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  • La Bataille d'Occident (2012)

    mars 2012 (France). Récit.

    Livre de Éric Vuillard

    Vuillard fait du Vuillard. Mais c'est bien.

    *

    « On avait sorti les drapeaux vénérables, on les avait hissés sur les grandes hampes au-dessus des crinières, et Joffre, le bon roi de carreau, avait dit : “Ouste ! Allez ! En Bavière !” Mais, dès les premiers émois de Sarrebourg, ils avaient dérouillé. Oui, la belette et le petit lapin voulaient le même terrier, mais le petit lapin de Tours ou de Gascogne devrait être prudent. Les Capet, les Hohenstaufen, les Napoléon, les Bismarck, les Lancastre, tout ce joli monde de têtes rondes, pointues et de casquettes, toutes ces fleurs de lys, ces aigles à deux têtes, ces N géants, ces Union Jack, ces noirs, blancs, rouges, bleus outremer, toutes ces grimaces héraldiquées, poinçonnées, estampillées dans le brocart, la soie et la pierre – vies de fleurs, de bêtes et de lettres d’or – s’agglutinaient à présent dans les courbes de la Sambre comme les nœuds de joncs et de vase d’un seul rosaire. Alors Lanrezac vaticina. Lui qui tenait les hauts de la Sambre, qui avait bien campé ses soldats derrière les murs, les tertres et les fenêtres du pays, se laisse faucher par les Allemands deux méandres du fleuve.»
  • Les Peintres pompiers (1979)

    Artistes pompiers: French Academic Art in the 19th Century

    (France). Beau livre, essai et peinture & sculpture.

    Livre de James Harding

    J'ai toujours détesté Bouguereau avec ses peau lisses, ses compos kitsch prétextes à peindre des nymphettes sans poil à poil. Très populaire chez les anglo-saxons, je l'ai souvent vu érigé en exemple du Ah monsieur avant on savait peindre alors qu'il était, justement, si facile de peindre comme ça en 18XX, et cette habituelle surestimation du niveau technique de la peinture réaliste ; il en sortait 50 par an de cette engeance besogneuse.

    Je ne peux pourtant pas nier envers ces peintres et leurs grandes machineries à la fois une répulsion tant sur la forme si léchée qu'elle en perd toute force que sur le fond avec son orientalisme paternaliste, son Histoire de pacotille, porno sous couvert de sujets mythologiques, et une fascination similaire à une mauvaise série Showtime historique ou un film fantasy des 80.

    Mais il vrai que les musées français ont très tôt occulté cette part de l'Histoire, les reléguant derrière Courbet (grands formats, ils sont dur à cacher) pour pousser le tout-Impressionnisme +post-néo-proto-. Qu'importe nos goûts pourtant s'il s'agit d'éclipser un pan de l'histoire intellectuelle, socio-économique (les Salons, le Prix de Rome, déjà les investissements, l'État qui achète), littéraire (ceux qui aimaient ce lustre ; ceux qui soutinrent les avant-gardes. Baudelaire ne fut pas très moderne sur ce coup là), visuelle d'un siècle presque entier.
    Si Harding annonce un progressif changement de paradigme et une remise en lumière de ces noms, 40 ans après, cela n'a pas tant avancé que ça, restent inconnus, du moins dans les grandes institutions. Si Orsay avait organisé une expo sur Gérôme, c'était à regarder comme une curiosité.

    Vieux livre. 1980 ce n'est plus hier. Texte court, un peu daté, a le mérite d'être très synthétique.

    Je me dis, par ailleurs, qu'il y aurait des infographies intéressantes à faire avec l'histoire de la peinture : les relations maître-élèves, les copains d'ateliers, les influences plus anciennes, les salons ; Bidule élève de Machin mais a exposé aux Refusés et est influencé par Truc puis appartient à telle sphère "-isme" qui a son tour influence et forme Trucmuche. Synthétiser avec quelques traits, lignes, pictos et couleurs tout un écosystème !
  • Voir l'espace (2018)

    (France). Essai et culture & société.

    Livre de Elsa de Smet

    L'histoire de l'illustration spatiale. J'ai grandi avec les gravures de Jules Verne, le gros obus. L'histoire des images est toujours fascinante et révélatrice, multidisciplinaire.

    Lebreton, l'abbé Moreux, Paul Fouché, Howard Brown, Nasmyth, Frank R. Paul, Fred Freeman ; Chesley Bonnestell, le patron.

    À lire comme une suite du livre de Drahos — là aussi une thèse remaniée — sur les représentations de volcans et de glaciers et aux Maternités cosmiques d'Arnauld. Sauf que nous ne sommes plus dans le paysage mystique symboliste, plus dans les rouelles colorées de Kupka ou de Chabas. We're gonna need a bigger telescope. Ou comment l'astronomie moderne puis la conquête de l'espace se sont faits autant avec les progrès techniques qu'avec l'imagination et l'image, dans un aller-retour constant, entrelacement, les avancées techniques sculptant et modelant l'imaginaire populaire et inversement l'iconographie infusant et préparant le terrain mental, visuel. D'un siècle positiviste, carrément scientiste à l'épopée moderne, c'est une mythologie neuve encore en vigueur. Il y aurait de quoi dresser des parallèles avec Musk et For all Mankind.

    C'est donc une iconographie dont nous dépendons encore,, que Hubble et dorénavant Webb prolongent et relancent sans cesse.

    Avec tout cela, on récupère dans une moindre mesure les défauts du livre de Drahos, à savoir la tendance à la répétition et à l'explication tautologique qui arase les particularités individuelles. Tous les peintres faisaient le portrait d'un volcan, tous les artistes font ici le portrait de la lune et des vues 'scopiques' à hauteur de voyageur.

    « Les illustrations du magazine rappellent à chaque instant qu'à partir de 1950, le projet spatial navigue sur la mythologie des grandes explorations américaines et sur celle de la domination technologique. »

    Bien que Laura de Smet marque l'aventure Apollo comme un terminus ante quem de cette aventure graphique, j'espère un second volume, peut-être avec une approche différente que je ne soupçonne pas encore. Drahos est lui bien passé des volcans aux étoiles aux scalpels... Ou, différent certes, un livre sur l'histoire des couvertures de science-fiction (françaises ! cela doit déjà exister aux USA...) et pas juste pour l'époque des pulps.
  • Récits fantastiques (1831)

    1831 (France). Recueil de nouvelles.

    Livre de Théophile Gautier

    La Cafetière ; Onuphrius ; Omphale ; La Morte amoureuse ; La Pipe d'opium ; Le Chevalier double ; Le Pied de la momie ; 2 acteurs pour un rôle ; Le Club des Hachichins ; Arria Marcell ; Avatar ; Jettatura

    Il me reste à lire (dans l'édition JLldP) : Spirite, La 1002 nuit, Le Roi Candaule, la Toison d'or, Une nuit de Cléopâtre, La Chaîne d'or.

    Des nouvelles que je sirote depuis quelques années. Il n'y a pas à ma connaissance d'édition définitive en poche des textes fantastiques de Gautier. Je fais donc ma propre tambouille.

    La Cafetière fût l'une de mes lecture de jeunesse les plus marquantes. À une époque j'en faisais mon miel de ces textes là et je les buvais comme du petit lait.

    C'est que c'est court sur pattes et sur peur. Hoffman fut plus intense, Poe fût plus varié, Maupassant fut plus trouble. 2021-3, des contes restés lettres mortes.
    Le tableau n'a pas pris vie.
    Sans doute car tout cet attirail n'est qu'au service de bonhommes tombant amoureux d'une mutique nana, souvent diaphane car déjà morte (cf. les héroïnes romantiques*). Obsession de la blancheur (associée à la fausse blancheur antique), voire de la pâleur : « — j’imagine que ce qui vous plaisait en moi, c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce ossianesque et vaporeuse ; mon état de souffrance me donnait un certain charme romantique que j’ai perdu. »

    Je ne crois pas aux coups de foudre, à l'inverse de l'instituteur de la Grande Beune.

