Je n’avais pas forcément très envie de lire ce nouveau Virginie Despentes : après l’enthousiasme suscité par le premier tome de Vernon Subutex, qui la voyait en pleine maîtrise de tous ses moyens littéraires, le long déclin de la trilogie et le sentiment que Despentes ne parvenait pas à en sortir (les reports infinis du tome 3, les déclinaisons sans grande imagination à la télé, en BD, au théâtre…) m’avaient franchement refroidi. J’ai quand même ouvert Cher connard, parce que j’aime beaucoup Despentes malgré tout, et, inutile de le nier, parce que tout le monde en parle.
Il y a tout ce qu’on aime de Despentes dans Cher connard : ce sens dingue de la punchline, cette acuité dans l’observation sociale, cette manière toujours hardie d’aller au fond des contradictions et des paradoxes, du côté des victimes comme des oppresseurs - ici Oscar, romancier visé par des révélations dans la vague MeToo qui doit apprendre à vivre avec la conscience de sa dégueulasserie et du potentiel de destruction qu’il représente -, cette drôle d’empathie punk pour tous ceux qui merdent d’une manière ou d’une autre.
Arrivé aux deux tiers, je cale pourtant, rebuté par un roman bourré de redondances et à la forme désastreuse, qui se présente comme un récit épistolaire mais où rien ne tient la route : les textes de deux personnages alternent certes, mais dans une situation d’énonciation brouillonne où rien n’est construit et où tout le monde s’exprime de toute façon, peu ou prou, de la même manière (soit : comme Despentes). D’où chacun parle, quand, comment… Despentes semble de toute façon s’en foutre : le temps flotte et notre seul repère sera le confinement en milieu de roman, et que le style et l’énonciation des personnages soit un tant soit peu différencié et adapté à leurs modes de correspondance - a priori des DM sur Instagram puis des mails, peut-être des échanges par texto ou Whatsapp -, ce qui semble être la base pour asseoir la vraisemblance d’un roman épistolaire contemporain, est également le cadet de ses soucis.
On pourrait à la rigueur passer l’éponge sur ce manque d’intérêt criant pour les questions de forme si Despentes faisait au moins l’effort de construire une intrigue au long cours un tant soit peu solide et de faire réellement communiquer ses personnages : en l’état, Cher connard évacue systématiquement en quelques chapitres les rares enjeux narratifs profonds qui pourraient servir de moteur (le conflit initial, puis la relation entre Rebecca Latté et Zoé Katana, la militante féministe qui a dénoncé les agissements d’Oscar). Faute de s’attacher à ces possibles ancrages narratifs, le roman ressemble surtout à la juxtaposition de deux monologues, et la naissance d’une amitié que le texte est supposé évoquer n’est incarnée par absolument rien de crédible au long des 200 pages et quelques que j’ai lues. Il m’en reste une centaine, que je doute de lire plus tard même si j’y trouverais sans doute encore, entre deux « lettres » sans relief, quelques-uns de ces paragraphes chocs et brillants dont Despentes a le secret.