Tony et Ridley Scott, frères d'armes est le premier livre de Marc Moquin, réalisateur de courts-métrages, critique ciné "web" et dorénavant l'un des piliers de la revue sur le "cinéma de patrimoine" Revus et corrigés . Il a la particularité de vouloir croiser les filmographies respectives des frères Scott pour en offrir un éclairage nouveau. Si ce sont des réalisateurs que je connais plus (Ridley) ou moins (Tony) bien, j'étais tout de même intéressé (ne serait-ce que pour la carrière de Tony Scott, souvent éclipsée, et dont certains films m'intriguent comme Man on Fire ou Déjà Vu). Divisée en quatre parties ( un prologue, puis deux chapitres "Une société corrompue" et "Passés, présents et futurs: des temps répétés", et enfin une large conclusion), l'analyse de Marc Moquin semble cibler la totalité des films de ces réalisateurs, convoquant même les premiers Tony Scott, longtemps difficiles d'accès, en des points précis : d'abord le regard sur la société, puis la vision de l'histoire ainsi que leur place de "moderne s'inspirant des classiques". Le premier reproche que l'on pourrait émettre est la place réservée à certains films, comme Traquée ou Une grande année, évoqués au détour d'une phrase. Mais surtout, et c'est peut-être le comble pour un livre sur le cinéma, il n'est jamais véritablement question de cinéma.


En effet, les axes développés par Marc Moquin sont thématiques, et s'ils pouvaient laisser place à une étude esthétique véritable (la question de la modernité n'est abordée qu'en tant qu'accroche visuelle ou sonore), il ne se développe au cours des pages qu'une approche littéraire, voire narratologique, du cinéma. Tout au long de son livre, Marc Moquin épingle les différents motifs des Scott de manière détachée des films, de leur mouvement propre (en temps qu'oeuvre de cinéma, et pas seulement sur le plan narratif), si détachée que l'on oublierait presque que l'on parle d'un film. Nous ne sommes même pas dans le domaine des "idées" du film, de ce qui se joue idéalement au sein des scènes, mais dans une vision abstraite où le film ne semble pas exister, où il ne reste que des éléments narratifs que l'on déroule, éléments semblant se suffire à eux même comme preuve de quelque chose: preuve que chez les Scott, il y a avant tout un conflit entre l'individu et la société , qu'il y a une remise en cause de l’ingérence américaine et plus généralement de la politique américaine, ou encore d'une histoire qui se répète, où le temps diégétique résonne (chez Ridley surtout) avec un temps plus actuel comme lorsqu'il aborde Exodus et la question de l'état d'Israël. Paradoxalement, s'il consacre un sous-chapitre à la question de la modernité des Scott, de l'image, il n'en ressort également que des motifs épinglés, donc morts: les références picturales, le goût des anachronismes musicaux et autres citations "classiques" ( "De Bach à Zimmer" nous dit-on) : rien ne semble communiquer, ni entre "l'analyse narrative" et "l'analyse visuelle", ou au sein de ces analyses. Pire encore, lorsque l'auteur s'attaque à ce qui relèverait de l'esthétique (la place de l'image, l'approche de la modernité), celle-ci est reléguée généralement au cosmétique, à une façade creuse. Cette tare se révèle tout particulièrement dans ce passage sur la publicité de Ridley Scott pour Apple :


"Deux ans après la sortie de Blade Runner, Ridley Scott sort 1984, un court métrage publicitaire pour le compte d’Apple, diffusé lors du Superbowl, puis à l’occasion de la présentation du Macintosh par Steve Jobs. Du fait de son budget colossal (un demi-million de dollars), c’est l’une des publicités les plus célèbres de tous les temps, mais aussi une sorte de film-somme pour son réalisateur. Dans une dystopie futuriste soumise à Big Brother, une femme athlétique détruit l’icône d’un leader asservissant les masses pour que « 1984 ne soit pas comme… 1984 ».Tout le dispositif scottien s’y déploie, telle une extension de Blade Runner : le monde bleuté et désaturé, l’usage du ralenti, le faste des décors…"


