Le Pays de l'alcool
7.3
Le Pays de l'alcool

livre de Mo Yan (1992)

De l'art d'écrire en état d'ivresse en Chine

L'alcool et les écrivains en Chine, c'est une longue histoire. Déjà sous la dynastie Tang avec Li Bai 李白, un incontournable dès que l'on commence à s'intéresser à la culture classique Chinoise. En fait, Li Bai 李白 n'est certainement pas le premier à faire ce lien, mais là les connaissances me font défaut. Mo Yan 莫言, lui, perpétue cette tradition depuis les années 1980, en mettant en scène entre autres, les souvenirs, les traditions et les légendes de sa province natale, notamment avec Le Clan du Sorgho Rouge 红高粱家族, le roman qui a fait sa célébrité, mais aussi en décidant de dédier à l'alcool en Chine tout un pays.


En effet, contrairement à ce que dit sa quatrième de couverture, le personnage principal du Pays de l'Alcool n'est pas Ding Gou'er mais bien Jiuguo 酒国 (qui en Chinois veut littéralement dire Pays de l'Alcool). Une ville et ses alentours qui malgré son caractère fictif a, après avoir parcouru les 475 pages du roman, montré toute sa richesse. Une sorte de miroir déformant de la Chine « reculée » lui donnant une image aussi romanesque et fascinante que cauchemardesque et sale. La démarche de Mo Yan est typique des romanciers Chinois s'inscrivant dans le courant de la quête des racines. Leur démarche est celle d'une exploration d'une Chine plus reculée pour essayer de comprendre la Chine, ses évolutions et ses traumatismes ainsi que pour se comprendre eux-mêmes. Dur de ne pas voir dans certains aspects de l'approche de Mo Yan une certaine proximité avec le rapport de Han Shaogong 韩少功 à cette Chine « reculée » (il est largement moins connu en France que Mo Yan, mais ayant commencé à le lire, j'en profite pour recommander ses nouvelles et un de ses roman, Le Dictionnaire de Maqiao 马桥词典, qui mérite, tout autant que les œuvres de Mo Yan, que l'on s'y attarde).


L'histoire principale du Pays de l'alcool, ce voyage de l'inspecteur Ding Gou'er, est déjà particulièrement riche. Mo Yan commence à nous le décrire comme un archétype tout droit sorti d'un film noir pour mieux enchaîner les contre-pieds et le faire devenir au fil des 10 chapitres « une espèce de pauvre type purement et simplement alcoolique ».


Son entrée comme la nôtre au Pays de l'alcool se fait par une enquête sur les banquets cannibales d'officiels locaux de la région. En effet, si Jiuguo est réputé pour ses plats et ses spiritueux dont les descriptions feraient rêver quiconque ayant un minimum de goût pour la bonne nourriture et les bonnes boissons, les excès des plus puissants de cette région font de leur côté remonter à la surface les pires tabous politiques de Chine (Impériale comme Maoïste). En effet, lors de la mémorable scène de la présentation du chef-d'œuvre gastronomique du banquet d'accueil de l'inspecteur, Mo Yan fait ouvertement référence à Lu Xun 鲁迅 et son Journal d'un Fou 狂人日记 qui utilisait les cas réels de cannibalismes passés en Chine comme d'une puissante métaphore des maux de la société Chinoises du début du XXème siècle, notamment dans ce passage iconique :


« Yi Ya a cuit son fils à la vapeur pour le donner à manger à Jie et à Zhou, cela peut passer pour une histoire de jadis. Mais qui se rend compte que, depuis que Pangu a séparé Ciel et Terre, jusqu'au fils de Yi Ya, du fils de Yi Ya a Xu Xilin, de Xu Xilin jusqu'à l'homme qui s'est fait attraper au village des loups, on continue à en manger. L'année dernière, quand on a exécuté un criminel en ville, un tuberculeux a utilisé un petit pain cuit à la vapeur pour le tremper dans son sang et le lécher.