    Il est intéressant de voir que J.-B. Baronian disait en 1990 : « (Le capitaine Fracasse, Mademoiselle de Maupin, Le roman de la momie et, surtout Émaux et Camées) ont malheureusement quelque peu occulté ». Gautier romancier, poète, journaliste me semble au contraire avoir totalement disparu.

    Idée d'exergue de chapitre pour un roman surréaliste et enfiévré à la Leiris : "Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais comment je revins de la ville noire".

    * Toujours alanguies, car mortes, diaphanes, car mortes, Arria Marcella a de "beaux bras de statue, froids, durs et rigides comme le marbre", un sein toujours à l'air, toujours bien rond, dur, ferme, l'aréole et le tétin, pâles, petits. Je suis étonné que la peinture ne se soit pas plus approprié les textes de Gautier.
  • Le Réel et son double (1976)

    1976 (France). Essai et philosophie.

    Livre de Clément Rosset

    Des ronds de jambes dans l'eau et les portes. Ricochets.

    «  Brûler le double, c'est en même temps brûler l'unique. crainte justifiée en un certain sens : non que l'individu soit de papier, mais parce qu'il est incapable de se rendre visible - en tant qu'unique - ailleurs que sur le papier. »

    « On remarquera ici que toute réalité, même si elle n’a pas été annoncée par un oracle, ou prévue à la suite d’une prémonition quelconque, est de toute façon de structure oraculaire, dans le sens défini ci-dessus. C’est en effet le sort de toute chose existante que de dénier, de par son existence même, toute forme de réalité autre. Or le propre de l’oracle est de suggérer, sans jamais la préciser, une chose autre que la chose qu’il annonce et qui se réalise effectivement. Mais cette suggestion déçue peut se manifester en toute occasion, car tout évènement implique la négation de son double. C’est en quoi toute occasion est oraculaire (réalisant l'“autre” de son double), et toute existence un crime (d’exécuter son double) »

    « On remarquera ici que toute réalité, même si elle n’a pas été annoncée par un oracle, ou prévue à la suite d’une prémonition quelconque, est de toute façon de structure oraculaire, dans le sens défini ci-dessus. C’est en effet le sort de toute chose existante que de dénier, de par son existence même, toute forme de réalité autre. Or le propre de l’oracle est de suggérer, sans jamais la préciser, une chose autre que la chose qu’il annonce et qui se réalise effectivement. Mais cette suggestion déçue peut se manifester en toute occasion, car tout évènement implique la négation de son double. C’est en quoi toute occasion est oraculaire (réalisant l'“autre” de son double), et toute existence un crime (d’exécuter son double) »
  • Dessin dans l'art contemporain (2022)

    (France). Essai, beau livre et peinture & sculpture.

    Livre de Barbara Soyer

    De grandes lignes se distinguent : les lignes qui courent sur le blanc, les résilles très fines, l'inspiration brute court-circuitée, le réalisme au graphite, les grandes taches colorées, de simples croquis. Des matières et manières variées, il y a à boire et à manger.

    Cependant, art cont. oblige la langue utilise les habituelles formules toutes faites, un peu creuses. Petit détail vite agaçant : au lieu de placer la date de naissance à côté du nom, un "né en" tombe systématiquement comme un cheveu sur la soupe des (courts) paragraphes.

    Surtout, je devine en creux si ce n'est le dédain, au moins le point aveugle aux arts graphiques hors le monde des galeries. À ce titre, une phrase fait doublement tiquer : « Illustrateur et artiste ». Illustrateur ET artiste. Et. — Soyer semble tracer une ligne infranchissable, cloison imperméable entre illustration et art. Or des mettons Prudhomme, Evans ou Guibert sont très proches de certains artistes ici présentés. Certaines influences évidentes sont-elles ainsi passées sous silence.

    Suite de la phrase : « Cousin, par le choix des sujets représentés, de la famille des comics et des jeux vidéo (que l'artiste consomme beaucoup), son dessin s'en distingue par sa force expressive. » [pour des dessins que je trouve plutôt fades]
    Puisque les comics sont bien connus pour manquer totalement de force expressive ! et que les jeux vidéo ne sont que des pixel ne proposant pas 1001 souvent, justement, inspirés des arts graphiques. En d'autres termes, des collages mille fois fait par des auteurs BD ou même des amateurs sur le net pour le lol seront ici invention d'un langage nouveau, réflexion sur le réel, etc. Sous leur main, vos gribouillis lors de réunions trop longues deviennent des questionnements sur le monde actuel.

    En outre, toutes les techniques ? Nope ! Pas de Photoshop ou de Procreate. Hockney a pourtant sorti un recueil dédié à ses dessin sur iPad... Ayant le droit aux habituelles piques creuses sur les z'écrans... Le digital painting a pourtant une vie déjà longue, riche de styles, d'expérimentations, de maîtrise de ses outils (et dont j'attends toujours une grande monographie et une véritable exposition du début des années 90.)

    Comme quoi on peut vouloir sortir du ghetto le dessin mais pas tout le dessin. Peut-être est-ce un simple choix éditorial ou un manque de place et la revue The Drawer s'intéresse-t-il à ce que je considère comme des manques appelant à un second volume ?
  • Les Échos de la Terreur (2018)

    2018 (France). Essai et histoire.

    Livre de Jean-Clément Martin

    « Il y a deux moyens sûrs de ne rien comprendre à la Révolution française, c'est de la maudire ou de la célébrer. »

    En 1978 Furet montrait à quel point la RF était encore un sujet brûlant, revenant sans cesse sur le devant de la scène, instrumentalisée, paradigme cadrant près de deux siècles après notre vision de l'Histoire et de certaines dynamiques sociales et politiques. Catalyseur. Suivez mon regard vers un certains films.

    « Mais il faut résister à penser que la Terreur a bien eu une réalité politique, qu’elle fut un régime, un moment précis ou une doctrine14, quand elle ne fut que cette invention audacieuse et scandaleuse de Tallien, qu’il faut continuer à détricoter. »

    J.-C. Martin se place, plutôt qu'à sa suite, parallèlement à Furet, dans une volonté de démystification les mythes historiques, travail de salubrité publique de l'historien. On voit bien que ce sont les non-historiens mais les philosophes de radio et les politiciens qui, sans cesse s'indignent et affabulent, déforment, reprennent, reprisent, in fine continuent la légende, loin du travail de fourmi de dépiautage des archives, sources, faits. Martin dépasse ensuite ses bornes pour aborder la philosophie politique des XIXe et XXe siècles et qui semble d'avantage une amorce.

    *

    « Redisons encore, pour éviter des erreurs d’interprétation, qu’un monde existe entre les discours d’assemblées et leurs conséquences dans la société, et qu’il n’est pas possible de faire l’histoire d’un pays en révolution avec l’analyse décontextualisée de quelques phrases tirées à la diable d’un corpus considérable – au demeurant jamais totalement pris en compte ni même établi de façon sûre ! »

    « Ce n’était pourtant pas faute d’avoir résisté à tous les autres épisodes de l’histoire de l’humanité qui auraient pu lui ravir cette place. Car, bizarrement, la Terreur s’est totalement déliée de son sens initial – la terreur religieuse devant le sacré – et elle n’a jamais été associée aux violences proprement terrorisantes commises pendant les guerres de religion, ou à l’occasion des colonisations de l’Amérique du Sud ou d’une partie de l’Afrique, quand de petits groupes d’hommes subjuguaient des continents entiers. Elle n’était pas plus évoquée pour parler des actes de répression qui furent pratiqués dans l’Italie et l’Espagne pendant l’Empire napoléonien, comme dans l’Algérie des années 1840 ! »
  • De Homère à Machiavel (1986)

    (France). Essai et littérature & linguistique.

