Lorsque fin 2016 Rockstar Studios modifie la photo de ses comptes Tweeter, Facebook etc, le monde du jeu vidéo s’arrête et retient son souffle. Sans rien montrer, uniquement sur la base d’un code couleur appliqué à son logo, le studio vient d’officialiser la suite d’un des jeux les plus marquants de la génération précédente : Red Dead Redemption.
Sorti en 2010, RDR a prouvé que Rockstar était encore en mesure de créer de nouvelles licences et surtout d’élever son niveau de qualité en livrant une aventure marquante dans un genre du western jusque-là peu représenté dans ce média.
Entre deux, GTA V est sorti et a propulsé R* au rang de studio légendaire à qui tout réussit et ne résiste aucun record.
Pourtant, quand le studio se lance dans un projet de l’envergure de RDR II, ce sont des moyens tout simplement déraisonnables qui sont investis, susceptibles d’entraîner dans sa chute hypothétique le studio de développement et l’éditeur. Aucun échec ne pouvant être envisagé, toute l’industrie sait que le colosse aux pieds d’argile sortira du bois quand le jeu sera prêt et qu’il ne faudra pas être sur sa route. Dans cette logique, quand R* pointe la date du 26 octobre 2018, tout le monde fait respectueusement place au mastodonte pour ne pas souffrir de son ombre.
Comme de juste, les joueurs ont eux aussi coché la case sur le calendrier et se sont jetés sur le jeu dès sa disponibilité.


Alors comme tous les cow-boys en herbe, on cire ses plus belles santiags, on enfile ses holsters poussiéreux et on lustre son six-coups. Car, avec autant de fébrilité que d’excitation, l’heure est venue de se frotter à un monument.


[Critique garantie avec spoilers] [Critique ne traitant pas du multijoueur]


From dust to ashes


Bien mal nommé, RDR II se déroule douze ans avant les événements narrés dans le jeu de 2010 et propose de nous faire vivre la lente agonie d’un groupe fonctionnant sur un modèle patriarcal, avec pour leader le fameux Dutch van der Lynde.
Pour quiconque a joué à RDR, il n’y a pas de réelle surprise à découvrir la bande. Quelques-uns de ses protagonistes avaient en effet été rencontrés et/ou évoqués dans le premier opus. John Marston avait alors entrepris, sous la contrainte, une expédition punitive visant à éliminer ses anciens compagnons de route.


Aux commandes d’Arthur Morgan, un illustre inconnu, le joueur va découvrir chaque membre et vivre de l’intérieur le pourrissement d’une situation qui mènera aux événements dramatiques du premier volet.
Surtout, Arthur va peu à peu assister à la déchéance de Dutch, à la fois père spirituel et gourou pour tous les membres du groupe, capable de les entraîner dans les pires plans et de leur faire avaler n’importe quelle couleuvre. Complètement halluciné dans les dernières heures, à la manière d’un Marlon Brando dans Apocalypse Now, Dutch semble avoir perdu tout sens des réalités et priorités, tout principe, toute considération de bien ou de mal.


R* réussit le tour de force de proposer une histoire intéressante et consistante (comptez soixante bonnes heures rien que pour le scénario principal !) sans jamais contredire ou altérer le propos de son premier jeu. On n’évite toutefois pas les légères incohérences, comme l’absence de référence à Arthur dans le premier jeu alors qu’il est si déterminant dans l’explosion du groupe dans le second et dans les choix de certains personnages, John et Abigail en tête.


Tout au plus reprochera-t-on au scénario une assez lente montée en intensité et à Dutch de n’être montré que comme un mec tellement sur le déclin qu’il rate tout ce qu’il entreprend ou presque.