Quand ils ont décidé de me manger, tu ne pouvais pas faire grand-chose à toi seul, cependant quel besoin de te joindre à la bande ? Les cannibales sont des bons à rien ; ils me mangeront, ils te mangeront aussi, au sein de la bande, ils se mangent les uns les autres. Mais il suffit de faire un pas dans l'autre direction, il suffit de changer sur le champ et le monde sera en paix. Même si cela a toujours été ainsi, nous pouvons nous améliorer de façon décisive, dire non à tout cela ! »


L'extrait est, à l'image de la nouvelle, radical. En effet, peu importe ce que l'on pense de l'auteur, l'iconoclasme de Lu Xun a profondément impacté la société Chinoise en son temps et continue à l'influencer (Lisez son premier recueil Cris 呐喊 c'est, pour faire très court, simplement bouleversant). Mo Yan, lui, reprend ce parallèle historique pour le ramener à son époque, les traumatismes du Maoïsme en plus :


« Vous dites que ce n'est pas un enfant, mais un plat réputé ? Où avez-vous vu un tel plat ? À l'époque des Royaumes Combattants, Yi Ya a fait cuire son fils pour le faire manger au duc Huan de Qi. Il était délicieux, meilleur que le meilleur des agneaux. Où allez-vous espèces de Yi Ya ? Mains en l'air, vous allez être jugés. Vous ne valez même pas Yi Ya qui, lui au moins, faisait cuire son propre enfant. Vous, vous faites cuire les enfants des autres. Yi Ya appartenait à la classe des propriétaires fonciers féodaux, il obéissait à la règle suprême : suivre aveuglément le roi ; vous, vous êtes des cadres dirigeants du parti, vous tuez les enfants du peuple pour vous remplir la panse. Jamais la justice divine ne le tolérera ! »


Cependant, Mo Yan se joue de nos attentes. En effet la scène dont je vous parle ici se trouve dans les tout premiers chapitres de l'histoire principale. Et plus celle-ci avance, plus l'enquête de Ding Gou'er semble être relégué au second plan. En cause, ses errances physiques et mentales aux quatre coins de Jiuguo, allant de pair avec les litres et les litres d'alcools de toutes sortes que ce personnage d'inspecteur, représentant pourtant le pouvoir central, ne cesse d'ingurgiter. Non seulement il paraît incapable de comprendre le monde qui l’entoure, mais lui-même apparaît de moins en moins défendable, se considérant tout permis. Son état se reflète sur les descriptions de son corps, car il paraît se maîtriser de moins en moins aussi bien intérieurement qu'exterieurement et ce jusqu'au grotesque. Bien sûr, sa violence est plus « ordinaire » que celle des cadres locaux cannibales, mais aussi plus pathétique et moins spectaculaire.

À tous les niveaux, Mo Yan joue sur notre dégoût et plus le livre passe, plus il paraît difficile d'accepter que ce représentant de l'état central empêche les dérives des cadres locaux. Premièrement parce qu'il en semble incapable -tout simplement. Deuxièmement, car lui-même semble toxique pour cette société, même s'il l'est d'une manière différente.


Ainsi, quand Mo Yan écrit ce texte dans les trois années qui suivent le 4 juin 1989, il ne se moque pas simplement des excès et de la corruption des cadres locaux, mais également de la médiocrité des représentants du système central qui leur permettent de prospérer et il le fait en jouant sur la structure même de son roman noir et les attentes des lecteurs face à un tel roman.


Toutefois, ce Ding Gou'er, aussi écœurant puisse-t-il être, fait par ailleurs dans sa traversée de Jiuguo des rencontres souvent attachantes et dans tous les cas hautes en couleurs. Pour en citer quelques-unes pêle-mêle, le vieux révolutionnaire gardant le cimetière des martyrs se demandant ce que ses luttes révolutionnaires ont bien pu devenir pour que des Ding Gou'er représentent l'ordre dans cette Chine Populaire ; le travailleur devant accepter de laisser son âne blessé aux mains des cuisinières, car même s'il en a besoin pour son travail, il ne pourra jamais se payer un vétérinaire ; la fameuse femme chauffeur si touchante du peu que l'on sait d'elle, mais dont on ne connaîtra jamais le nom malgré son importance dans le récit parce que Ding Gou'er est trop médiocre pour avoir pensé à lui demander, ou encore Yu Yichi dont je ne pourrais vous résumer en quelques phrases les multiples facettes et légendes qu'il est le premier à entretenir à son sujet. Chaque personnage est une occasion pour Mo Yan d'utiliser pleinement sa capacité à digresser pour leur donner une histoire et préciser le portrait de cette province si fascinante qu'est Jiuguo.