    Livre de Jean Giono

    Giono c'est aussi pléthore d'articles et de préfaces. Le titre de ce 1er recueil résume bien un pan de sa carrière et tout un aspect de sa culture (à lire : Giono dans sa culture), l'antiquité et la Renaissance. On sait à quel point il aimait l'Arioste, citer Dante, décrire la bataille de Pavie (Jaworski l'a-t-il relu avec Angélique avant le Tournoi des preux ?). On retrouve dans ce recueil son très beau et grand texte sur Virgile.

    Oh bien entendu par "texte sur" il faut entendre aussi et surtout des textes sur Giono himself, sur sa vision du monde. La littérature aussi lointaine nous paraisse-t-elle lui sert de miroir déformant, de loupe grossissante. Et pourtant, malgré ou grâce à cette manière de tirer la couverture à lui, il parle autant et aussi bien, sinon plus et mieux, que des gloses. « Se servir de Virgile comme Van Gogh se servait du champ de blé, qu'est-ce qu'on risque ? » On a donc affaire à un mélange qui monte très vite entre Giono et ces auteurs ramenés près de nous comme son Melville imaginaire pouvait ramener le paysage à lui : « L’aviez-vous vu ? "Non", dit-elle. "L’avez-vous vu ?" "Oui ».

    S'il va chercher les poux d'Homère, le manosquin s'intéresse surtout à Machiavel, l'homme, au-delà de l'image d'épinal-infernal qui lui colle à la peau depuis 500 ans. Et par homme il faut entendre l'alambic de l'estomac, froid chez Machiavel, à remplir chez les prêtres (Béatrice Bonhomme n'en parlait pas je crois), les ressorts du cœur, les sentiers arpentésde la Toscane.
    Ces notes sur Machiavel c'est du Ponge. Il reprise encore et encore, remet sur l'établi, rebat les mêmes formules qui claquent, les mêmes images, s'agaçant on le devine des mêmes fausseries. Alors le Machiavel de Jean ressemble tout de même pas mal à Giono.
  • Un hamster à l'école (2021)

    (France). Aphorismes & pensées et culture & société.

    Livre de Nathalie Quintane

    Je dois avouer avoir mis quelques pages pour me faire au style, qui n'est pas le mien naturel, qui craque aux entournures, grince, frotte, gratte. Nous ne sommes plus vraiment chez Pennac ou Delerm, certes, c'est pourtant moins acide que je l'espérais. Une suite d'anecdote (qu'en fils de prof je reconnais).

    "Je pense toujours à Chabrol"

    « Oui mais on comprend pas bien, il passe du coq à l'âne et c'est de la purée. Justement, je dis, la littérature, c'est de la purée »
  • Le colonel ne dort pas (2022)

    (France). Roman.

    Livre de Emilienne Malfatto

    Je ne suis jamais convaincu par la poésie rajoutée ou se substituant totalement à de la prose. Car le plus souvent moderne, c'est-à-dire trop libre, donnant l'impression de mollesse, d'une relâche de la langue, d'une phrase déstructurée en attente de redressement de grammaire. Comme avec Mahmoud, ici encore elle ne semble pas pouvoir rendre le bruit, la fureur, le feu, pas à même de traduire le tourment intérieur, les atermoiements, les affres moraux, de ce bourreau tortureur torturé. Ce court récit réussit mieux lorsqu'il est en sourdine, balayant les nuances de gris, la "poussière des délitements".

    "imaginez-vous ça ce creusement sans fin"

    Une Ville anonyme, son Palais, son Fleuve et sa rive, la Reconquêtes (subtil !), des majuscules comme les reflets lointains de notre monde, ses guerres encore fraiches et celles à venir — le passage sur le verre évoquant très fortement celui de la vitre de Nabokov dans Ada — il y a dans ces majuscules anonyme du Gracq, du Jünger ; il est probable d'un peu de la phrase Vuillard aussi. Peut-être trop court ou, comme je le disais, trop minaudant dans sa poésie, il n'atteint ni l'universalité des ci-nommés ni l'effet de choc de son sujet.

    *

    « L’ordonnance le conduit dans sa chambre. La pièce est nue, dans le coin un sommier de métal, un mince matelas roulé par-dessus. Les vitres ont une épaisseur particulière, comme si elles étaient faites de plusieurs couches de verre qui finissent par déformer toute lumière, toute image provenant du dehors, baignant les pièces d’une atmosphère de bocal, quelque chose d’irisé et opaque à la fois, la sensation de voir le monde à travers une flaque d’essence. »
  • Un psaume pour les recyclés sauvages (2021)

    A Psalm for the Wild Built

    (France). Roman et science-fiction.

    Livre de Becky Chambers

    {Attiré dès avant sa sortie par sa couverture japonisante, travail fin de Feifei Ruan, d'or et de feuilles façon Jakuchu, m'évoquant le jeu français Stray. L'envie, après lecture, d'un jeu wholesome coloré et cozy dans cet univers. Oui c'est un peu la rencontre de Stray et de Haven. Stardew Valley en roadtrip. Ou bien peut-être Spiritfarer ?}

    Difficile voire impossible de parler de Chambers sans utiliser les formules déjà toutes faites à son propos. Ses personnages semblent mus avant tout par la curiosité, à l'ouverture, très Coccia.
    Solarpunk confortable : donnez-moi la même roulotte ! car ce livre donne envie de devenir un punk à chien au bord des fleuves et au pied des montagnes. Reposant mais comme Apprendre, si ... pas aussi niais et mièvre que l'étiquette qu'on lui colle régulièrement. J'apprécie cette liberté vis à vis de la tension dramatique, du diktat suspense dont on peut pourtant se défaire si facilement sans pour autant s'ennuyer.
    Et c'est aussi la morale de l'histoire : refuser l'injonction à la vie parfaite, au but comme dans les séries américaines quand (souvent après un arc chez les AA) ils trouvent enfin leur purpose, sous-entendu leur droit d'être en société. Pour utiliser un gros mot, une morale, courte mais fraiche, très gionesque au demeurant, pas que conne, sans pontifier.

    *

    « — Vous êtes… flexible. Fluide. Vous ne savez même pas combien vous êtes. Ni où sont les autres. Vous vivez au fil de l’eau. Je vous aurais supposé tout en nombres et en logique. En structure. Strict, vous comprenez ? »
    Omphale semblait amusé. « Quelle drôle d’idée. »


    « — Mais… on parle d’immortalité, là. Comment est-ce que ça peut être moins désirable ?
    — Parce que rien d’autre dans l’univers ne fonctionne ainsi. Tout se casse et s’intègre à d’autres choses. Toi, tu es un assemblage de molécules qui se sont formées dans une quantité astronomique d’autres organismes. Chaque jour, pour maintenir ton intégrité physique, tu manges des créatures mortes par dizaines. Et quand tu mourras, les bactéries, les insectes, les vers à leur tour viendront te réduire en petits morceaux. Et ainsi de suite. Quant à nous, nous ne sommes pas des créatures naturelles, nous en avons bien conscience. Mais, comme tout ce qui existe, nous sommes soumis aux lois des dieux-parents. Comment continuerions-nous à étudier le monde si nous n’en respections pas le cycle fondamental ? »
  • Néo-Romantiques (2022)

    (France). Beau livre et peinture & sculpture.

    Livre de Patrick Mauriès

    {Acheté à sa sortie sans savoir qu'une exposition, dont Mauriès est naturellement le commissaire, arrivait en 2023.}

    L'autre (une) autre histoire de l'art, pour paraphraser un ouvrage. Mais Mauriès, lui, s'intéresse réellement à son sujet et n'en fait pas prétexte pour une diatribe scrogneugneu sur le très très méchant Koons. Non, il le décortique, en dresse une image dense, nuancée et ouverte, tire des portraits éclatés avec sa constellation de critiques, d'artistes plus connus qui bourdonne autour. Car ce mouvement fut un temps soutenu par Gertrude Stein la grande papesse, proche de Crevel, Cocteau, Dior encore tout jeune.

