A à peine 19 ans, j'effectuais mon premier stage en psychiatrie adulte ; l'entourage encourageant me disait que j'allais m'enfuir en courant face à la violence des fous. One flew over the cuckoo's clock était d'un âge passé, la bave médicamentée prévalait sur l'agressivité.
J'avais déjà rencontré Antonin Artaud avant de venir en ce lieu, je ne sais plus trop où et comment. Je le redécouvrais ici, à travers un non-patient, un schizophrène "guéri" qui venait se balader à l'hôpital de jour pour sauver les autres patients de la psychiatrie. Il me parlait de Guattari, de Deleuze - enfin, je m'inclus dans la conversation mais sa logorrhée ne laissait pas vraiment de place à l'autre. Je lui rappelais sa fille, il me demandait quel métier faisait mon père. Nous jouions au ping-pong au milieu du salon, les échanges de balles étaient parallèles à ses questions (- Votre père est architecte ? - Non. - Biologiste ? - Non. - Professeur des écoles ? - Non.) Il offrait des cigarettes à André, cet enfant vieux qui murmurait continuellement de sa voix rauque "feu... feu..." et qui prenait ta main pour t'emmener voir le briquet de l'autre côté du mur du jardin, feu... feu. Ce non-patient, disons Gaspard, était peintre et saxophoniste, il m'a offert une petite impression d'une de ses peintures.
Le psychologue de l'hôpital avait une longue barbe blanche, un stéréotype de la psychanalyse formidable, bientôt à la retraite. C'était le roi de ces lieux, les patients lui couraient après pour lui offrir des cafés. Il avait pris Gaspard en cure analytique pendant longtemps, celle-ci était finie mais leur relation non. Ils se rencontraient en dehors de l'hôpital, au sein d'une association. Un de ses projets fut de monter une pièce de théâtre mettant en scène la correspondance entre Jacques Rivière et Antonin Artaud, récitée par des fous et donc par Gaspard.
Sacrée mise en abîme : la lecture d'un écrit de fou par un fou.
Mon stage était fini avant la représentation qui se tenait quelques mois après. J'y suis allée, j'ai croisé Gaspard, j'ai entendu Antonin Artaud par sa voix, par ma première rencontre avec un psychotique. C'était assez bouleversant.

Antonin Artaud est pour moi incarné quelque part.

L'écriture torturée de ce poète ne se comprend pas, elle s'entend. Elle appartient à cette limite de l'indicible, l'approche floue du réel. La description tellement précise qu'il fait de sa folie est d'une justesse inimaginable. (J'avais commencé à lire Lacan en parallèle du Pèse-Nerf, ce mélange étrange entre la théorie pure et la sensation vertigineuse que vit Artaud, tout se recoupait, j'étais illuminée.)

La folie est belle et triste, poétique et abjecte ; des vers grouillent sous les mots, des éclairs de génie débarquent sans prévenir, c'est la surprise de la spontanéité sans loi, c'est le désespoir total du corps étranger, de l'esprit qui-ne-s'attrape-pas. Artaud glisse, il écrit sa déchirure.

Je regarde d'un air ébahi ce jeune fou qui caresse le chien de la clinique : - C'est fou la vie, y'a des hommes, des chiens, des chats, des poissons, des oiseaux... et on donne même des prénoms aux chiens !

La folie résonne, le fond du ventre tremble. Les mots d'Artaud sont une tempête.
slowpress
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le 26 mars 2014

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