Définition (élogieuse) de l'Occident, donnant matière à penser

Philippe Nemo est un historien des idées, libéral, fin connaisseur de Hayek et auteur d’une Histoire des Idées politiques en deux volumes. À la lumière de ce vaste travail (2500 pages), il propose dans le présent ouvrage (publié en 2004) de 150 pages une réponse à la question « Qu’est-ce que l’Occident ? ».

Sans prétendre à l’exhaustivité, il établit une « morphogénèse culturelle » en cinq étapes essentielles (cf. infra), choisissant de « mettre en relief certains traits abstraits de ces événements et de montrer comment ils se sont composés pour créer l’esprit propre des Occidentaux d’aujourd’hui ». Nemo se défend de tout essentialisme, puisqu’il ne cherche pas à définir un peuple, mais « une culture successivement portée par plusieurs peuples ».

L'Occident est une culture à vocation universelle

C’est le premier point que je retiens de cet ouvrage : les Romains s’hellénisant, les Gaulois acceptant la latinité, les païens se convertissant au christianisme ont assumé, « sur un mode rétrospectif, une filiation spirituelle qui ne correspondait pas à leur filiation biologique ou ethnique » (p. 9).

Ce qui mène l’auteur à conclure dans les dernières pages (93-106) que la culture occidentale possède un aspect universel. Reprenant une thèse hayékienne, il explique que l’évolution des mentalités et des institutions en Occident a permis :

1. Le maintien du lien social (faible conflictualité) tout en rompant avec l’unanimisme en vigueur dans les sociétés traditionnelles, donc l’avènement d’une société d’échange, grâce à un libéralisme intellectuel, politique, économique.

2. L’essor du droit et du marché, qui permettent une coopération à plus grande distance, donc l’extension de la communauté.

3. La spécialisation du savoir, donc l’augmentation du savoir collectivement possédé (gains de productivité) – cette thèse fait de la révolution industrielle le fruit d’une révolution intellectuelle.

4. L’explosion démographique de l’époque moderne, l’accroissement des richesses permettant d’abord une augmentation de la quantité de vies humaines (la multiplication des pauvres aux 18e et 19e siècles), puis de la qualité de la vie (au 20e)

Pour Nemo, cette évolution est observable dans les autres régions du monde, signe que la révolution culturelle née en Occident s’est déjà diffusée. Il va plus loin :

On voit par là que l’émergence de la société de droit et de marché concerne désormais, directement ou indirectement, toute l’espèce humaine. Et de même que l’invention de l’œil a exercé une « pression de sélection » irrésistible sur l’ensemble de l’évolution animale, l’invention du droit et du marché par l’Occident exerce aujourd’hui une pression de sélection sur l’ensemble de l’évolution culturelle de l’espèce.

Nous serions en présence d’une même révolution que la dite « néolithique » d’il y a 10 000 ans. Pour l’auteur, la question (sans réponse) est de savoir sous quelles formes cette modernisation se fera dans les cultures où elle est étrangère : comment le droit et le marché vont-ils se marier à une civilisation confucéenne, islamique… ? Quel degré d’occidentalisation sera nécessaire ?

Mais qu'entend-on par Occident ?

Autre point intéressant, qui se trouve dans une note de bas de page de l’introduction : Nemo liste les différentes dénotations-connotations qu’a pu prendre le terme d’Occident dans l’histoire :

1. Autoperception d’une Europe chrétienne face aux pays du Levant (monde arabo-musulman, Extrême-Orient)

2. Autoperception d’un continent américain neuf et libre face à la vieille Europe des monarchies sclérosées

3. Hétéro-perception émanant d’un nationalisme germanique, nordique opposé à l’ouest romain, papal, décadent

4. Hétéro-perception émanant d’une orthodoxie slavophile opposée à l’ouest matérialiste, prosaïque, tiède.

5. Autoperception du « monde libre », du bloc de l’ouest (OTAN) face au monde communiste russe, chinois… Clivage idéologique autant que civilisationnel.