    « Nulle place dans ce récit pour une poignée de peintres qui s'étaient, à l'orée de leur carrière, résolument placés à contre-courant et n'étaient liés par aucune allégeance à un credo ou une figure charismatique (à l'opposé de la plupart des mouvements artistiques du temps), mais par leur seule proximité d'atelier et les aléas du désir. »

    Bérard, Tchelitchew, la fratrie Eugène et Léonide Berman, Christopher Wood, Kristians Tonny. Des peintres que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. Ce sont des tons éteints, couleurs atonales, sourdes, brunes. Romantiques ? N'allez pas imaginer de grandes fresques pompières et chatoyantes, pour faire un rapprochement il s'agirait plutôt des périodes rose et bleue de Picasso et les décors de Chirico.

    Au-delà de ce mouvement qui titille plus ma cervelle que ma cornée, c'est une conception de l'Hda que je partage. Mauriès est un promeneur, une sorte d'art-penteur des arts oubliés, minuscules, diagonaux, précieux, décoratifs.
    Longtemps l'HdA fut téléologie : les grands peintres, voulus génies, tutélaires, sacrés, pour pousser le grand chariot qui tire la flèche droite, sans épi, du "progrès". Où comment le Surréalisme a tout écrasé, tout aboli. Et le « culte du héros, des grands noms », occulté tant d'autres. Oh, les marchands n'ont pas attendu le contemporain pour en dessiner le tracé et en ériger les bornes. Militons pour une histoire de l'art darwinienne, terrier aux milles galeries, comme jardin aux sentiers qui bifurquent et qu'il faudrait explorer ; Mauriès parle avec bonheur de buisson.

    # Des extraits en commentaires de liste sur cette vision.
  • Hinterland

    (France). Essai et politique & économie.

    Livre de Phil A. Neel

    [cette note ne vaut pas grand chose. J'entends la note/10. Enfin la notule aussi.]

    Points, nœuds, belts. Hinterland tente de rassembler en une seule poignée divers faisceaux qui se repoussent. Dommage, il manque des cartes et des plans urbains, un peu de data visualization.

    Neel, ne cache pas d'où il parle, coco d'eg qui n'aime guère la police, arpenteur de barricades, pourtant pas tendre avec les "gauchistes" (lefties en VO ?) progressistes et semble sous-estimer l'extrême-droite. Il a d'ailleurs tendance à glisser les croyances et convictions, bonnes ou mauvaises, sous le tapis d'engrenages plus larges et de la grande machine infernale. La question raciale est alors peu abordée, ou sous une anamorphose qui l'escamote à peu près.

    Étasuniens, il raconte évidemment sa vie pour dresser des parallèles, s'enflamme dans du lyrisme (pour ensuite venir critiquer la prose française), tandis que le plus souvent il ne s'embarrasse pas de définitions ou de reposer ses concepts (beaucoup de N.d.t.).

    Nous sommes autant dans l'essai que dans le manifeste révolutionnaire.

    Par dessus le marché, je n'ai pas les outils économiques ni les instruments sociologiques, encore moins le fourbi politique, à peine le bagage d'actualité pour suivre les méandres, les obliques, peut-être et sûrement, les raccourcis que prend Neel, les sentes qu'il pourrait cacher et donc, partant, d'avoir un véritable regard critique sur l'ouvrage.
    Tout cela me paraît de bon sens, le plus souvent convaincant, documenté (effrayant, glaçant), mais peut-être gobè-je tout comme j'ai vu si souvent des gens à qui manquaient les armes, aveugles à la méthode dévoyée, dire à propos de LRdP que tout de même cela ne pouvait pas être le hasard ces pi partout.

    Je ne me risquerai donc pas à un résumé, encore moins à une mise dans le contexte ou à des parallèles. En gros, je ne suis pas toujours d'accord sans trop savoir pourquoi, agacé parfois sans comprendre comment.

    "Un essai ébouriffant parsemé de fulgurances jubilatoires et de passages agaçants où le jeune géographe communiste déverse ses certitudes." dit une critique d'ailleurs : https://www.revue-urbanites.fr/lu-pinson-neel/

    Une critique d'encore plus ailleurs : https://polygraphjournal.files.wordpress.com/2020/08/polygraph-28_crais-review.pdf

    + Écrit au début du mandat de Trump, un épilogue 2020 à l'aune du jaune vient enrichir la version française. Répétitif mais c'est le principe.
  • Ivre et Mort (2015)

    (France). Nouvelle.

    Livre de Gustave Flaubert

    Deux courts textes de jeunesse (il y aurait de quoi faire une anthologie en poche de Smarh jusqu'à Rêve d'enfer en passant par les pastilles historiques). C'est la formulation consacrée et bien pratique dès qu'il s'agit de remonter aux textes premiers : tout est déjà là. Plus précisément, la veine too much, rutilante, celle de l'idiotie au surligneur, de la liste échevelée, archaïsante, est déjà là, le Flaubert flamboyant des orientalismes, proto-Pécuchet pré-Bouvard qui peut vite agacer les nerfs du lecteur. P. Michon les a probablement lus.


    « En effet, leur gloire en valait bien une autre. Gloire du génie, gloire des richesses, gloire de roi, gloire d’ivrogne, chacune a ses délices, ses haines, ses déceptions. Celle-ci faisait envie à toute la jeunesse du pays, et au jeune maitre du château qui faisait venir de Paris du vin et des femmes et des amis, qui usait de tout cela, s’en lassait vite, et qu'une bouteille de champagne faisait tomber sur son sofa de damas, que l’opulence s'efforçait de rendre crapuleux et qui n'était que bêtement ridicule. »
  • Les Désemparés (1996)

    (France). Essai, biographie et littérature & linguistique.

    Livre de Patrice Delbourg

    Durant plus de 10 ans, un blog Actualitté, aura présenté des "ensablés", des écrivains français méconnus, oubliés, disparus, à peine réédités. Les désemparés ce sont les même.

    On y trouvera mes chouchous lus dans leurs grandes largeurs, Calet, Limbour, Gadenne, Guérin, Richaud, Cingria, Fargue, Hyvernaud ; des qui sont dans mon collimateur voire déjà physiquement sur ma PAL depuis belle lurette, Calaferte, Fénéon, Dabit, Dietrich, Senac ; et, plus intéressant, ceux que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, Hénein, Rigaut, Huret, Fondane, Perret, Scutenaire, Reverzy avec un z et sans d, De Chazal et qui me tentent dorénavant. Y a plus qu'à... Le choix de Delbourg reste partial, partiel, biaisé (que des hommes.)

    Malgré tout, la plume acide, acérée, rapide — écriture pamphlétaire, style de blog et pointes de boomer avant l'heure — calembourisée, pleine de turlupinades et d'astuces (Bove... contre, voyez le genre) en fait trop, fatigue (on en sent vite les coutures) jusqu'à prendre le pas sur les vies évoquées. Delbourg les passe toutes au filtre des bistrots parisiens qui seront toujours cités par grappes, par le fantasme nostalgique du zinc et des p'tits kawas au p'tit matin ; le suicide lui toujours perçu à l'aune de celui de Nerval. Delbourg tombe tout compte fait dans une sortie d'exotisme parigotisant.

    En réalité sur les auteurs que je connais cela ne ma pas paru très pertinent et cela a forcément jeté une lumière oblique sur les autres portraits.

    [{Hasard, coïncidence, cohérence ou destin : une phrase p. 22 annonce (résume) le livre de Jouannais sur les artistes sans œuvres, qui paraîtrai un an plus tard : "rouler les officiels et leurs officines dans un gluant mépris, préfigurant Arthur Cravan, Jacques Vaché et, surtout, Marcel Duchamp, clown spectral."}]


    « Pas de femmes dans cette armée des ombres, ne manquerez-vous pas de remarquer. Est-ce un club privé réservé aux seuls gentlemen ? Nenni. Nous pensons à Sophie Podolski, à Danielle Collobert, à Gilberte H. Dallas, à Renée Brock, etc. Ce sont là des noms essentiels qui fixent une certaine façon de dire, de sentir, de toucher, d'aimer, qui prêtent à la chair des syllabes diverses possibilités de dialoguer avec l'être, le monde ou la fracture, en cette fin de siècle cannibale, le hasard de leurs rencontres en un prochain volume est devenu nécessité. »
  • Aux douze vents du monde (1975)

    The Wind's Twelve Quarters

    mai 2018 (France). Recueil de nouvelles et science-fiction.

