Recueil de trois responsables d'Auschwitz à des postes divers. Rudolf Höss fut le premier chef du camp d'Auschwitz I, et l'homme qui mit en action les premiers crématoires (chambres à gaz) au Zyclon B. Perry Broad était un SS du camp. J. Kremer était un médecin rengagé dans la Waffen-SS à 60 ans, et à ce titre participa à une dizaine de Sonderbehandlungen, bref de gazages. Il est très important de noter qu'aucun de ces personnages ne nie l'existence de la solution finale, ce qui devrait clouer une fois pour toute la parole aux négationnistes.

Pour autant il faut évidemment prendre ces textes avec du recul, car ils ont été écrits dans un contexte bien particulier. Höss signe une déclaration en attendant son jugement, qui aboutira à sa condamnation par pendaison dans Auschwitz même, près du crématoire I. Par conséquent il fait tout pour minimiser ses responsabilités et ment beaucoup par omission. Je ne sais pas dans quel contexte écrit Perry Broad, mais il fournit une description du fonctionnement du camp, sans lui-même détailler ses fonctions, et son regard est curieusement très empathique vis-à-vis des victimes et à charge contre la brutalité des SS. Quant à Kremer, c'est la source la plus directe, bien que la moins bavarde, puisqu'on a conservé son journal, écrit au jour le jour. Il reste cependant assez pudique sur ce qu'il a vu, mais lors de son procès ultérieur on lui demanda de détailler les entrées de son journal et il s'y prêta de bonne grâce.

L'ouvrage comporte aussi un cahier de photographies, dont des photos anthropométriques des nazis prises lors de leur détention, l'album d'Auschwitz (sans contextualisation), les photos volées par quelques Sonderkommando d'un bûcher et celles de la libération des camps par les soviétiques. Ces photos, quoique d'un tirage de mauvaise qualité, sont terrifiantes. Il faut y venir préparé.

L'ouvrage compte des notes de bas de page fort détaillées et documentées, qui précisent la chronologie et les faits quand il est besoin. De ce point de vue il n'y a pas grand chose à dire de l'appareil critique. On peut cependant déplorer qu'il reste un nombre conséquent de coquilles d'impression, mais rien qui gêne fondamentalement la lecture.

Rudolf Höss (à ne pas confondre avec Rudolf Hess) présente le témoignage le plus détaillé, mais aussi le plus orienté et le plus ahurissant dans son système de défense. Alors qu'il avait une réputation de sadisme, Höss ose avancer qu'il aurait aimé donner aux détenus des conditions humaines, mais qu'il était pris par le calendrier infernal de développement du camp qu'on lui imposait, et surtout qu'il n'avait pas la main sur ce qu'il se passait dans le camp, puisqu'on ne lui envoyait que des SS sadiques dont il condamnait fermement l'attitude vis-à-vis des détenus. "Ha, si seulement il y avait eu des SS gentils à Auschwitz !". Oui, c'est vraiment le système de défense retenu.

Malgré tous ses efforts et sa vigilance pour tenter de se blanchir, la dureté de Höss et son racisme transparaissent dès qu'il est question des Juifs. Il reproche leur insensibilité aux Sonderkommandos qui supportent les tâches que leur confient les nazis : c'est quand même incroyable de reprocher à une personne obsédée par sa survie de subir la déshumanisation que toi-même tu lui imposes. En cela Chapoutot n'a pas tort (enfin ce que j'en ai compris, il faudra que je le lise) : la gestion des ressources humaines nazies était d'un cynisme absolument visionnaire. De même pour les pages que Höss consacre aux Tziganes, qu'il décrit comme des enfants, des bons sauvages insouciants. Un voile pudique est jeté sur des épisodes particulièrement horribles, comme une hystérie collective qui poussa des kapos femmes à massacrer des détenues au proche camp de Budy. Même chose pour les conditions d'hygiène. En revanche Höss parle avec beaucoup de détails des difficultés logistiques que lui ont posé l'extension du camp et le manque de matières premières. Höss ne cache rien de la mise en oeuvre des chambres à gaz et en parle avec un détachement pratique terrible. Il pensait vraiment donner aux Juifs une "mort miséricordieuse", pour reprendre l'expression utilisée à propos des malades mentaux supprimés lors de l'action T4.

