À l'ombre des colosses je m'interroge sur la légitimité de mes actes.
Infaillible, mon bras s’abat et les titans s'écroulent dans un ultime râle d'agonie.
Chaque confrontation est une épreuve pour le simple vagabond que je suis. Le plus difficile dans cette affreuse besogne ne réside curieusement pas dans le meurtre et les efforts surhumains qu'ils me demandent. Non, le plus dur c'est cette empathie et cette culpabilité qui m'envahissent et me hurlent de m'arrêter, émoussant presque mon absolue détermination. Inébranlable, je sais que ma quête mérite tous les sacrifices. Peu importe la douleur sourde qui m'envahit progressivement, il s'agit de mon seul espoir de surmonter ma peine et mon chagrin. J'en paierai le prix fort, j'y suis fermement résolu. Peu importe que ma tâche soit des plus aliénante et que mon âme s'étiole à chaque dernier soupir, la seule chose qui compte c'est qu'elle puisse à nouveau ouvrir les yeux.


Après le succès critique d'Ico, premier jeu d'auteur de Fumito Ueda, Shadow of the Colossus (surnommé Nico, jeu de mots pour Ico-2), propose un changement de paradigme: très loin d'une protection rapprochée, le jeu est une invitation douloureuse au meurtre. Le personnage principal Wanda (prononciation de Wanderer, vagabond) s'enfuit vers des terres interdites en compagnie d'Agro, sa monture à la robe de jais, portant le corps d'une jeune femme inanimée aux couleurs cadavériques (Mono). Incapable de surmonter son deuil, le jeune homme s'en remet à une divinité vraisemblablement bannie dans un mausolée immense, point central de cette zone désertique. Les injonctions de l'entité son claires: assassiner un par un un les seize colosses, vestiges d'une ancienne civilisation dont les traces émaillent ça et là une contrée où la nature a repris ses droits. Armé d'une épée magique, relique d'un autre temps, le joueur mesure petit à petit le caractère contre nature et hautement répréhensible de ses actions, sans toutefois en connaître les tenants et aboutissants. Ce ne sont là que les bribes interprétées d'un contexte scénaristique initial épuré. Comme dans les autres jeux de la Team Ico, le scénario n'est pas l'élément le plus important, contrairement au narrative design.


Shadow of the Colossus, comme son prédécesseur Ico et le plus récent The Last Guardian, mise avant tout sur sa réalisation. Quand je parle de réalisation, je veux parler à la fois de l'emploi de la grammaire pour du septième art, mais aussi ce qui fait la force du jeu vidéo : son interactivité. Ainsi, chaque chapitre du jeu, si tant est que nous puissions parler de chapitrage, s'articule selon un enchaînement bien précis. La phase débute par une injonction de l'entité mystérieuse, un plan sur Wanda et Mono, comme pour rappeler le lien entre les protagoniste, la gravité de la situation et l'évolution de personnage joueur vis-à-vis de sa mission, avant de se poursuivre par la phase de traque. Levant son glaive vers l'astre solaire, Wanda et Agro foncent au galops au travers des vastes plaines, montagnes et dunes dépeuplées, accompagnés d'un silence glaçant, comme pour mieux favoriser l'introspection au cours de ces temps morts. Une fois l'arène trouvée, les colosses, la plupart du temps pacifiques, font leur entrée en scène, ignorant le joueur jusqu'à ce que celui-ci engage le duel. Une fois les points faibles de la créature révélés, Wanda bondit sur ces êtres démesurés, usant de son agilité pour infliger la douleur avec acharnement, jusqu'à la mort. L'être s’effondre, Wanda absorbe son essence, fumée abjecte symbole du péché et de la culpabilité qui émergent de son acte barbare. E bis repetita.


