Dune
8.1
Dune

livre de Frank Herbert (1965)

Un livre peut-être bon de par la qualité de son histoire, par sa nouveauté, ou encore par son style. Mais, pour produire un chef d'œuvre intemporel, il en faut plus, il faut que le livre marque les esprits, non pas "hic et nunc", par rapport à son contexte, mais au contraire de par un rapport à l'homme, qui ne changerait pas alors que l'homme change. En d'autres mots, qui s'imposerait à la nature de l'homme et non pas à la culture. Autant dire que c'est pas simple, et c'est pourtant ce qu'a réussi Frank Herbert avec Dune.


Plutôt que de plagier la critique d'Hypérion que je rejoins sur la plupart des points, j'aimerais vous proposer une lecture de ce livre à travers ses niveaux de lecture, et vous verrez qu'à la fin, le terme "chef d'œuvre" s'impose de lui-même.


Le premier niveau de lecture est, comme souvent, l'histoire. Un jeune noble, Paul Atréides, se retrouve avec sa famille à la tête d'une planète riche en ressource, mais habitée par des autochtones, avec qui il va devoir sympathiser pour défaire ses ennemis, les vicieux Harkonnens, et garder la tête de la planète. Bon, la trame principale est assez bateau, pas loin de Pocahontas (et plus ou moins reprise après coup dans Danse avec les Loups ou Avatar), c'est un classique depuis les colonisations, mais ça marche, d'autant qu'il y a une histoire d'amour avec, il n'en faut pas plus pour jouer sur les ressorts de l'être humain.
Mais ce qui fait l'atout et la grande qualité de cette histoire, c'est la finesse des personnages (ils ont beau être plus de 10 personnages principaux, chacun a son propre caractère, et une psychologie étudiée, de sorte que même trois ans après la lecture on se souvient de tous.
On a donc une histoire qui satisfera aussi bien l'adolescent en manque d'aventures, que le lecteur endurci.


Le deuxième niveau de lecture est bien sûr l'univers. Herbert crée avec Dune un univers complètement cohérent, rien n'est laissé au hasard, tout est logique. Les différentes factions (maisons nobles, Fremens Confrérie des Honnêtes Ober Marchands, Guilde Spatiale, Mentats, Bene Gesserit, rejoints dans les tomes suivants par les Tleilaxu, Ix ou les Honorées Matriarches...) et leurs interactions sont étonnantes de cohérence, tout comme l'histoire ou les traits culturels. Et en même temps, tout cela est extrêmement inventif : si Herbert n'a pas inventé le space opera, il a mis au point l'un des univers les plus vraisemblables et les plus intéressants du genre. Mention spéciale au commerce de l'Épice, dans lequel on a voulu voir une analogie avec le pétrole, mais qui est bien plus ; une réflexion sur une ressource rare à l'échelle de la galaxie.
On se régale donc, et il faut avouer que c'est cet univers qui fait toute la saveur de ce livre. Là encore, il y en a pour tous les goûts : notre adolescent sera juste estomaqué par la complexité et le grandiose de l'univers de Herbert ; le scientifique, le sociologue ou l'historien, eux, se prendront à réfléchir aux possibilités offertes par une expansion de l'espèce humaine dans l'espace.


Le troisième que je soulèverai est le niveau écologique ou biologique. Frank Herbert imagine ici une forme de vie sans eau (pour rappel, sur Terre, toutes les cellules vivantes contiennent de l'eau), qui fonctionnerait donc selon une forme complètement différente. C'est le cycle de reproduction de l'épice, mettant en jeu les vers des sables et les truites des sables, qui ont des rapports complexes à l'eau et à l'épice.
Herbert s'interroge ensuite sur les conséquences que cette forme de vie aurait sur l'écologie de la planète : c'est ce qui crée cette planète-désert qu'est Dune. Dans les tomes suivants il fera évoluer cette écologie, faisant reverdir la planète puis la faisant à nouveau se désertifier.
Plus encore, il s'interroge à travers Dune sur les rapports de l'homme à un tel milieu extrême : en découle le peuple des Fremen, aux modes de vie, technologies et codes sociaux forgés par le manque d'eau. Herbert aura été un des premiers à poser l'idée que l'homme soit, ni soumis, ni maître de son environnement, mais partie de celui-ci... C'est par là que Dune est actuel (très proche de l'écologie actuelle (je parle de la science des écosystèmes, pas de Greenpeace (parenthèse combo (interprétez ce smiley comme vous voudrez :()))) et intemporel à la fois (cette question du rapport de l'homme à son milieu...).
On est donc là dans un niveau un peu plus élevé et un peu moins accessible, puisque la réflexion est plus poussée. Le lecteur qui ne veut pas se prendre la tête se contentera d'apprécier l'ambiance créée par cette planète désertique, mais il y a vraiment beaucoup de matière de ce côté là.


Enfin, j'en viens à la quatrième façon de lire l'œuvre que j'ai décelé : ce livre propose une putain de réflexion sur la religion, et comment elle peut manipuler les hommes. Et, plus profondément et allant en s'étoffant au fur et à mesure des tomes, sur le besoin des hommes de croire en quelque chose, et comment on peut asseoir son pouvoir dessus. Je fais bien sûr ici référence aux programmes du Bene Gesserit, mais pas seulement : création d'un mythe, messie, syncrétisme religieux, guerre sainte (la guerre sainte est-elle négative ou positive ?) tout y passe, ce livre est quasiment un traité de mythologie à lui seul (bon, avec un parti pris, mais qui garde un réalisme qui le rend plutôt objectif).
Au début, les questionnements posés sont relativement abordables, mais au fur et à mesure que la série avance et que Herbert vieillit, les choses se complexifient au point que seul quelqu'un de très calé sur le sujet peut comprendre.


Évidemment, d'autres thèmes parfois plus profonds sont abordés mais sans forcément être développés tout au long de la série : la condition humaine avec le kwisatz haderach, la mémoire avec les gholas et le bene gesserit, l'éthique de la reproduction avec les manipulations du Bene Tleilax, les robots en toile de fond, l'art de la guerre avec "l'inattendu" de Miles Teg... Toutefois, les quatre thèmes que j'ai soulevé me semblent être les fondamentaux, et ceux qui font de ce livre un chef d'œuvre intemporel.
Ce sont vraiment des niveaux de lecture dans le sens où des lecteurs différents ne trouveront pas forcément le même intérêt dans ce livre : il est difficile d'appréhender l'intégralité de l'œuvre en une lecture.


Le seul défaut d'une telle superposition des niveaux de lecture : celui qui cherche là une belle histoire de science-fiction, tout simplement, sans vouloir aller plus loin (le garçon de 16 ans que j'étais la première fois, par exemple), aura du mal à rentrer dedans, les 100 premières pages étant un peu difficiles. Et pour cause : il y a dans ces premières pages beaucoup plus que l'histoire, le tout écrit dans le style si précis et froid de Herbert.
Mais s'il s'accroche, si l'histoire finit par le séduire, alors il sera largement récompensé : cette série est peut-être le seul space opera à dépasser la limite du genre pour s'établir en chef d'œuvre de la littérature en général.

Nordkapp
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Créée

le 23 févr. 2013

Modifiée

le 24 févr. 2013

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