Return of the Obra Dinn
8.3
Return of the Obra Dinn

Jeu de Lucas Pope et 3909 (2018PC)

Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr


Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que l’on avait cru entrevoir derrière Papers, Please (son jeu d’avant), mais plutôt un créateur de systèmes ludiques pur jus. Ces jeux sont des monstres froids, et s’il avait choisi de nous faire incarner un garde-frontière filtrant les migrants, c’était sans doute moins par humanisme que par un goût du jeu un peu taquin. La réussite de Papers, Please lui a donné raison, ce dernier transformant des tâches ingrates en un gameplay captivant, susceptible de nous plonger dans un état de concentration extrême. Return of the Obra Dinn prolonge cette recherche d’un contexte ludique à la fois non-conventionnel et absorbant, en retournant le genre du jeu d’enquête sur la tête : au lieu de nous installer tranquillement dans un flux narratif balisé de choix pré-écrits donc rassurants, Lucas Pope hache son histoire complexe en tous petits morceaux, les déconnecte et les éparpille dans tous les sens, avant de nous confier la tâche de relier logiquement ces fragments, sans aide aucune.


NARRATION DÉCONSTRUITE


De là vient un deuxième malentendu plus spécifique à Obra Dinn : Lucas Pope ne s’y transforme pas en conteur, et Return of the Obra Dinn n’est que faussement un jeu « narratif » (au sens des walking sims, dont il a pourtant l’allure). Quand bien même il nous plonge jusqu’au cou dans une suite de drames et de morts violentes, on ne joue pas ici pour prendre part à des moments narratifs, ni être émotionnellement affecté par ce qui s’est passé. C’est même l’inverse : on joue « avec » ces bouts de récit transformés en objets ludiques, objets que l’on devra scruter à la loupe pour progresser, mis à distance de l’affect car transformées en pures énigmes. Obra Dinn a la sécheresse cynique d’une partie de Cluedo élevée au carré : il fait de sa narration une gigantesque machine ludique décomposée en nombreux rouages, dont il faut reconstituer la chaîne de causes et d’effets avec la froideur d’un professionnel.


On y incarne, fort à propos, un expert en assurance chargé d’expliquer le sort de l’équipage de l’Obra Dinn, navire de la Compagnie des Indes Britanniques mystérieusement réapparu en 1807, avec à son bord de nombreux cadavres : à nous de les identifier, de trouver la cause de leur mort et, le cas échéant, d’identifier leur meurtrier. Pour élucider cette triple-énigme multipliée par 60 personnages, on dispose d’une montre « magique » qui, activée près d’un corps, permet de revivre l’instant de sa mort : après avoir écouté la piste sonore des secondes qui la précède, on bascule dans un arrêt sur image de l’instant du trépas, explorable librement à la recherche d’indices.


« FAIRE JEU DE TOUT DÉTAIL »


Ces scénettes morbides ont d’abord l’intérêt, un peu inattendu, de montrer des bouts de la réalité historique à laquelle le jeu fait référence : il y a en effet quelque chose du documentaire en image fixe dans la façon dont s’y raconte la vie des « travailleurs de la mer » au 19ème siècle, de leur structure sociale rigide (pas de mélange entre officiers et simples mousses) aux gestes qui constituent leurs métiers (on les voit manier les gréements, entretenir les canons, porter des caisses…), en passant par leurs occupations dans l’espace extrêmement confiné du bateau (on pense à la partie de cartes des matelots russes, recroquevillés sous les hamacs). Mais si Lucas Pope montre ce petit monde avec une grande précision, ce n’est pas pour faire dans le jeu historico-éducatif : c’est pour faire « jeu déductif de tout détail » (comme on dirait faire feu de tout bois), et qu’il n’y a pas meilleure source de détails que le réel historique.


