue qui paraît finalement un peu boiteuse. En remportant le Prix Hugo, le roman laisse deviner les futurs chef d'oeuvre de l'auteur et nous livre tout de même une expérience littéraire déroutante parfois difficile, légèrement déconcertante et un soupçon décevante.

PaulStaes
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le 21 mars 2019

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Paul Staes

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