L'immense réussite de cette autobiographie, centrée sur la tétanisante influence d'une mère sur un enfant réceptif et impressionnable (on le serait à moins), tient dans la simplicité de son écriture, directement reliée à celle du cœur de son auteur. Une façon stupéfiante de décrire en quelques phrases évidentes une complexité inouïe.


Dès les premières pages, Romain Gary transforme son lecteur en un complice amusé, chaleureux et bienveillant, d'aventures parfois rocambolesques et incroyables, d'autres fois parfaitement banales. Et il le fait avec cette capacité qu'ont seuls les plus grands écrivains de si bien décrire leurs tourments intérieurs, leurs motivations inavouées et leur pulsions sécrètes, qu'on se figure qu'il devient, au fil des pages, un frère ou un ami.
C'est d'autant plus sidérant qu'il n'existe rien de commun entre la vie ici racontée et la votre (ou la mienne). Rien, si ce n'est sans doute un dénominateur commun essentiel, un lien vital à l'existence, dont la révélation (et l'affirmation progressive) ne vont cesser de vous rassurer quant à votre propre rapport au monde.
Je parlais de complexité, et elle est bien là: cet étranger à la trajectoire rocambolesque vous en dit plus sur vous-même et votre existence qu'un millier de personnes qui gravitent quotidiennement autour de vous.
J'imagine que c'est là une des marque de fabrique d'un chef-d’œuvre.


Car il fallait une âme hors du commun à ce jeune héros, futur auteur, pour survivre à un amour aussi dévorant. Et c'est là, surtout, que se situe l'extraordinaire. Ce ne sont sans doute pas, en effet, les proportions déraisonnées de la foi tétanisante que cette mère porte à son fils qui sont exceptionnelles. Ce genre de génitrices ont existé, existent encore et continueront de sévir sur cette terre, produisant des dégâts irréversibles sur des générations entières de bambins traumatisés et impitoyablement broyés par la vie, cette chose fascinante et monstrueuse.


Très certainement, je le concède, cette mère-ci fit preuve de toutes les excentricités, considéra les normes sociales comme simples vétilles et se montra capable de toutes les extravagances, au nom de la grandeur à venir de ce fils qui, en retour, se montra dès le début fermement décidé à répondre à ses attentes les plus exaltées.
Réussir à survivre à cette folie sublime donne alors, sans doute, la possibilité de vivre d'autant plus singulièrement sa vie que les circonstances s'y prêtent, avant de produire des œuvres magnifiques et de quitter ce monde de la plus préméditée des manières.


Parce que voilà: la mort, si Romain Gary parvint finalement à se l'offrir, c'est qu'il sut auparavant obstinément la refuser, et non sans un certain panache.
Bien plus qu'au cours des nombreuses missions où, en pleine guerre, les avions dans lesquels il se trouvait heurtèrent le sol en dehors des normes autorisées par les manuels d'aviation, son corps refusa plus d'une fois (et catégoriquement) les conséquences funestes et définitives de la maladie. Tout simplement parce qu'il ne s'était pas encore conformé aux dessins maternels.
Par exemple, vers la fin de la guerre, alors qu'il est tenu pour mort par ses médecins à la suite d'une typhoïde avec hémorragies intestinales et qu'il reçut l'extrême-onction, Gary résiste contre toute attente.
L'explication est donc limpide. Et il le dit: "un artiste véritable ne se laisse pas vaincre par son matériau, il cherche à imposer son inspiration à la matière brute, essaye de donner au magma une forme, un sens, une expression". Cette volonté farouche d'être écrivain n'est rien d'autre, alors, que celle de satisfaire à l'amour sans limite de sa mère, dont le cordon ombilical ne sera jamais coupé, jusqu'à la fin.
Pour tenter de s'affranchir de cet amour maternel asphyxiant, et en y échouant parfaitement, Gary prend tous les risques, impose sa volonté sur presque tout et à presque tous, sauf peut-être, justement, les femmes.


Car il y a deux façons de vivre sa vie, après tout: en se laissant bercer par ses illusions, ou en affrontant ces dernières à chaque seconde, pour ne rien laisser d'autre au destin que ses névroses transcendées.

guyness
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le 20 août 2015

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guyness

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