    Livre de Ursula Le Guin

    « À moins que l’action physique ne reflète l’action psychique, que les actes n’expriment la personne, je m’ennuie vite dans les histoires d’aventures ; souvent, à mon avis, plus il y a d’action, moins il se passe quelque chose. De toute évidence, mon intérêt me pousse vers le dedans. L’espace intérieur, tout le tintouin. Nous avons des forêts dans notre esprit. Des forêts inexplorées, infinies. Chacun de nous se perd dans la forêt, chaque nuit, seul. »
    écrit-elle.

    Ah, Ursula, la grâce qui se cache un peu malgré elle, comme souvent dans la SF old School, associée à la profondeur, non pas martelée et assénée, mais en nuances, à demi-voix, optimiste sans rabâchage et pourtant la violence, la cruauté présentes sans fard, sans sordissisme aucun. C'est ce qui tend ces textes. Je suis allergique aux classements dans les recueils de nouvelles, celle-ci serait bien, l'autre inutile, posés comme des évidences. Bien sûr, c'est le cas, certaines me sont restées lettre morte et je crois préférer le temps long de ses romans, mais variété est source de richesses : des préquelles, des retours, des prototypes : c'est un sac de billes : perle sauvage, gros calot de verre, petite bille d'argile, boule de poils, flocons de mousse.

    Neuf existences, Plus vaste qu'un empire et Champ de vision fonctionnent comme une terce : l'incompréhension poussée jusqu'à la peur face à des plus ou outre ou autres ou moins qu'humains. Je ne m'attendais pas à trouver du Peter Watts chez Le Guin ! Le personnage Osden ne dépareillerait en effet pas dans Vision Aveugle.

    *

    « – psychologique et non d’action. À moins que l’action physique ne reflète l’action psychique, que les actes n’expriment la personne, je m’ennuie vite dans les histoires d’aventures ; souvent, à mon avis, plus il y a d’action, moins il se passe quelque chose. De toute évidence, mon intérêt me pousse vers le dedans. L’espace intérieur, tout le tintouin. Nous avons des forêts dans notre esprit. Des forêts inexplorées, infinies. Chacun de nous se perd dans la forêt, chaque nuit, seul. »
  • L'Héritage de Molly Southbourne (2022)

    The Legacy of Molly Southbourne

    (France). Nouvelle et science-fiction.

    Livre de Tade Thompson

    À l'origine, il y a le concept inédit, parfait, glaçant. Avait-on besoin d'empiler une trilogie par-dessus et plus précisément d'une trilogie qui à mon sens assèche l'idée de départ, ou plutôt ne la pousse pas jusque dans ses variations et ses retranchements. Lesquels ? C'est justement ce que j'attendais ! au profit d'histoires de karaté et d'espions — ou encore des flashbacks qui, en expliquant tout ce que l'imagination comblait, réduisent l'univers ? Un dernier tome haché qui me semble n'apporter pas grand chose.

    {Un parallèle possible se dresse, au hasard des accointances de mes lectures, entre Tamara et les clones de Neuf existences d'Ursula Le Guin.}
  • Alice Neel (2022)

    (France). Essai et peinture & sculpture.

    Livre de Anaël Pigeat

    Quelques informations biographiques sur à peine quarante pages. Autant lire le catalogue de l'expo 2022 qui va bien plus en profondeur. Ce mince opuscule n'a que peu de valeur ajoutée. Ses autres livres publiés m'intéressent néanmoins.
  • L'Art du pastel de Degas à Redon (2017)

    (France). Beau livre et peinture & sculpture.

    Livre de Gaëlle Rio

    Catalogue des pastels du PePa. Le pastel est THE technique propice à la rêverie, par ses satins, son effluvescence, l'effervescence, le blutage de sa lumière et ses couleurs qui pétillent. Souvent tout y est doux, flou, contrasté pourtant dans le rendu, et comme des ébauches nous y apposons le sceau de notre œil.

    Le sous-titre de Degas à Redon, les deux grands phares de ce médium, est réducteur : on y trouve des œuvres par des auteurs plus ou moins méconnus, de ces "petits maîtres" dont on ne fait pas de monographie, aux approches variées. C'est d'ailleurs, permettez-moi ce H.S., la force des expositions du Petit Palais de ces dernières années de ne pas céder aux sirènes d'expos bricolées avec ce que l'on trouve, sans grande recherche scientifique ni réel point de vue, pour coller un seul nom célèbre qui fera déplacer les foules...
    Il y a beaucoup de Guillaumin, quelques Redon bien connus, mais aussi, en vrac, Morisot, Renoir, Gauguin, Mary Cassatt, du Lucien Lévy-Dhurmer, Charles Léandre, Alphonse Osbert, Émile-René Ménard, des portraits de Tissot, Jacques-Émile Blanche, de Victor Prouvé ou Pierre Carrier-Belleuse.
    120 pastels présentés sur les 220 que conservent le musée. À quand une seconde exposition et un second catalogue ?

    Pour dire le vrai, les notices finissent par devenir automatiques : contraste entre le rendu vaporeux des vêtements et la précision des visages ; influence de Quentin de la Tour et de Perronneau ; manière originale (pourtant)... qui aplanissent quelque peu, justement, les singularités.

    Hasard, une exposition des pastels d'Orsay arrive bientôt.
  • Artistes sans œuvres (2009)

    avril 2009 (France). Essai et littérature & linguistique.

    Livre de Jean-Yves Jouannais

    J.-Y. Jouannais, que l'on peut si facilement placer dans le sillage de Borges et l'inscrire dans tout ce pan de littérature dévouée (dévoyée ?) à la transtextualité — immanquablement il y aura un écrivain inventé de toute pièce — ludique érudition, ludisme érudique, éructant*, entre Levé, Bayard, Senges, Eco, Manguel, d'autres frontaliers... Jouannais donc fouille depuis quelques années déjà les franges et les marches grises de la création : qu'est-ce qui fait qu'une œuvre est œuvre ou un artiste artiste ? Quid des architectures éphémères effacées par la marée ? de vies tournées vers la destruction ? Une bibliothèque retrouvée incomplète ? Il s'agit de combler les trous, de griffonner les blancs. Peut-on être artiste sans avoir publié ni même rédigé de roman entier ? Le livre n'évoque pas ou alors pour les répudier les poseurs parasites qui paradent en se donnant l'air artiste mais incapables de création.

    Des artistes sans œuvres, ce concept pète du feu de Dieu. Mais un peu comme avec Bayard ou certains autres livres récréatifs de chez Minuit, le résultat compte moins que l'idée et tourne vite à vide. Peu convaincu donc.


    "Herboriser les obsessions"

    *

    « Comment ne pas voir que respecter l’art ne se peut envisager autrement qu'en l’aimant pour ce qu'il est : une voie, non pas un horizon; une liturgie, non pas une religion ; une obsession plutôt qu'une situation; une galaxie d'"intentions intenses". Cette expression, Harald Szeemann l'utilise, et renvoie à une histoire de l'art autre que celle qui est généralement préconisée, à savoir une histoire de l'art des chefs-d'œuvre. Harald Szeemann "pense qu'il vaut mieux contourner cet écueil en suivant une idée directrice, qui serait un certain esprit, des moments où la concentration de ce que Riegl nommait “Kunstwollen” est la plus forte". Le musée le plus beau, le plus libre, ne serait pas un musée mais prendrait l’apparence de quelques vastes archives où, instables, vaguement holographiques, immatérielles et brûlantes, courraient les intentions intenses, tels ces feux Saint-Elme, petites aigrettes lumineuses dues à l'électricité atmosphérique qui dansent à l'extrémité des mâts de navire. »
  • Le Tournoi des preux (2023)

    (France). Roman.