6. Acception la plus actuelle enfin, de l’Occident comme « pays du Nord » opposés aux pays du Sud, même si le « Nord » n’est pas assez homogène pour que l’auteur y souscrive. Suivant Huntington, il préfère une approche civilisationnelle (d’où son essai pour faire ressortir ce qui est constitutif de l’Occident à l’aube du 21e siècle).

Le palimpseste de 2700 ans d'histoire

Dernier, et principal point d’intérêt du livre : ses 5 premiers chapitres qui déroulent les cinq étapes constitutives de la culture occidentale, lesquelles s'étalent grossièrement entre le 8e siècle av. J.C. et le 19e siècle.

1. La Grèce antique

Les Grecs inventent la Cité (apparition d’un espace public où est promu la parole et la raison), la liberté sous la loi (préfiguration de l’Etat de droit, naissance de l’abstraction qu’est le citoyen), la science (recherche de la loi impersonnelle du kosmos, sur le modèle de la loi de la polis) et l’école.

2. La Rome antique

Rome invente le droit (rôle décisif des préteurs dans l’invention jurisprudentielle, puis codification sous l’Empire), la propriété privée (distinction d’un domaine propre à l’individu), et ce faisant la « personne » et l’humanisme.

3. Jérusalem

La Bible (judéo-chrétienne) entraîne une révolution éthique et eschatologique. Sa morale de la compassion commande une charité sans limite, qui dépasse la justice (par définition mesurée et limitée) des Grecs. On se met à voir des problèmes et des anomalies là où on ne voyait que la nature éternelle des choses. La Bible inaugure un temps tendu vers l’avant : le salut s’accomplit par la charité agissante, qui doit trouver le moyen de transformer le réel.

4. La révolution papale

La « révolution papale » (entendre réforme grégorienne des 11e-13e siècles) réalise la première synthèse entre Athènes, Rome et Jérusalem, en exhumant la science grecque et le droit romain pour inscrire dans l’histoire le message biblique. Ces derniers servent à juguler les millénarismes radicaux. Universités, ordres mendiants… apparaissent à cette époque et contribuent à christianiser le dur droit romain, tout en juridisant la morale chrétienne (la rendant plus praticable). D’autre part, la doctrine anselmienne de l’expiation permet d’échapper au pessimisme augustinien, qui risquait toujours de nier la valeur de l’action humaine. Avec Anselme, puis Thomas d’Aquin, la nature humaine sauvée par le Christ est bonne, le péché originel racheté : le libre acte humain pèse quelque chose dans la balance du salut. Ce qui est distinctif de la nature de cet homme agissant, c’est sa raison. Il est un être raisonnable. Pour transformer le monde, il lui faudra le connaître (une science) et l’organiser (un droit).

5. Les révolutions démocratiques promeuvent le pluralisme dans les idées, en politique et en économie.

La Réforme a mis les Européens sur la longue route vers la tolérance (interdire le pluralisme produit plus de mal que de bien), jusqu’au pluralisme critique (la vérité n’est accessible que par le pluralisme, qui est alors toujours un bien). Ce pluralisme critique repose sur le constat que la raison et la connaissance humaines sont fondamentalement limitées et faillibles. Sans mener au relativisme ou au scepticisme, la confrontation des idées est propice au progrès intellectuel (l’auteur donne le réfutationnisme de K. Popper comme quintessence de cette approche scientifique). Outre la création des académies (17e-18e), la réforme des universités (19e), ce pluralisme s’observe aussi avec le progrès de la liberté de l’édition, de la presse…

Pour des raisons semblables, le pluralisme s’invite en politique. La personne et son droit ayant une valeur (grâce à Rome), le pouvoir ayant été désacralisé par le judéo-christianisme (par des théologiens aussi bien que des mouvements républicains - calvinistes ou ligueurs), la raison étant faillible, c’est le parlementarisme et le constitutionnalisme qui vont l’emporter comme forme politique permettant une unité relativement pacifiée, malgré l’inévitable pluralisme des valeurs.