Car la grande affaire des jeux de Lucas Pope, c’est bien l’attention maniaque et exhaustive aux détails, et Return of the Obra Dinn en est le manifeste éclatant : par cette belle idée des instants explorables, il prend le contre-pied d’une mode actuelle du jeu vidéo (plutôt à gros budget), visant à emporter le joueur vers l’avant dans un flux d’action ou de narration qui rend à peu près impossible de s’arrêter sur les détails, aussi intéressants soient-ils. A l’inverse, Return of the Obra Dinn passe son temps à stopper son flux, à opérer un repli radical vers l’instant, et donne à son joueur la meilleur des raisons de le faire : les détails d’une scène n’y sont plus simplement décoratifs, ils devienne la source d’information première pour résoudre ses mystères. A l’inverse des triples-A tout en épate et vitesse (dont Pope est issu, ancien de Naughty Dog), il faudra ici s’imprégner de chaque « souvenir » pour tout y lire, tout regarder, tout entendre et ne rien oublier, quitte à prendre d’abondantes notes et croquis. En faisant de « l’instant » son concept central, Pope opère ainsi une vitale réévaluation du détail comme source de jeu.


UN HYPER-JEU


Et du décor aux personnages, il n’y a que peu d’éléments dont les détails ne soient pas mobilisés par telle ou telle énigme. Return of the Obra Dinn est une sorte d’ « hyper-jeu » où rien n’échappe à la logique ludique : tout peut y servir de canal d’information, tout est susceptible de faire sens… et il faut un certain temps avant de prendre la mesure de cet impressionnant jusqu’au boutisme. Le livre de bord, par exemple, n’est pas seulement une interface camouflée pour circuler entre les chapitres, la carte du navire et les « souvenirs explorables» : il devient un espace de déductions à part entière, avec pour piliers les croquis de scènes de vie, et le manifeste des voyageurs qui nous informe sur leur rang hiérarchique, leur occupation à bord et leur pays d’origine. Muni de ces deux outils, le grand jeu de la déduction peut commencer : des noms de personnages sont-ils évoqués pendant les « souvenirs » ? Les costumes peuvent-ils aider à identifier des métiers ? Les accents dans les passages audio pointent-ils vers d’éventuels pays d’origines ? Parfois, les indices ne seront rien de plus que des numéros sur des hamacs, un type ethnique, un tatouage, un bijou, un lieu où se trouver ne peut pas être anodin… bref, dans ce grand exercice de logique où un indice renvoie toujours à un autre, on n’aura de cesse d’évaluer chaque nouvelle info à l’aune de ce que l’on sait déjà (ou de ce que l’on croit savoir).


D’abord épuisant, au point que l’on se demande comment y faire le moindre progrès, l’exercice finit par faire sens après quelques premières réussites… et puis de percée en percée, il devient absolument jouissif. Une fois rendu en plein milieu de la chaîne causale, entre les actes 3 et 7, il devient aussi difficile d’arrêter sa partie que de freiner un fil de pensées obsédantes, ce à quoi la pratique du jeu s’apparente : à un long raisonnement logique, ponctué de sauts déductifs absolument grisants. Il a d’ailleurs bien fallu que quelqu’un conçoive ce maillage logico-narratif, et c’est ici que la conception du jeu relève du mystère : par quelle magie un seul homme a-t-il pu créer un puzzle aux interconnections si complexes, qui fonctionne en même temps dans l’espace et dans le temps ? Quels trésors d’organisation et de planification a-t-il fallu déployer pour emboîter un tel montage d’énigmes et de narration dans l’espace ? Et l’on n’oublie pas la sûreté de goût de la direction artistique, assurée par Lucas Pope lui-même : inspirée des limitations techniques des vieux jeux d’aventures des 80’s, son aspect mal dégrossi et ses modèles en gros traits « dessinés » confèrent aux scènes de mort, magistralement scénographiées, une sorte de saleté pixelisée qui les incarne à merveille, rendant les moments les plus gores à la fois supportables (car loin du photo-réalisme) et poisseux. Mais la plus grande des qualités du jeu, c’est encore l’infinie confiance qu’il ose avoir en son joueur, en son intelligence, en son envie de se laisser absorber par ce qui l’environne, confiance qui lui permet de conserver la pureté de son équation et de livrer toute nue la beauté de son montage au croisement du logique et du narratif, sans intermédiaire indélicat.


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Benetoile
9
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le 23 avr. 2020

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