    Livre de Jean-Philippe Jaworski

    Enfin retrouver le Vieux-Royaume après la parenthèse (même pas fermée celte.
    Ces Celtes, si j'avais beaucoup aimé l'imbrication narrative du 1er tome, à la longue, cela devenait lassant ces batailles sans fin et sans finesse, ces combats perdus d'avance mais gagnés sur le fil par des **os forts en muscles et en gueule, et je trouvais d'avantage mon compte et mon plaisir dans les interstices trop minces, les détails arrachés à la documentation archéologique, minutieuse, du professeur lorrain. Sur la fin l'écriture aussi s'aplatissait, s'arasait sans pour autant devenir plus rapide.

    Retour donc néanmoins sur la lancée précédente, un mode similaire. La dynamique est tout compte fait identique : après une ribambelle de guerriers et les conflits entre peuples, nous avons un chapelet de chevaliers, ducs, comtes et les conflits larvés entre duchés. Tout n'y est encore que question d'allégeances et de loyauté. Il s'agit de présenter les joueurs avec une myriade de noms et de titres lancés à la figure du lecteur (préparez votre petit tableau personnel).
    Jaworski est un chafouin et place ses pions pour des coups pensés longtemps à l'avance, plante des graines qui ne porteront leurs fruits que dans 500 pages ou 2 tomes.

    De manière générale, on y retrouve des motifs identiques, certains... coups similaires. Tics ?

    Jaworski collait à la pensée celte, ici il s'attache à l'esprit chevaleresque. Il s'amusait avec l’onomastique, ici il s'amuse avec l’héraldique et sûrement aussi avec les références au mythe arthurien, s'amuse de son érudition héraldique, architecturale. On lui a souvent reproché d'avoir un style pédant, de forcer des mots rares piochés au hasard du dictionnaire, d'étaler son lexique, mais non il s'agit, au contraire, du goût du mot juste, du mot technique. Le lecteur pourra s'amuser avec lui et c'est mon cas, quel plaisir de croiser absidioles, loggia, moucharabiehs ! ou rester sur le carreau. Tandis qu'en regard son 'worldbuilding' est toujours aussi frustrant, car fait par petites touches, noms évoqués, repris des nouvelles, sans carte ni cordée.

    LTdP est, je crois, un roman froid, distant, cérébral (pas intellectuel).

    NB :: évidemment, nous appréhendons une nouvelle moutonnade, c'est-à-dire que le tome 2 soit émincé en 2-3 parties ou bien que la 3ème n'arrive jamais. (je vois bien les pages 260-262 éditées à part, fausse reliure cuir, à grand prix) Que de bonnes surprises en perspective ! Même la promo teasant le retour de ... fait cheap !
  • Alice Neel (2020)

    (France). Beau livre et peinture & sculpture.

    Livre

    Je ne crois pas aimer la peinture de Neel — mais peut-on l'aimer ? j'entends d'aimer d'un plaisir purement esthétique. Par contre, sa peinture m'interpelle, me fait poser un temps d'arrêt sur la page, devant la cimaise, entre circonspection, malaise et curiosité, curiosité peut-être mal peut-être bien placée pour ces gens, non pas difformes, mais cabossés, réels qui n'est pas l'archétype de telle classe, tel genre.

    Neel creuse dans ce qu'elle ne voulait surtout pas appeler des portraits quelque chose, dans la toile même de leur chair. J'aime par contre, ici au sens esthétique, ses cernes noirs, ses couleurs pastel tardives, des tons très doux, comme un Munch apaisé, simple acuité colorée (les débuts, eux, ont cette trace pointue, ce gris sale, ces tâches de café, cette poussière boueuse, du réalisme de la peinture américaine des années 30, morosité granuleuse...

    *

    « J'ai décidé de peindre une comédie humaine — comme Balzac l'avait fait en littérature. Dans les années 1930, j'ai peint les Beats de l'époque — Joe Gould, Sam Putnam, Ken Fearing, etc. J'ai peint El Barrio, le quartier portoricain de Harlem. J'ai peint les névrosés, les fous et les miséreux. J'ai peint aussi les autres, y compris des individus ordinaires. Un jour, il y a des années-lumière, j'ai aussi épousé un Cubain et j'ai vécu à La Havane, où a eu lieu ma première exposition. Puis, tout ça a pris fin, et dans les années 1930 j'ai travaillé pour la WPA et j'ai livré un tableau tous les mois et demi. J'ai exposé une fois à la Pinacotheca Gallery pendant la guerre puis, plus tard, deux fois à la ACA Gallery. Je n'ai jamais su me mettre en avant et je ne le sais toujours pas. Comme Tchitchikov, je suis une collectionneuse d'âmes. Aujourd'hui, je commence à voir mourir certains de mes sujets. et cela les charge de nostalgie historique — les gens semblent meilleurs et plus importants une fois morts. Si je le pouvais, je donnerais du bonheur au monde — les visages pitoyables que je vois dans le métro, tristes, préoccupés, me font de la peine. Et puis je déteste le conformisme actuel... chaque chose dans sa case...

    Aujourd'hui, quand je vais voir une exposition d'œuvres modernes, j'ai l'impression que mon univers a été balayé — et pourtant je ne peux pas imaginer que la créature humaine soit pour toujours verboten. Tu ne feras point d'image taillée. »
  • Modernités cosmiques (2022)

    (France). Beau livre et peinture & sculpture.

    Livre de Arnauld Pierre et Michel Gauthier

    [Catalogue d'une exposition tenue à Aix-en-Provence à la Fondation Vasarely]

    [Texte introductif très synthétique mais intéressant ; notices d'œuvres trop dans la biographie.]

    Modernités ... pourrait se voir comme la suite de l'Astronomie dans l'art d'Alexis Drahos ou l'annexe de l'ouvrage Maternités Cosmiques d'Arnauld Pierre qui revenait sur l'iconographie de ce mythe cosmique, irriguant en sous-main notre imaginaire jusqu'à Kubrick, donnant la part belle à Redon, Newman, Otto Runge et surtout à Kupka.

    L'on pourrait aussi songer aux tapisseries de Jean Lurçat. C'est rien de dire qu’il suffit de peu avec ce lexique et ce champ, ce glossaire visuel, pour créer une étincelle, autant visuelle qu'intellectuelle, et ouvrir des gouffres. Tout ça nous parle car comme l'avait donc montré le livre de Pierre, c'est bien une iconographie filigranée au fond de notre caboche depuis la fin du XIXe (plus qu'un archétype sortant du néant), sorte d'évidence caché en pleine face.

    Par conséquent, il n'est pas étonnant que des artistes des XXe et XXIe siècles s'en emparent . Je connais très mal l'art des années 50-70, je suis toujours alors sur le mode de la découverte, parfois de l'émerveillement. Bien que passées les recherches formelles de l'abstraction, ou plutôt des abstractions, nous entrons dans le vif du concept et bien souvent je décroche ; bonne idée mais mal foutue. Les plus contemporains me paraissent hors-sol, déconnectés de l'actualité de la science et de la fiction.

    « La maternité cosmique à l'ère du désenchantement warholien »

    Comme souvent avec ce genre d'exposition des marges, cela parait surtout bricolé avec ce qu'ils ont pu trouver pour garnir leurs murs et ont fait au mieux pour illustrer et construire un propos cohérent. La monographie exhaustive, illustrée, et approfondie avec une réelle ligne de force scientifique reste donc à rédiger.