Libéralisme économique aussi, exemple le plus connu du paradigme de l’ordre auto-organisé (pensons à la « main invisible ») qui selon Nemo est le résultat de cette évolution culturelle, et la raison de la supériorité technique et politique de l’Occident ces dernières siècles.

Un ordre qui ne va pas sans adversité : les partisans d’un retour à l’ordre naturel, ancien, seraient à l’origine des pensées « de droite », et les partisans d’un ordre artificiel (ou construit) constitueraient la gauche. De sorte que, tout en se combattant entre eux, réactionnaires et révolutionnaires essayèrent d’abattre la démocratie libérale au XXe siècle (fascismes et communismes). Réactions à l’Etat de droit hérité des Grecs pour revenir à l’arbitraire, à l’humanisme romain pour revenir au collectivisme, à la charité biblique pour revenir à une morale de la force athée.

Défauts et qualités

+/– Les notes ne sont pas en bas de page mais en fin d’ouvrage ; ce sera une qualité ou un défaut selon que vous êtes un ayatollah des sources.

+ Court à lire, bien écrit, une lecture vraiment plaisante. Comme à lire du Elias ou du Vernant, il y a quelque chose de grisant à découvrir quelques clés de lecture pour plusieurs siècles d’histoire.

Court, donc prenant des raccourcis, avec une argumentation pro domo (un libéral explique que tout ce qui est bon en Occident est libéral, tout ce qui est mauvais ne l’étant pas).

Par un heureux concours de circonstance, peu après cette lecture, j’assistai à une causerie très intéressante sur la situation des femmes au Moyen-Âge. Son autrice soulignait ce que la redécouverte du droit romain au bas Moyen Âge avait causé comme régression pour les femmes. J’ai pensé à M. Nemo qui dans Qu’est-ce que l’Occident ? encense le droit romain et affirme que sa redécouverte a été un vrai progrès contre les coutumes barbares des âges sombres. Ce droit était-il si personnaliste et humaniste, quand il faisait de la moitié de la population d’éternelles mineures ? Bien sûr on peut dire que c’est finalement en Occident que le féminisme a pris son essor, que c’est là où la parité est la mieux assurée en droit comme en fait, tout est bien qui finit bien… Mais un peu de nuance, sur ce point précis et sur d’autres, n’aurait pas nui au propos. Au contraire, j’aurais encore plus favorablement considéré ce plaidoyer si je l’avais senti plus mesuré. Sa partialité, qui n’est pas une tare en soi, met le lecteur que je suis sur la défensive. À dresser un portrait trop flatteur, on est suspecté d’enjoliver la réalité– mais je ne suis pas assez savant pour étayer cette suspicion.

+ Il est intéressant de réfléchir à ce que l’on désigne par « Occident », un concept bien souvent employé, que ce soit pour le défendre ou l’accuser. Et Nemo fait un bon travail s’agissant de le caractériser. Qu’on reprenne sa définition ou qu’on en parte pour l’altérer, voilà au moins de quoi donner de la consistance au mot.

+ J’apprécie le parti-pris « intellectuel-institutionnel » de l’auteur. L’histoire des idées me semble un peu tombée en désuétude, et sans dire qu’elle seule donne le sens de l’histoire, il me semble que les mentalités sont pour beaucoup dans les changements sociaux. Je suis assez favorable à son idée selon laquelle ce sont plutôt ces mutations culturelles qui ont provoqué les changements socio-économiques (naissance du capitalisme commercial, révolution industrielle…).

+ C’est assez érudit, et l’on a envie d’approfondir beaucoup d’événements qui sont évoqués en une ou quelques lignes. Au point que l’ouvrage fait presque un plan de travail pour l’étude de l’histoire occidentale.

Un essai stimulant, quoi qu’on pense de la démonstration, que je ne trouve pas outrancière même si elle est orientée. 8 sur 10, car je le relirai certainement.

LFBuete
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le 6 févr. 2023

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