Le style (donc l'expression même de la mise en scène) est d'abord uniquement exprimé en termes vagues, imprécis ("L'usage des ralentis", mais de quelle manière Scott utilise le ralenti ? Que vient faire ici "le faste des décors" ? ), et, surtout, cantonné à des éléments visuels encore une fois détachés du film ( à se demander s'il suffit d'avoir un grand décor, une photo bleue et d'utiliser le ralenti pour "faire du Scott"). Plus loin, toujours en ce qui concerne Ridley Scott, il évoque la mise en scène "moderne" de Gladiator qui emprunte beaucoup à Saving Private Ryan de Steven Spielberg : "image granulée, jeu sur l’obturateur, design sonore sensoriel et subjectif. Il y appose ses propres gimmicks : ralentis saccadés, rupture de la règle des 180 degrés, montage à la limite de la lisibilité". Encore une fois, ces éléments semblent être la preuve d'une mise en scène moderne. Contrairement à Anthony Mann (dont il évoque La chute de l'empire romain ), Ridley Scott joue avec l'obturateur. Très bien, mais est-ce suffisant pour dire que Gladiator est "moderne"? La réduction de la question esthétique à une question visuelle, plus que formelle, marque déjà l'échec de Marc Moquin à appréhender dans leur globalité, et dans ses nuances, les oeuvres dont il parle. Toutes sont soumises à un schéma , une grille de lecture parcellaire, qui n'est pas tant la résultante d'un choix, d'une pensée que d'un style et d'une analyse lacunaires.