Bref, le journal de Höss est la pièce maîtresse de ce livre et est fascinant d'aveuglement volontaire en vue de se justifier et de sauver sa peau.

Perry Broad a écrit un texte d'une quarantaine de pages, non structurées, que l'éditeur a commodément aérées par des sous-chapitres. C'est un texte étrange, pas centré sur son auteur, qui n'hésite pas à aller dans le pathos envers les victimes et qui insiste sur l'insensibilité sadique des nazis. C'est un bon complément à Höss, car il revient au contraire sur de nombreux épisodes ayant causé des morts, comme la révolte de Budy, l'extermination des prisonniers de guerre soviétiques, les procédures du Block 11 (consacré à la torture et aux exécutions) et le fonctionnement de la solution finale. Il ne nous épargne pas les détails sordides avec un goût pour la mise en scène visuelle. Du coup je ne sais pas trop quoi penser de ce témoignage, il faut que je me renseigne sur ses conditions de rédaction. Apparemment c'est écrit pendant sa détention auprès des Britanniques, peu après son arrestation à Auschwitz en 1945. Mauvaise conscience sincère ?

J. Kremer est un profil atypique, mais son journal, dont on publie les entrées des années 1940-1945, est intéressant. Il était nazi dès le milieu des années 1930 et fait partie des médecins qui ont intégré l'idéologie raciale du Reich. Il travaille sur des sujets farfelus (la transmission héréditaire de stigmates ?). En 1941, en tant que SS, il officie à Dachau comme médecin, notamment dans le traitement des blessés de guerre, mais il raconte peu de choses de sa vie au camp. Il est frappant que les entrées (courtes) de son journal s'attachent plutôt à sa vie familiale, les films qu'il a vus, ses espoirs professionnels.

Courant 1942, il est muté à Auschwitz. Il notera dans son journal chaque gazage dont il sera témoin, même si son implication concernait surtout la sélection et le fait d'être disponible si jamais il y a un problème à cause du gaz. Les entrées de ses premiers contacts avec le Sonderbehandlung sont laconiques mais traduisent une intense détresse "l'enfer de Dante a l'air d'une comédie à côté" "Untel avait raison de me dire que nous sommes ici dans l'anus mundi". "Scènes insoutenables". Soucieux de faire avancer la science, il fera également des prélèvements d'organes internes sur des condamnés à mort pour mieux connaître les dégénérescences liées à la sous-alimentation. Oui. On peut dire qu'il était au bon endroit. C'est absolument soufflant, car Kremer n'a pas vraiment l'air d'un monstre, plutôt d'un scientifique un peu loufoque. Il a cependant participé à des exécutions, cela faisait partie de ses "obligations professionnelles"


Kremer ne passe pas toute la guerre à Auschwitz : il retourne à Prague, Munich, Münster. Ses espoirs d'obtenir une chaire à l'université s'envolent car on lui reproche d'être scientifique avant d'être nazi, ce qui bloque son avancement. La fin de son journal concerne son retour à Munster, où il a des querelles familiales, et où les bombardements prennent une ampleur de plus en plus importante. La fin montre une population allemande désemparée où aucune maison n'est sûre face aux cambriolages et où la nourriture devient la principale préoccupation. A noter qu'il est frappé par la bonne santé des soldats américains, mais aussi par leur physique qui traduit "une mixité des races". Même après la défaite.

Un recueil intéressant qui forme un pendant aux récits de rescapés, et qui prête à réfléchir tant l'univers mental, sous des dehors de rationalité, est profondément vicié.

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le 29 mai 2023

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