Certains livres conduisent parfois à souffler que c’est précisément pour l’expérience qu’ils ont su proposer que l’on consacre autant de temps à les parcourir. Le Dieu Estropié, dixième et dernier tome du cycle gargantuesque de Steven Erikson, fait indéniablement partie de cette liste.


La promesse de l’auteur canadien était presque déraisonnable, le risque de déception aussi immense que la tâche qu’il avait devant lui. Se lancer tout inexpérimenté qu’il était dans l’écriture d’une décalogie ambitieuse pourrait laisser à penser qu’il est fou ou inconscient. La difficulté ne résidait pas seulement dans l’écriture de dix livres. Il s’agissait ici de narrer un périple harassant, sous toutes ses facettes, en fixant des jalons qui conditionneraient l’acceptabilité de l’Histoire par le lecteur et de la tâche tout aussi fatigante pour lui, tout en réservant suffisamment de surprises jusqu’à la dernière ligne droite qui ne devait surtout pas décevoir. Tout était prévu, chaque roman devait constituer un socle pour faire tenir un édifice monumental. Chacun contenait son lot de révélations et d’explications, mais aussi de mystères qui jouaient à faire courir le lecteur sur une ligne de crête le faisant tantôt pencher vers le plaisir et la satisfaction tantôt vers la frustration. Erikson devait savoir qu’un tel dispositif éreinterait et viendrait à bout de la patience de nombreux lecteurs. Je comprends ceux qui ont abandonné en cours de route. Mais je le comprends aussi lui, cet homme qui m’a fasciné lorsque je l’ai rencontré. Il y avait une étrangeté à le voir et l’écouter, tout en gentillesse et bienveillance qui ne semblaient jamais feintes ou exagérées. Tout était dans ses yeux. La complexité. Je me suis longtemps interrogé sur l’ambivalence entre ce qui m’avait semblé caractériser cet être et ses récits amers, sordides souvent, toujours infiniment tristes où l’horreur et la noirceur frappent crument.


Le Dieu Estropié est un roman assez incroyable, en ce qu’en tant que dernière pièce de ce puzzle XXL, il vient répondre à toutes les interrogations ayant fusé dans l’esprit du lecteur tout au long du cycle. Mais pas seulement, car il clôt aussi tous les arcs ouverts et laissés en suspens, ce qui ne manque pas d’ébahir tant il y en avait. Surtout, avec ce dernier opus, il vient donner un sens nouveau à l’entièreté du cycle. Rien que ça ! Car lorsque se révèle la thématique du Livre des Martyrs, en tant qu’œuvre globale et d’un seul tenant, à savoir la compassion, il y a bien le clic révélateur et satisfaisant des pièces qui s’assemblent. Son œuvre gagne en profondeur et, surtout, prend les allures d’un phare dans l’univers de la Fantasy. Et pour moi, ce fut la certitude qu’Erikson avait mis toute son essence dans son travail, dans sa réalisation. Artiste équilibriste, acharné et joueur, il a façonné méticuleusement son monument pour qu’à la fin ce dernier lui ressemble.


Lorsque je lui avais demandé comment un auteur pouvait réussir à écrire une décalogie dont le récit se déroule sur plusieurs continents, avec des centaines de personnages, sur des millénaires, sans jamais se perdre en route, sa réponse avait été limpide : comme lorsque tu montes à cheval, tu serres les genoux et tu ne perds pas de vue ta destination. Pourtant, quand je regarde l’accomplissement, que je mesure le chemin qu’il a dû parcourir pour rester maître du récit ou éviter les incohérences et sorties de route, je ne peux pas m’empêcher de reconnaître et saluer la simplicité d’un génie face à ses propres qualités.


Le Dieu Estropié est un tome complet qui offre un premier feu d’artifice à mi-parcours, garantissant au lecteur tout son soûl d’affrontements désespérés, de destinées glorieuses et funestes, de moments de grâce. Il s’agit aussi d’encourager l’effort qui reste à fournir par le lecteur pour aller jusqu’au grand final, celui que l’on ne pouvait décidément pas anticiper malgré des indices laissés çà et là dans les tomes précédents. L’effort de traduction doit d’ailleurs être salué pour le sens qu’il a préservé en renommant le cycle (Le Cycle des Martyrs a remplacé Le Livre Malazéen des Glorieux Défunts). La grande convergence a bien lieu et Erikson offre au lecteur un final épique comme jamais, déchirant et salvateur.


Il me semble préférable de ne rien dire à propos des personnages et destinées, de ne rien sous-entendre non plus. Tout juste prendrais-je la liberté de confirmer qu’ils sont tous au rendez-vous d’une manière ou d’une autre et que le personnage de Tavore a connu à mes yeux la plus incroyable des ascensions. D’abord détestée, puis regardée avec curiosité, elle est devenue dès les tomes 6 et 7 une source de fascination. Et je l’ai suivie jusqu’au bout du monde.


J’ai le souvenir de critiques de lecteurs qui reprochaient à l’auteur de ne pas rendre ses personnages attachants, voire d’empêcher tout attachement. Je n’ai jamais été d’accord avec cette affirmation, mais je la comprends car le dispositif qu’il a choisi conduit à naviguer entre de très nombreux personnages et dilue nécessairement l’empathie spécifique que pourrait développer le lecteur avec chacun d’eux. Néanmoins, force est de constater que les dernières pages m’ont laissé à genoux, hagard et submergé par un torrent d’émotions, les yeux littéralement embués devant des séquences de sacrifices, de retrouvailles et d’adieux. Je ne verse pourtant pas si souvent de larmes, mais je n’ai rien su contrôler dans le cas présent. Je pense donc pouvoir affirmer que les choix de l’auteur, sans convenir à tous, ont été payants.


A l’heure de conclure, il faut bien reconnaître que la fin de la saga laisse une effroyable sensation de vide. Il y a quantité d’autres romans et univers à explorer, mais il n’y aura pas beaucoup de périples à la hauteur de celui-ci, aussi ambitieux, démesurés et maîtrisés. Mais cette lecture laisse des souvenirs fantastiques par dizaines et donne inévitablement envie de la relire, de la redécouvrir sous un jour nouveau, tant l’auteur avait planté des graines tout au long des romans, et ce, dès le premier.

A mes yeux, une œuvre démesurée, dévastatrice et inoubliable.


Un grand merci aux éditions Leha pour le courage qu’il a fallu de se lancer dans l’édition d’un tel mastodonte, pour être allé au bout et tout simplement pour avoir tenu la promesse. Un chaleureux merci également à Nicolas Merrien (pour ton abnégation) et à Emmanuel Chastellière (pour ton professionnalisme), vos choix payants de traduction m’ont rendu la lecture encore plus agréable. Des salutations sincères également à Marc Simonetti pour la qualité des illustrations qui font baver les lecteurs du monde entier. A tous, si vous me lisez un jour, vous avez réalisé un de mes rêves.


Et enfin, merci à Steven Erikson. Quand bien même cela semblerait surfait d’affirmer ce genre de chose, je considère réellement qu’il y a un avant et un après Cycle des Martyrs.


Flibustier_Grivois
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le 31 mai 2023

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