Cette imprécision caractéristique de l'écriture de Marc Moquin trouve son origine dans un manque de définition des notions convoquées . Ainsi, la modernité n'est en aucun cas définie, de même pour le classicisme. De plus, il rappelle souvent que la carrière de Tony Scott a pris un virage expérimental à partir des années 2000: Comment se caractérise cet "aspect expérimental" ? On ne le saura pas (à moins que cela ne concerne uniquement la méthode de tournage avec des caméras à manivelles, ou les surimpressions, mais dans ce cas, de nombreux films peuvent se targuer de l'appellation "Expérimental"). La question du clip vidéo est aussi abordée sans aller plus loin: Tony Scott s'inspire des vidéos clip pour Les Prédateurs... et c'est tout. Ce qu'est (et représente) le clip vidéo (qui a également une histoire: les clips des 80's ne sont pas ceux des 2000's, MTV est passé par là, etc...) n'est pas abordé, donnant ainsi l'impression d'une expression jetée là, comme ça, comme si dire "esthétique clipesque" suffisait à définir une chose. D'autres expressions toutes aussi vagues sont appliquées à la mise en scène (ou plutôt, dans ce que semble décrire l'auteur, de la "mise en image" puisque subsiste l'impression que tout se tient dans des éléments narratifs qu'il suffit d'illustrer) comme le "t*ravail particulier des cadres et des surimpressions"* ou des "cadrages millimétrés" de Tony Scott, d'une approche "graphique instinctive " de Ridley, voir "ultra-graphique" pour Blade Runner, ou encore "l'absurdité poétique" liée à "une démarche que l’on pourrait qualifier d’orientaliste(sic)" . Cette simple phrase non-sensique (l'orientalisme n'est pas "une ouverture vers d'autres cultures", loin de là, et cette notion se révèle d'autant plus inadéquate lorsqu'on la met en relation avec les exemples développés provenant notamment de Mensonges d'état et de Kingdom of Heaven) résume la confusion théorique qui règne dans la pensée de Marc Moquin, où l'on se retrouve avec des termes utilisés de manière impropre (comme, dans le cas d'Alien, l'échec du "collectivisme" au lieu de "collectivité", puisque il n'est pas question d'une analyse politico-sociale faisant appel à des concepts marxistes; ou encore *"extrêmisme formel"*dans le cas de Man on Fire ). De même, lors du chapitre "Passés, présents et futurs: des temps répétés" la notion "d'histoire" mêle différentes approches: la discipline historique même (l'histoire des hommes) , l'histoire culturelle, l'histoire de l'art et par extension l'histoire du cinéma se télescopent au sein de paragraphes, sans distinction entre elles, affaiblit le lien entre ces approches. Au mieux, on saute entre les différentes notions, sans que cela fasse réellement avancer le développement. Il y a là une manière très regrettable d'étaler des analyses superficielles, et surtout un cheminement laborieux. A ceci s'ajoutent des références plutôt hasardeuses (Quel est l'intérêt de convoquer Ken Russell dans l'approche d'un vampire plus sexualisé dans Les Prédateurs si ce n'est qu'il est un réalisateur anglais ?) ou des interprétations psychologisantes (la mort de Tony en 2012 a réveillé le "nihilisme" de Ridley (sic) ). Mais, ce qui me déçoit peut-être le plus, c'est l'utilisation des oeuvres au sein des développements, puisqu'il y a là aussi une simplification des films et un oubli de certains détails essentiels à la compréhension de l'oeuvre mais également au développement de la pensée même. Prenons l'exemple de G.I. Jane, que commente Marc Moquin, en appui d'une approche féministe du cinéma de Ridley Scott. Il indique que, dans le film, le personnage de Demi Moore, pour intégrer l'armée, passe par une "annihilation des symboles ostentatoires de féminité". A cela manquent deux choses essentielles: la première est l'omission du montage alterné entre des scènes avec Demi Moore dans la caserne et des discussions politiques menées par une sénatrice qui a manipulé le personnage jouée par Demi Moore (elle l'a envoyée dans une caserne pour se donner une bonne image, celle d'une femme progressiste qui veut lutter contre le patriarcat) : l'enjeu politique de l'image est donc nié. Deuxièmement, et cela concerne précisément la mise en scène: l'enjeu semble être "l'annihilation des symboles ostentatoires de féminité". Comment, dans ce cas, analyser la mise en scène de Scott durant l'entraînement, notamment à l'occasion d'une séquence où Demi Moore effectue des pompes et des tractions alors que retentit une musique "kitsch" et un enchaînement d'effets à base de ralentis pompiers et de plans sur les fesses et les seins de Demi Moore (qui, visiblement, se donne du mal) ? Le paradoxe est-il interrogé ? Nullement. Le cas de Traquée est peut-être plus regrettable. Mentionné au détour d'une phrase, Marc Moquin ne lui accorde aucune attention alors qu'il entre en plein dans sa grille de lecture : la lutte contre le système, et surtout la lutte sociale entre les classes, entre le flic prolo (Tom Berenger) et la bourgeoise (Mimi Rodgers), mise en image (puisque il ne s'agit malheureusement que de ça) avec tout l'arsenal scottien : ralentis, utilisation de la musique qui crée des types (musique classique chez la bourgeoise, du rock chez le prolo), couleurs froides dans un monde insensible, etc. Si je conçois qu'il est difficile de traiter d'autant de films (une quarantaine d'après le prologue) en aussi peu de pages (moins de 200), faire l'impasse sur certaines choses comme celles-ci me semble contre-productif car il en résulte une injustice (pourquoi citer ce film en coup de vent pour, de surcroît, ne rien en dire ?, puisque Traquée n'est là que pour le sort final de son personnage principal) et un manque rhétorique et théorique qui aurait permis d'approfondir la pensée de l'oeuvre des Scott (et peut-être éviter de tomber dans un étalage d'exemples finalement vain).


Finalement, ce livre événement (Allociné en a même fait une news, c'est dire l'importance qui lui est accordé) s'avère être, malgré lui, un remarquable exemple d'ouvrage raté sur le cinéma, tombant dans les travers d'une analyse non-cinématographique (car réduisant le film à un "livre d'images").C'est une approche qui avait été brillamment combattue dans les années 50 lors de l'émergence de la cinéphilie, mais qui semble, hélas, avoir réapparu depuis, et s'être même tranquillement installée dans les milieux universitaires, dont Frères d'armes est un parfait produit. Le plus dommageable étant que le livre risque probablement de faire autorité dans quelques temps.


Remerciements à Swann Rembert et à Melaine Meunier, sans qui tout aurait été différent. You're so cool !

RoxanneDegroupie
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Créée

le 18 juil. 2018

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