Cependant, si j'ai qualifié les errances de Ding Gou'er d'histoire principale, c'est que parallèlement, il y a un roman épistolaire dans le roman. Un jeune écrivain, Li Yidou lui aussi de Jiuguo qui écrit au vieux Mo Yan. Au-delà du dialogue qui lui permet de s'amuser aussi bien du jeune écrivain fougueux, croyant qu'il pourrait tout changer avec sa plume, tout en faisant face tant bien que mal à ses premières douches froides dans le métier, que du vieil écrivain cynique et désabusé, cet échange lui permet aussi de parler plus sérieusement du fait d'être écrivain en Chine, de la beauté de ce statut, mais aussi de sa difficulté (notamment à l'aide de quelques métaphores particulièrement bien senties sur la manière de faire face à la censure ou de s'y plier) et en définitive du besoin d'apprendre à ne pas trop prendre ce métier au sérieux malgré les fantasmes qu'il peut faire naître.


« Nous sommes vraiment à l'époque de la grande bouffe, les bureaucrates de vos récits se donnent des airs plus grands encore que Liu Wencai qui se délectait en ne mangeant que les membranes des pattes de canard. Tout le monde est habitué à ce genre de choses. Ces dernières années, des gens écrivaient encore pour la forme de petits articles dans les journaux ou dessinaient des caricatures pour s'en moquer, mais aujourd'hui tout cela a disparu.

Pour en revenir à votre récit, je trouve qu'il a encore une connotation politique trop forte, je pense que vous devriez d'abord épancher totalement la colère qui est en vous et ensuite le réécrire. La récolte des nids d'hirondelle est un métier très ancien en voie de disparition, un métier plein de mystère et merveilleux, vous pourriez écrire à ce sujet quelque chose d'excellent. J'insiste : Faites porter tous vos efforts sur le mystérieux et le merveilleux ».


Au-delà des lettres, Li Yidou transmet des nouvelles qu'il a écrites à Mo Yan dans l'espoir qu'elles soient publiés. Des nouvelles au style varié abordant à chaque fois Jiuguo avec un prisme différent, jouant avec les codes de différents genres littéraires mais avec tout de même quelques obsessions qui reviennent, à commencer par les descriptions sans fin d'alcools sophistiqués et de grands plats, ainsi que ses difficultés à délaisser les « connotations politiques ». Par ce biais, Mo Yan enrichit encore l'univers de son récit. Il donne une vraie richesse culturelle à cette province en montrant l'étendue de sa gastronomie et de ses alcools ; il montre son passé, où la question cannibale refait surface, faisant écho aux drames de la période Maoïste dans Les Enfants de Boucherie et L'Enfant Prodigue ; il utilise un style de conte romanesque pour parler d'un personnage atypique s'étant enrichi durant la période des réformes des années 1980 dans La Rue des Ânes ; il parle des souvenirs de la belle-mère de Li Yidou pour peser le pour et le contre de la disparition de certaines traditions porteuses d'un art de vivre aussi romantique qu'élitiste et par bien des aspects cruel dans La Récolte des Nids d'Hirondelle, et il reprend le style des histoires Chinoises classiques d'immortels pour nous livrer un extrait des légendes de Jiuguo qui est lié à son mythique Alcool de Singe. Ces nouvelles sont également pleines de personnages que le lecteur retrouve dans les différentes histoires, mais aussi dans l'histoire principale, de manière à ce qu'elles se répondent les unes les autres. Parfois, il s'agit même de la propre famille de ce Li Yidou et de sa relation... disons... pleine de surprises avec sa belle-mère.


Ainsi, avec Le Pays de l'Alcool, Mo Yan semble avoir créé un ensemble qui paraît incroyablement riche et vivant pour seulement 475 pages. Un miroir de la Chine de son époque dans ce qu'elle peut avoir de plus riche comme dans ce qu'elle peut avoir de plus brutal, mais toujours avec un grand sens de l'humour et de l'autodérision.

« - Maître Mo, s'il vous plaît, pourquoi faut-il mélanger de l'urine à l'alcool ? [...]

- Pourquoi prendre au sérieux des propos de romancier ? »

Noe_G
10
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le 22 déc. 2022

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Noe_G

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