R* n’a jamais été tendre avec l’être humain et sa nature ; son dernier jeu ne fait pas exception. Truffé de symboles, RDR II est une œuvre infiniment pessimiste et mélancolique. À travers la tragédie du groupe, l’érosion de la confiance et des sentiments, c’est l’avènement de la civilisation occidentale brutale et sans concession qui jaillit en toile de fond et rappelle qu’il n’est pas de place pour ceux qui la refusent. À la mort de la liberté des mercenaires succède l’ère des banquiers et cols blancs qui cherchent par tous moyens à s’emparer des derniers espaces naturels. S’ils mettent du temps à intervenir dans le scénario principal, ce sont bien les Indiens et notamment la question de leurs réserves, qui vont mettre le feu aux poudres dans un scénario qui devaient de toutes façons se terminer en drame.


Si la fin du jeu ne rivalise pas avec celle de son prédécesseur en termes d’intensité et de puissance émotionnelle (comment l’aurait-elle pu ?), elle frappe juste et se permet de coller parfaitement avec lui de telle sorte que le joueur pourrait aisément embrayer sur les aventures de John. R* était attendu au tournant sur ce point et n’aura pas raté la marche.
De manière générale, l’écriture et la narration se révèlent brillantes, à des kilomètres de ce que peut proposer le reste de l’industrie. Dan Houser, qui bûchait sur l’écriture du jeu depuis 2011, a parfaitement saisi l’essence des personnages et leur a dessiné un destin en parfaite harmonie avec le propos du jeu. Si certains personnages offrent moins de surprises que d’autres, ils restent toujours sur la ligne de crête, ni caricaturaux ni incompréhensibles.


Véritable ambassadeur du western naturaliste, RDR II transcende le genre auquel il se réfère par sa subtilité et ses nuances. Surtout, il illumine le joueur par sa capacité à causer d’enjeux ridiculement humains à une échelle gigantesque, à l’heure d’une révolution industrielle en marche qui n’attend après personne.


Collapse-Collide


On a coutume de dire que le diable se cache dans les détails. Cette expression semble avoir été inventée pour parler de RDR II.


R* n’a pas voulu céder aux sirènes de la suite – ou plutôt de la préquelle – facile. Et c’est à un travail à la fois d’orfèvre et colossal que se sont attelés les développeurs. De toute évidence, chez R*, on considère qu’une chose doit être pensée et représentée dans tous ses aspects ou elle ne mérite pas de figurer dans un jeu. De mémoire de joueur, jamais le curseur n’avait été poussé si loin. La somme d’éléments et de règles qui les régissent est ahurissante, au point même de questionner l’intérêt d’un tel degré de fidélité.


Car s’il est amusant de constater que les testicules des chevaux rétrécissent avec le froid, que l’état physique d’Arthur et ses fringues influent sur ses statistiques, que les armes s’altèrent avec l’utilisation, que le monde entier vit très bien et évolue sans nous, que les PNJ ne répètent quasiment jamais les mêmes actions et lignes de dialogue (alors qu'ils n'arrêtent jamais de parler !), que la somme d’actions réalisables avec si peu de touches sur une manette est titanesque, que tout semble absolument maîtrisé de bout en bout, il est aussi pénible à la longue de devoir remonter un niveau d’affinité avec une nouvelle monture quand la précédente est morte accidentellement, de devoir s’arrêter et faire cuire de la viande pour ne pas être sous-alimenté, de devoir payer une amende car Arthur a étranglé un passant au lieu de monter sur son cheval (le même bouton servant aux deux actions) et tout simplement de perdre un temps considérable en futilités.


RDR II veut que le joueur se perde dans son monde et en devienne un acteur. Pour cela, un choix artistique fort a été fait : aucun gain de temps artificiel !
Exit les déplacements rapides à la volée, les animaux et ennemis dépecés/fouillés rapidement, les traces de sang et de boue qui disparaissent comme par enchantement… Toute réaction implique une action qui sera inévitablement visible et donc, parfois, subie.
Le cheval doit être entretenu, nourri, brossé. Arthur doit être entretenu, nourri, lavé. La troupe doit être entretenue, nourrie, divertie. Impossible d’échapper aux bains, aux séances de cuisson de viande, aux passages chez l’armurier pour entretenir ses armes, aux tâches de camp…
Enfin, impossible, peut-être pas tant que ça. Conscient de la frustration que cela pourrait générer chez certains joueurs, R* a offert la possibilité de s’en passer. En se concentrant uniquement sur les quêtes principales, on peut finir le jeu en échappant à la majorité des mécaniques lourdingues. Mais c’est aussi prendre le risque de passer à côté du message du jeu et de certains avantages. Ne pas s’occuper de l’évolution du camp implique ainsi de ne pas y passer du temps et de ne pas écouter, comprendre et finalement aimer ses acolytes, ou de ne pas débloquer le moyen de déplacement rapide caché par exemple (oui, il y en a un !)… Tout incite donc à le faire pour réellement profiter du jeu. C’est tout ou rien et donc assez frustrant.


