Parler du Livre de l'intranquillité n'est pas chose aisée. J'ai pu en faire l'expérience lorsque, au détour d'une conversation, on m'a interrogé sur ce que cet imposant objet bleu au titre étrange – que je trimballais partout – pouvait bien renfermer.
« C'est portugais », je me contentais de répondre, de peur d'en dire trop ; mon interlocuteur lâchait alors un petit « ah » intéressé, comme si nous parlions d'un bon vin.


En y repensant, un sentiment de trahison intime envers Pessoa, qui a passé plus de vingt ans sur son oeuvre, m'a astreint à aller plus loin que le simple constat de sa nationalité, pour partager quelques impressions de lecture.


Le génie du Lisboète réside, à mes yeux, dans une prise de recul radicale, cette capacité qu'il a de sortir de son corps pour pouvoir étudier au mieux son âme sous toutes ses facettes. La vraie sagesse, précise-t-il en effet, consiste à « contempler ses émotions comme on contemple un paysage ». La rigueur presque scientifique avec laquelle il opère cette extraction se manifeste sur le papier par la présence d'hétéronymes, une catégorie de doubles littéraires qui assument la narration des écrits du Portugais. Ainsi, Bernardo Soares, alias de Pessoa dans cet ouvrage, constitue un intermédiaire idéal entre auteur et lecteur, et l'attraction qu'exerce à force égale chacun d'eux le maintient, dans une tension, au milieu des choses. Pessoa parvient dès lors à une subjectivité si profonde sur la quasi-totalité des thèmes balayés que cette subjectivité semble se muer en objectivité par effet de bascule : sa propre vérité devient, en quelque sorte, universelle. Voilà pourquoi, selon mon interprétation, le lecteur s'identifie si aisément à ce modeste employé de bureau. Pessoa est en chacun de nous et sur ce point, le poète joue d'ailleurs avec son nom, qui, en portugais, signifie « personne », au sens d'individu. Soares est le chantre de la banalité, du lieu commun – d'un lieu commun, Lisbonne.


Et, en fin de compte, les fruits de cette observation silencieuse et désintéressée ont une saveur particulièrement amère. Supplice de penser, angoisse d'aimer, douleur de vivre... La lecture du Livre de l'intranquillité donnerait presque envie d'aller se percher tout en haut d'une colonne, dans un accès de fièvre ascétique. Mais ce serait sans compter sur la vie, impitoyable pour nous autres « hommes sensuels », qui, d'un seul coup de vent, nous en délogerait si facilement...


Pessoa, lui, reste de marbre, perdu dans ses chimères, intouchable, hors du monde, et tout autour de lui semble s'ériger, sous l'effet du vent, comme dans l'un de ses rêves, l'authentique tour d'ivoire des poètes.

Paul_
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 Livres et Words (2014)

Créée

le 3 oct. 2014

Critique lue 11K fois

93 j'aime

4 commentaires

Paul_

Écrit par

Critique lue 11K fois

93
4

D'autres avis sur Le Livre de l'intranquillité

Le Livre de l'intranquillité
Diothyme
8

Frag[île]ment

Je ne sais si j'ai aimé ou détesté Pessoa. Je reprends donc le clavier pour essayer d'y voir un peu plus clair. Je n'ai rien à lui reprocher, ni sur le fond, ni sur la forme. C'est un écrivain de...

le 30 déc. 2015

46 j'aime

19

Le Livre de l'intranquillité
DuarteLaurent
10

Critique de Le Livre de l'intranquillité par DuarteLaurent

Si l'on cherche un condensé de l'innovation et du génie littéraire il faut chercher du côté de Fernando Pessoa et en particulier du Livre de l'intraquillité. Dans son titre même Fernando Pessoa casse...

le 15 oct. 2010

39 j'aime

7

Le Livre de l'intranquillité
Sisyphe
10

Critique de Le Livre de l'intranquillité par Sisyphe

« Savoir que sera mauvaise l'œuvre que nous ne réaliserons jamais. Plus mauvaise encore, malgré tout, serait celle que nous ne réaliserions jamais. Celle que nous réalisons a au moins le mérite...

le 11 nov. 2010

16 j'aime

1

Du même critique

Lolita
Paul_
9

A love affair with the English language

Lolita, c'est la première œuvre que je me suis empressé de noter quand j'ai débarqué, jeune et ingénu, sur SensCritique. Jamais un style ne m'avait autant bouleversé dès les premiers mots : ces...

le 27 déc. 2013

47 j'aime

9

Salammbô
Paul_
8

Perle d'Orient

Objet finalement bizarre et biscornu que ce Salammbô, pour ne pas dire baroque – mais alors dans le sens premier du mot, utilisé par les joailliers de jadis pour désigner ces perles « baroques » qui...

le 4 juin 2016

25 j'aime

5

Lettres à Milena
Paul_
9

Ghost writer, ou lettres et le néant

Qui a dit que Kafka n'avait pas écrit de roman d'amour ? Longue de quelques mois seulement, sa correspondance avec Milena Jesenská, celle qui fut d'abord sa traductrice, raconte la passion...

le 2 juil. 2017

21 j'aime

9