    *

    « Le cosmos a acquis pendant la période des avant-gardes historiques un droit de préemption sur l’abstraction qu'il saura faire valoir lors de la seconde moitié du XX° siècle, tout particulièrement quand il sera question d'espace, de mouvement ou de lumière et lorsque la géométrie voudra rêver d’autres règles que celles la gouvernant depuis Euclide. »

    Œuvres de : Kupka, Pevsner, Wiškovský, Ernst, Fontana, Brassaï, Vasarely, Anna-Eva Bergman, Gilioli, Malina, Kumi Sugaï, Dewasne, Gierowski, Alain Jacquet, Saksik, Reip, Évariste Richer, Dove Allouche et Caroline Mesquita.
    Je retiens : Bergman, Richer, Malin
  • Petit Éloge de l'ironie (2010)

    septembre 2010 (France). Essai.

    Livre de Vincent Delecroix

    « Lui — Je soupçonne en effet que, procédant à cet éloge, vous vous faites la part belle et vous donnez carrière : nonobstant son manque d'originalité, vous rencontrerez peu de détracteurs. Nous sommes à l'époque des éloges de l'ironie. C'est à peu près comme de faire l'éloge de la foi au Moyen Âge.

    Moi — Vous voulez dire que l'époque est ironique. »


    L'ironie, mal du siècle ? Delecroix est le plus fort lorsqu'entre des aphorismes inertes et de la fiction filandreuse, il dézingue, en s'inspirant du 18e siècle, l'ironie facile, ambiante, trop souvent utilisée pour se dédouaner ou avorter tout risque. "Pas se faire avoir" comme il le dit si bien. (Ici, par exemple, il ne faudrait surtout pas se faire avoir et mettre une bonne note à un navet que les autres ont mal noté ou inversement rater le chef-d'œuvre (alors on dira que à nous on ne nous la fait, on ose dire que), ce qui je le constate dans mon fil conduit parfois à un arasement des notes ; moi le premier.))

    Publié en '10 et depuis tout n'a fait que s'accentuer, entre les films métas et Twitter, royaume de la phrase qui mouche, entre chronique radio et le onpeutpluriendir revendiqué pour des blagues au mieux douteuses... Alors, il y a la bonne ironie, elle ironise et il y a la mauvaise ironie, elle bah elle ironise quoi...

    Louange de l'ironie ? C'était risqué, couru d'avance d'aller au casse-pipe et d'être au mieux lourdingue, au pire tristement banal mais surtout stérile. Delecroix, en toute conscience, passe par tous ces écueils. À dessein, dit-il. Pas fait avoir. Est-ce excusable pour autant ? À l'époque j'avais failli acheter son Achille dans la trop discrète collection L'Un et l'autre chez Gallimard et créée par Pontalis. La troisième partie de cet éloge, "conte", propose un vrai fil narratif dans une enfin défaite de son armure diderotienne mais, laborieuse, épaisse et ennuyeuse au possible, elle me dissuade pas mal d'aller lire ses récits.

    *

    « Lui — Votre confusion est évidente. Vous confondez morale et moralisme, comme vous confondez gravité et pesanteur — comme en pratique vous confondez légèreté et superficialité. Je vous rendrais grâce à vrai dire, et même saurais contribuer à un éloge de l'ironie, si vous saviez en user avec plus de discernement. Mais non, tout passe à la moulinette, tout est arasé, le grand comme le médiocre, tout se vaut c'est-à-dire ne vaut rien. Une arme de précision, l'ironie ? Vous en jouez comme d'un marteau-pilon. »
  • Soleil (2022)

    (France). Essai et histoire.

    Livre de Emma Carenini

    Je ne sais si c'est voulu, assumé ou même revendiqué, et le cas échéant dans quelles proportions, mais je ne prends pas trop de risque à placer Carenini sous la double tutelle de Bachelard et de Pastoureau. Le genre de livre qui apaise la fringale curieuse tout en s'évaporant aussitôt. C'est peut-être que cette façon de donner l'information, comme une becquée d'oisillon prémâchée et même déjà cuite, empêche de faire soi-même le travail de synthèse, de recoupements et de rapprochements, rend la lecture de ce type d'ouvrage aussi plaisante qu'éphémère.

    Mais contrairement à ces deux ascendants, Soleil est trop peu stimulant, trop léger, trop fragile, souvent superficiel, parfois carrément verbeux.

    C'est la phrase habituelle : je n'ai rien appris, ou si peu. Plus précisément, le livre est simplement venu confirmer mes idées reçues sur le soleil et non les affiner, les nuancer ou mieux encore les contredire. J'avais peut-être déjà les bonnes ? Soit dit en passant, dès le début ça cloche : la stèle d'Hammurabi provient peut-être mais n'a pas été retrouvée à Sippar même mais à Suse, hors Mésopotamie, après pillage, ce qui nous en a appris beaucoup sur les relations entre ces régions.
    D'où tout du long l'impression, peut-être fausse mais prégnante, ce n'est pas une accusation, d'un travail de recherche fait avant tout à partir de sources secondaires voire tertiaires, d'ouvrages qui auraient traité chaque parcelle de sujet en plus approfondi, jamais citées. Il n'y a en effet que quelques notes pour les citations d'Antiques et de philosophes modernes (vous devinez lesquels, Foucault, etc.) et même pas de bibliographie !

    Bleu, Vert, Noir, ... le Soleil. On s'attend donc, comme le Rouge, le Jaune, enfin le Blanc, à la Lune et les Étoiles.
  • Au château d'Argol (1938)

    1938 (France). Roman.

    Livre de Julien Gracq

    « J’ai commencé à vingt-sept ans par Au château d’Argol, qui était un livre d’adolescent. Bien sûr, on peut le lire sur le mode parodique. Mais il n’a pas été écrit dans cet éclairage. Il a été écrit avec une sorte d’enthousiasme, qui tenait peut-être en partie à ce que je débouchais tardivement dans la fiction, sans préparation aucune, ni essai préalable »

    J'allais pourtant dire que Gracq, avec ce premier roman de peu de jeunesse, s'amuse à touiller les cendres du siècle passé, se joue des codes gothisant, de l'héroïne romantique ophélienne et qu'en même temps il faisait plaisir au lecteur par le truchement de ces tropes. À tout le moins à ceux qui son frères de phrases élancées, cousins de rythme allongé : nous nous y larvons lovons comme des matous dans ce tissu de la page. Si le style est donc d'ores et déjà des plus beaux, déjà terriblement gracquien, il procède encore en grande partie de l'adjectif et de l'adverbe empilés. Ce n'est pas la fine résille, le lacis cruel, entremêlant longues descriptions et dissection des âmes, ou dissection des paysages et description des âmes, qui viendra par après. Surtout, s'il a déjà valeur de symbole, au château n'a pas encore cette valeur universelle, héraldique, alchimique presque, Gracq utilise ici le terme d'emblématique, que prendront les Rivages et les Terres.

    *

    « Longtemps se prolongèrent les heures de la profonde nuit. Et, maintenant un sentiment informe, dont ils ne pouvaient se défendre, envahissait l’âme de Heide et d’Albert. Il leur semblait que la planète, emportée au sein de la nuit qu’elle labourait de toute la crête des arbres, chavirât, basculât en arrière en suivant la direction obstinée de cette allée, plus irréelle que la ligne des pôles, plus foisonnante que le rayon de soleil indiqué par la craie sur le tableau noir. Et, comme hissés d’un prodigieux coup de reins au toit de la planète lisse, au faîte nocturne du monde, ils sentaient avec un divin frisson de froid le soleil crouler sous eux à une immense profondeur, et l’allée délestée leur révéler à chaque seconde les chemins secrets et jamais parcourus de la vraie nuit, dont elle escaladait visiblement l’entière épaisseur. Dans le silence des bois, à peine distinct de celui des étoiles, ils vécurent une nuit du monde dans sa privauté sidérale, et la révolution de la planète, son orbe enthousiasmant parut gouverner l’harmonie de leurs gestes les plus familiers. »
  • Manikin 100

    1996 (France). Nouvelle.