En revanche, ce qui ne peut pas être contourné, c’est l’inertie, la lourdeur d’Arthur et la sensation de difficulté dans certaines situations à faire précisément ce que l’on veut. En effet, les mouvements étant décomposés à l’excès, le personnage met toujours un temps considérable à réaliser une action. C’est frustrant parfois, mais pas si problématique que ce que certains veulent faire croire. Si les mauvaises langues y voient une absence totale de fun, on parlera plutôt d’un choix artistique cohérent par rapport à l’orientation donnée au jeu.
De la même manière, le touch mapping est tout sauf anti naturel ; tout au plus est-il difficile à appréhender du fait du nombre important d’ordres pouvant être donnés.
Un point regrettable est de ne pas avoir opter pour une difficulté plus prononcée avec des dégâts de balles plus importants, histoire de pousser le réalisme aussi sur ce point.


En poussant les potards du réalisme si loin, le studio a pris le risque de cliver et ça n’a pas manqué. Car RDR II n’est jamais aussi agaçant que lorsqu’il impose tout un tas d’activités chronophages finalement pas si pertinentes.


Difficile d’affirmer que l’œuvre aurait été meilleure ou moins bonne sans tous ces éléments superficiels, mais ils alourdissent considérablement le rythme. Et c’est le principal grief qui pourra être fait au jeu. Le temps pour un joueur n’étant pas extensible, l’ajout d’activités et mécaniques fatigantes et ludiquement limitées ne pouvait être que préjudiciable.


Et lorsque le sort s'acharne en poussant par exemple une monture améliorée au maximum à se jeter sous les roues d'un train, ça pourrait faire rire. Mais ça fait surtout râler à l'idée de devoir tout recommencer avec un bourrin qui n'obéira pas durant de longues heures...


The pioneers


Corollaire de ce sens obsessionnel du détail, RDR II repousse très loin les frontières de ce qui va constituer la référence des mondes ouverts pour la prochaine décennie. Après un Breath of the Wild faisant la part belle à l’expérimentation et à l’exploration, RDR II révèle un monde à la richesse et au soin apporté à sa représentation comme on n’en avait encore jamais vu.


Les frères Houser l’avaient annoncé avant la sortie du jeu : RDR II allait révolutionner le jeu en monde ouvert. Comme souvent, certains ont pris au pied de la lettre cette déclaration et ont traversé le jeu sans voir l’éléphant dans le couloir.


Œuvre structurante et fondamentalement innovante, RDR II propose un monde entier cohérent, interactif, surprenant et dangereux, empli événements remarquablement écrits, bénéficiant des faune et flore les plus convaincantes et abouties qu’il ait été donné de voir.
Il suffit de suivre et observer les animaux pour constater la richesse des animations, réactions et interactions prévues par les développeurs. Impossible de ne pas rester de marbre la première fois que l’on observe un combat entre une meute de loups et un ours qui se disputent une carcasse de cheval. La sécheresse instinctive des réactions des animaux vis à vis d’Arthur mais également des autres humains et animaux est magnifiquement représentée.


