"Recevoir la souffrance et se racheter avec"

Relire Crime et Châtiment plus de vingt ans après une première lecture, et dans la traduction d'André Markowicz, c'est une véritable redécouverte. La traducteur donne au texte de Dostoievski une vie, une réalité et une intensité qui, dans mes souvenirs, n'existaient pas dans les versions antérieures. C'est particulièrement vrai dans les dialogues (qui, dans les "grands" romans de l'auteur russe, occupent une partie très importantes du livre) : les anciens traducteurs avaient donné aux personnages une parole trop littéraire, trop "écrite", là où l'écrivain russe fait littéralement vivre ses personnages par la parole (ayant, en cela, plusieurs décennies d'avance sur les romanciers français, par exemple). Ses personnages emploient un vocabulaire populaire (ce qui, explique Markowicz, n'est pas du tout perçu comme "inférieur" en Russie, bien au contraire), ils maltraitent la grammaire, ils ne sont pas avares de répétitions, ils parlent en tentant de suivre le flux invraisemblable de leurs pensées, en bref : ils sont vivants, et leur langage est vivant.
Cela est très important quand on sait à quel point le langage est essentiel dans Crime et Châtiment, par exemple. Raskolnikov est un personnage qui parle sans cesse, mais ne dit jamais rien. C'est là un de ses nombreux paradoxes, et pas forcément le moindre. Alors que le "crime" arrive très tôt, l'essentiel du roman passe donc dans l'attente de la seule parole que le personnage ait l'obligation de dire, la seule parole que l'on attende de lui, celle qui est sans cesse retardée de l'aveu. Raskolnikov (et le lecteur avec lui) ne va finalement sans cesse penser qu'à ça, à cette parole à dire ou à retenir. Il va jouer constamment sur le fil du rasoir de l'aveu, admettant son crime pour mieux se rétracter, faisant des aveux symboliques ou rendant ceux-ci évidents en exposant ses "idées nouvelles". Bien souvent, les personnages (car Raskolnikov n'est pas le seul dans ce cas, on peut citer aussi Porphiri Petrovitch, Marmeladov, Loujine ou Svidrigaïlov) sont les maîtres des monologues, des longues prises de parole déstructurées, alambiquées, répétitives et ne menant nulle part. Des paroles qui ne servent qu'à repousser le moment fatidiques de l'aveu de Raskolnikov. A ce titre, on peut dire que Crime et Châtiment est le roman d'un accouchement, une sorte de maïeutique à la russe où l'on avance (et parfois on recule) par étapes successives vers la seule parole libératrice.
Car le roman est bien entendu celui d'une libération. Raskolnikov attend d'être libéré du châtiment que lui inflige sa conscience, de cette situation paradoxale où il se trouve : prisonnier de sa liberté. Le personnage inventé par Dostoievski est, comme les autres (on peut penser à Stavroguine ou aussi au père Karamavoz) totalement et absolument libre, et c'est cette même liberté qui finalement le torture. Libre de se dénoncer ou de se taire. Passant sans cesse d'un extrême à l'autre, d'une idée à l'autre, dans le chaos de ses réflexions. D'un côté il est un homme fort, il assume ses actes parce qu'en digne héritier spirituel de Napoléon, il estime avoir le droit de tuer sans avoir de comptes à rendre ; de l'autre côté c'est un vulgaire "pou" comme les autres, il a échoué sur toute la ligne et l'aveu reste la seule porte de sortie qui puisse le remettre sur le droit chemin.
Qu'on ne s'y trompe pas, le châtiment commence avant même que le crime n'ait lieu. L'objet du roman n'est pas de savoir si Raskonikov sera châtié légalement ou pas : de toute façon, la punition judiciaire est sans véritable effet sur les personnages. Le véritable châtiment mentionné dans le titre se déroule dans la tête du personnage, dans le maelström de ses pensées. L'aveu n'a qu'un but : libérer du châtiment, permettre à Raskolnikov de s'apaiser.
Le rôle de la parole est d'autant plus mis en avant avec les personnages féminins, en particulier Sonia et Dounia. Loin des monologues interminables et désordonnés des personnages masculins, les deux jeunes femmes parlent peu, mais chaque parole est percutante, quasiment performative. Et, dans ce splendide épilogue (sur lequel on pourrait écrire des livres entiers, et peut-être est-ce déjà le cas), alors qu'on nous annonce la révolution qui bouleverse Raskolnikov, le narrateur nous annonce cette information essentielle : il se tait ! Mieux : il ne pense à rien.