    Livre de Antoine Bello

    Je n'avais jamais lu d'Antoine Bello. Il est un peu passé de mode, non ? Il y a du Jean-Marie Blas de Roblès là-dedans et ce n'est pas vraiment un compliment ; l'impression d'avoir déjà lu ça cent fois, la marotte de l'artiste au-delà de tout, outre le reste, mais ici en moins bien, terne et plat. Ce n'est pas aussi subtil qu'il le voudrait. Courte nouvelle mais lecture laborieuse.
  • À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990)

    février 1990 (France). Roman.

    Livre de Hervé Guibert

    Il y a quelque chose de sec, d'osseux mais pas de décharné, quelque chose de tendre pourtant, non pas froid mais satiné dans ce côté ratiocineur, collé aux détails, tourné tout entiers vers le(s) corps étrange(r)s malgré tout. Hervé Guibert tord la pierre.

    *

    « David n’avait peut-être pas compris que soudain, à cause de l’annonce de ma mort, m’avait saisi l’envie d’écrire tous les livres possibles, tous ceux que je n’avais pas encore écrits, au risque de mal les écrire, un livre drôle et méchant, puis un livre philosophique, et de dévorer ces livres presque simultanément dans la marge rétrécie du temps, et de dévorer le temps avec eux, voracement, et d’écrire non seulement les livres de ma maturité anticipée, mais aussi, comme des flèches, les livres très lentement mûris de ma vieillesse. Au lieu de cela, les deux derniers jours, en attendant le coup de fil du docteur Chandi, après avoir revu de bout en bout les trois cent douze pages de mon manuscrit, je n’avais fait que dessiner. »

    *

    « "Tu devrais peindre." J’y songeais, depuis que dans la librairie d’art de la via di Ripetta, en face de ce collège où parfois je passe, sans rôder, laissant plutôt traîner mes yeux sur ses allées et venues pleines de vivacité, attiré davantage par les effluves de jeunesse que par la jeunesse elle-même, aimant à nager ou me laisser porter passagèrement, pour une dérive courte incluse dans la promenade qui avait un autre but, dans un bain de jeunesse plutôt qu’à chercher à entrer en contact avec telle ou telle de ses créatures, ressentant désormais pour elles une attirance désincarnée, l’élan impuissant d’un fantôme, et ne parlant plus jamais de désir, en feuilletant debout quelques albums d’art, j’étais tombé en arrêt sur une page d’un catalogue d’exposition qui s’était tenue à Milan au Palazzo Reale, consacrée au XIXe siècle italien, et qui venait de fermer ses portes. Le tableau, dû à un certain Antonio Mancini, représentait un jeune garçon en costume de deuil, aux cheveux crépus noirs ébouriffés qui juraient légèrement sur l’ordonnance du pourpoint noir avec sa dentelle aux poignets, des bas noirs, des souliers noirs à boucles et des gants noirs, dont l’un était défait, celui du poing qui se pressait sur le cœur d’un geste désespéré, tandis que la tête partait en arrière pour se cogner contre un mur jaune veinulé, qui limitait le tableau et inscrivait dans la frise de faux marbre une lèpre d’incendie noyé, tandis que la main revêtue par le gant s’appuyait au mur, comm
  • Connexion (2020)

    On Connection

    (France). Essai et lgbtq+.

    Livre

    Cri (en sourdine) du cœur pour portes ouvertes, toujours sur le fil de basculer dans un article du Fig. ou, son opposé, dans un article de développement personnel. Mais si le désenchantement, lucide et terriblement contemporain, est bien là, il ne vire jamais au cynisme, encore moins au sarcasme. Le théâtre de la vie moderne où l'on se reconnaîtra plus ou moins, merci l'effet Barnum, Kae tente d'en faire un théâtre, non pas de la cruauté, mais de l'empathie. Ce n'est pas un hasard si de toute la glaise de Beckett elle en retient son chant d'espérance : " Échoue mieux". De la nuance par-dessus tout ! Comme elle le dit : il s'agit d'un spectre plutôt que d'oppositions.
    Je me suis parfois pris à le lire avec sa voix, son accent cockney, sa scansion. Je regrette donc de ne pas l'avoir lu en version originale. Je ne sais d'ailleurs pas si c'est de connaitre sa voix et son écriture ou si c'est la traduction mais le style m'a parfois paru rigide, comme faussé.

    "Quand la situation devient floue, change de focale."

    *

    « Personne ne fait grand cas de ce que tu as dit ni du ton que tu as employé pour le dire. Tous ces gens sont trop occupés à se prendre la tête sur ce qu’ils ont dit eux, ou sur le ton qu’ils ont employé. Même s’ils t’étrillent sur les réseaux sociaux, ils n’en veulent qu’à eux-mêmes et, par ailleurs, ce n’est pas l’opinion des autres qui te définit. Qu’est-ce qui te définit, alors ? Cet instant précis, là, maintenant.

    Lâche prise. »


    « Si les esprits anxieux ont raison – ceux qui prétendent que le monde entier est un théâtre livré aux exhibitionnistes depuis l’avènement des réseaux sociaux et les progrès technologiques qui mettent l’univers au bout de nos doigts – comment s’y préparer ? On allume son téléphone le matin, et voilà. On est en représentation. À tout moment de la journée, si on avise quelque chose de beau, de drôle, de pertinent par rapport à notre identité virtuelle, on le prend en photo, on l’édite, on le poste en ligne. Ce qu’on pense, ce qu’on ressent, ce qu’on voit, ce qu’on imagine, ce qu’on vit alimente le prochain tweet au vitriol, la profession de foi politique, le cliché glamour ou le mème caustique ; chaque moment a une saveur d’inachevé tant qu’il n’a pas été immortalisé sous forme digitale, s’il n’est pas transformé en contenu qu’on fait défiler, et ce contenu s’offre à tous sur nos différents profils, comme sur une scène. »
  • Le Faucheur

    Reaper Man

    1991 (France). Roman.

    Livre de Terry Pratchett

    Je préfère l'idée de lire Pratchett — l'attente du prochain, sa couverture par Kirby, puis son souvenir — que la lecture même de Pratchett. Paradoxal, non ?

    C'est que je reste toujours à distance. Je n'arrive pas à relier le micro de l'écriture humoristique qui fuse et pétille et le macro de l'intrigue, toujours la même. Son souffle romanesque ne m'emporte pas, puisque là encore ça ne loupe pas, comme à chaque tome une énergie s'accumule (« C’est toute cette force vitale en surplus. Ça… ça fausse l’équilibre.[...] et ça se produit trop tôt, et trop vite » et il s'agira d'aller en relâcher la pression avant la pétarade. Les tribulations des mages m'ennuient sec. J'attends des tomes plus intimistes, à mesure humaine (ou autre). Je subis le livre pour le dire autrement.

    « C’est cette interaction dynamique de blocs d’influence qui faisait d’Ankh-Morpork une ville si passionnante, stimulante et surtout vachement dangereuse où vivre. »

    *

    « Un grand nuage informe de vie s’étendait peu à peu sur le Disque-monde, comme l’eau s’accumule derrière un barrage lorsque les vannes sont fermées. Sans la Mort pour l’évacuer quand on n’en avait plus besoin, la force vitale n’avait nulle part ailleurs où aller.
    Ici et là, elle se mettait à la terre à la façon d’un esprit frappeur sévissant au hasard, dans des lueurs d’éclairs de chaleur avant un gros orage.
    Tout ce qui existe aspire à vivre. Le cycle de la vie se résume à ça. C’est le moteur qui entraîne les grandes pompes biologiques de l’évolution. Tout s’efforce de grimper petit à petit à l’arbre, de gagner l’échelon suivant à coups de griffes, de tentacules ou de bave avant d’atteindre le sommet – lequel, en général, se révèle décevant en regard des efforts déployés.
    Tout ce qui existe aspire à vivre. Même ce qui est dépourvu de vie. Ce qui jouit d’une espèce de sous-vie, d’une vie métaphorique, d’une quasi-vie. Et aujourd’hui, de même qu’une période soudaine de chaleur génère des floraisons exotiques voire anormales… »