De même, voir le monde évoluer au fil de l’aventure, écouter les discussions des PNJ qui se préoccupent ou non de notre présence, observer les allées et venues et moments de partage au sein de la bande, à mesure que l’on change de camp et que l’on fait avancer l’histoire renforcent l’idée que les autres développeurs se sont vraiment engoncés dans une fainéantise et une routine qui ne les poussaient plus à se surpasser, tant la marge d’amélioration était énorme. Avec sa dernière production, R* a pulvérisé les codes. Aucun jeu en monde ouvert, à travers son level design, son écriture et ses interactions, ne pourra plus se contenter du minimum. Qu’on en prenne de la graine du côté de chez Ubisoft et Guerrilla Games !


Le game design plutôt classique et rigide a poussé certains joueurs à crier à l’escroquerie ou à l’archaïsme. C’est toutefois oublier que R* est un faiseur d’histoire et aime avoir la main mise sur le déroulé des événements. Ainsi, se prendre un game over parce qu’on est parti cueillir des fleurs au lieu d’assister nos compagnons d’infortune lors d’une fusillade ne me semble pas exagéré ou illogique. En revanche, certains échecs un tantinet injustes peuvent être frustrants, mais ils ne sont pas si nombreux si l’on se fout dans le crâne que si l’on déclenche une quête principale, on oublie la chasse jusqu’à la fin de celle-ci. De même, le grand nombre de check points imperceptibles durant les quêtes permettent de ne jamais recommencer une section de jeu importante, ce qui aurait pour le coup été réellement dommageable.


Impossible de ne pas glisser un mot sur une réalisation graphique qui décroche la mâchoire, d’autant que la PS4 Pro ne bronche pas. Pas un seul ralentissement, pas d’apparition tardive de textures ou de pans de décor…
Assurément, R* signe là une performance technique étourdissante, que l’on n’est pas près de recroiser. Les possesseurs de Xbox One X ont dû véritablement se régaler avec la meilleure version du soft. Il est par ailleurs recommandé aux joueurs de tester le jeu avec et sans HDR, cette option n’étant pas idéalement optimisée pour chaque système. Sur le mien, le jeu sans HDR était beaucoup plus agréable.
En revanche, le ventilateur de la machine va très vite s’emballer et quelques bugs de collision peuvent plus ou moins salir l’expérience.


Le travail sur la volumétrie et l’éclairage est sidérant. Le jeu créé en permanence des ambiances splendides et sensitives. Sur la centaine d’heures passée sur le jeu, pas une seule représentation ne s’est avérée décevante. Au contraire, le jeu livre un récital enchanteur de tous les instants. Et quand ce ne sont pas les images qui séduisent, ce sont les musiques enivrantes et les textures sonores d’ensemble qui terminent d’aspirer le joueur dans son monde fascinant.
Et quand tout s’accorde à merveille avec une mise en scène soignée, R* accouche de séquences stupéfiantes qui marquent durablement. Qu’il s’agisse d’une caméra qui se resserre sur le dos des compagnons de la bande qui s’avancent au clair de lune dans un domaine privé vers un manoir pour aller récupérer le fils d’un des leurs, ou encore de la chevauchée finale d’un groupe qui s’unit pour la dernière fois, ce sont des moments magiques qui procurent une variété de sensations que l’on peine à trouver ailleurs.


Et quand vient l’heure de dire au revoir à cet univers inoubliable, lorsque la boucle scénaristique finit par se boucler, ce sont quelques thèmes de la superbe OST qui accompagnent un générique terrifiant de longueur, s’il fallait encore justifié le temps et la somme des talents qu’il a fallu concentrer pour livrer une œuvre sans doute imparfaite, qui souffre souvent de ses trop grandes ambitions, mais qui n’oublie jamais d’être généreuse et de proposer une expérience jusqu’au boutiste.
Qu’elles soient fières du travail accompli, toutes ces personnages ont contribué à rendre le jeu vidéo encore plus désarmant de sincérité et prometteur d’expériences complexes à vivre. Car si RDR II n’a pas été désigné jeu de l’année, il a par contre pavé le chemin que tous devront suivre à l’avenir. Assurément, un monument !

Flibustier_Grivois
8

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le 14 déc. 2018

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