Ce pattern et son gamedesign épuré ne pardonnent rien au joueur. L'absence de scénarisation outrancière ou d'activité annexe, en dehors d'une anecdotique chasse au lézards et récolte de fruits, permet de se concentrer sur l'essentiel. Seul, rien ne détournera Wanda de son cheminement intellectuel, de la prise de conscience lente de l'impact de sa décision, rien le sauve de son désespoir. Shadow of The Colossus, nous confronte directement à notre rapport au deuil et la difficulté que nous avons à l'accepter. Il n'est pas anodin dans un monde que l'on peut supposer athée, que la foi devienne un refuge et source d'espoir. Malgré la pureté et la noblesse de la cause, le joueur ne peut rester indifférent à la noirceur de la quête, à mesure que ses mains se souillent du sang des géants innocents. Donner la mort pour retrouver la vie, Wanda instrumentalisé s'engage dans une voie désespérée et blasphématoire, espérant le miracle promis à demi-mot... À quel prix ?


En marge de cette réflexion sur le jeu en lui-même, puisqu'il m'est donné l'occasion d'en reparler grâce à cette réédition sur PS4, je pense qu'il serait de bon ton de rédiger un petit aparté technique. Sorti sur une PS2 poussée dans ses derniers retranchements, Shadow Of The Colossus était un des projets les plus ambitieux de la console. Recourant à des trésors d'inventivité, regorgeant de trouvailles astucieuses, la Team Ico est parvenue à délivrer il y a douze ans une performance technique incroyable pour l'époque, dont le revers était un framerate souffreteux, parfois à la limite du supportable. Les panoramas étaient splendides, les animations incroyables pour l'époque et les combats sur les colosses étaient très impressionnants.
Porté bien des années plus tard sur PS3, le jeu affichait enfin un taux convenable de trente images par seconde, profitant largement de la débauche de puissance offerte par le Cell.
Je salue aujourd'hui le travail monstrueux de Blue Point pour la qualité de ce remake, très fidèle à l'original. En dehors du visage de Wanda, avec lequel j'ai beaucoup de mal, force est de constater que cette refonte graphique offre à Shadow of The Colossus une splendide cure de jouvence. Grimper sur un colosse en respectant scrupuleusement le sacro-saint 60 fps (sur une PS4 PRO) est un petit plaisir que je ne m'attendais pas à expérimenter un jour. Maintenant ceci étant dit, tout n'est pas parfait pour autant, clipping, textures un peu baveuses et quelques rares problèmes de tearing et framedrops s'inviteront à la fête, mais ça reste heureusement à la marge.


Parvenu à la fin de ce remake, j'en suis presque venu à regretter cette débauche de puissance, cette beauté ostentatoire. Non pas que je ne me réjouisse pas que cette refonte puisse faire découvrir ce monument du jeu vidéo à une frange de curieux qui se seraient jusqu'à présent abstenus, mais Shadow of The Colossus a ce statut de chef d'oeuvre. Un chef d'oeuvre à la fois pour son propos servi par un gamedesign parfaitement maîtrisé, mais aussi pour les prouesses techniques et cette intelligence incroyable fournie pour le développement. Vouloir le rendre intemporel avec ce rafraîchissement, c'est aussi en exposer les coutures et risquer la confrontation avec une frange de jeux, ses descendants illégitimes, tant l'influence de l'oeuvre a su impacter le média d'une façon prodigieusement féconde. Épuré à l'extrême, d'aucun diront particulièrement aride, Shadow of The Colossus demeure objectivement un boss rush s'étalant sur une demi-douzaine d'heures dont la moitié consistent en une déambulation à cheval dans des décors magnifiques mais néanmoins complètement vides. Et il sera malheureusement difficile de leur donner tort.


Les connaisseurs brûleront sans regret les quelques billets demandés, les curieux par contre devraient se poser quelques questions avant, au risque de ressortir quelque peu frustrés de cette expérience avec leurs attentes démesurées.
Quoiqu'il en soit, c'est une belle recommandation de ma part.

YvesSignal
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le 12 févr. 2018

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Yves_Signal

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