Comme dans tous les grands romans (et Crime et Châtiment est un immense roman, peut-être un des plus grands), le nombre de thèmes abordés par Dostoievski ici est inépuisable. Bien entendu, le domaine religieux est très présent. Les images bibliques et les figures christiques sont légion. S'il ne fallait en noter qu'une seule, rappelons qu'avant d'aller se dénoncer, Raskolnikov va voir Sonia et elle lui donne une croix. L'image du roman comme un immense chemin de croix apparaît avec évidence : le face-à-face avec Porphiri/Ponce Pilate (l'accusateur bienveillant), les déambulations dans les bas quartiers de Pétersbourg, tout s'éclaire d'un coup. La passion de Rodion Romanovitch.
Comme le souligne Markowicz, plus que la figure du Christ, c'est surtout celle de Lazare qui domine le roman. Enfermé dans son logement-tombeau, Raskolnikov n'attend qu'une résurrection (le mot est employé de nombreuses fois dans le roman). Le personnage est un mort qui veut revenir à a vie mais ne sait pas comment faire. Pour cela, il a besoin du soutien des deux anges, Dounia et surtout Sonia, qui vont le guider et l'accompagner vers la lumière.


Puisque nous sommes en Russie, la politique n'est jamais loin de la religion. Et là, bien entendu, le parcours de Dostoievski nous éclaire énormément sur le roman, et surtout sur son personnage principal. En effet, Raskonikov est un adepte des "idées nouvelles" venues d'Occident, comme le fut le romancier dans sa jeunesse. Mais le Dostoievski de 1866 a tourné le dos au socialisme utopique, il a compris les limites de ces idées certes bienveillantes et théoriquement séduisantes mais inapplicables dans la réalité car elles ne tiennent pas compte de ce qu'est réellement l'être humain, un être de passions déraisonnables et volontiers autodestructeur.
Le génie de Dostioevski est de faire un immense roman qui est, entre autres, politique, sans en faire un roman à thèse. Certes, nous serions tentés de conclure que certains personnages représentent telle ou telle idée que l'auteur approuve ou réprouve, mais cela n'empêche pas Dostoievski d'avoir donné à ces personnages toute leur complexité psychologique et morale.
Cependant, le fond politique est indiscutablement là, et il est riche : slavophilie, rejet de l'Occident (symboliquement, c'est en Sibérie, à l'Est, que Raskolnikov va entamer sa résurrection, et que dire des personnages allemands du roman...), prédominance de la spiritualité sur la raison, rejet du socialisme et du matérialisme nihiliste (voir ce chapitre très drôle, car le roman peut être drôle parfois, où s'opposent Lebeziatnikov et Loujine, le socialiste militant et le bourgeois capitaliste, renvoyés impitoyablement dos à dos). La fameuse idée développée par Raskolnikov dans son grand discours, selon laquelle l'humanité se découperait en deux catégories, l'immense majorité étant une plèbe qui n'existerait que pour se reproduire et servir de "matière première" à la seconde partie qui, elle, serait constituée d'êtres supérieurs ; la supériorité de ces êtres leur permettrait ainsi de s'affranchir des lois du commun et de tuer à leur guise, tant que c'est pour un bien commun qu'ils sont les seuls à voir de loin ; cette idée se trouve, plus ou moins telle quelle, dans un livre inachevé de Napoléon III sur Jules César...
Soyons clair, ce roman en dit long sur les opinions politiques du Dostoievski de 1866, et surtout sur son parcours. En évitant soigneusement de faire de Raskolnikov un double de lui-même, l'auteur a placé ses idées, les anciennes qu'il rejette et les actuelles qu'il a adoptées, dans plusieurs personnages, et elles émaillent les nombreux dialogues du roman.


Calqué sur la vie de son personnage principal, Crime et châtiment est un roman fiévreux. Plongés dans le flux des pensées (parfois malsaines) de Raskolnikov, nous perdons, comme lui, la notion du temps, du lieu et même de l'action. Nous sommes entraînés, comme lui, dans ce qui semble être la manipulation d'une fatalité insupportable. La réalité, les pensées, la raison, les actions, les mots, tout semble nous échapper. Nous sommes pris dans un courant qui nous entraîne inexorablement de l'avant, vers le gouffre.
La traduction de Markowicz restitue enfin au texte son intensité dramatique impressionnante, mais aussi son humour (qui se serait douté qu'il y avait, cachées dans ce pavé sombre et glauque, des passages joyeux comme un fameux repas de funérailles que je ne suis pas prêt d'oublier) et son suspense. Car le roman mérite parfaitement sa place dans la littérature policière ; finalement, il a tout pour être le précurseur du roman noir : description d'une société pourrie, importance de la morale des personnages, impression de tragédie, etc.
En bref, voilà un roman inépuisable.

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le 24 oct. 2018

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SanFelice

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