Disco Elysium
8.6
Disco Elysium

Jeu de ZA/UM Studio (2019PC)

Disco Elysium m'a beaucoup fait penser à un patchwork d'influences littéraires. A tel point, peut-être, qu'il en oublie un peu d'être un jeu, se rapprochant davantage d'une forme érudite de visual novel. J'ai pensé à Frederick Exley, Sam Lipsyte, Thomas Pynchon. Même un peu à Fred Vargas, qui donnait des traits souvent semblables à son commissaire Adamsberg, flic lunaire et paumé se raccrochant à son instinct au mépris de la rigueur. Disco Elysium est parsemé de symboles, de digressions, de dialogues intérieurs qui utilisent le prétexte d'une enquête policière pour raconter l'histoire d'une introspection. Son versant onirique, qui peut rapidement devenir prépondérant, peut même évoquer Kentucky Route Zero, génial point and click partageant une science proche de la narration, par son opacité recherchée, son sens volontairement difficile à saisir qui donne l'impression de vadrouiller dans un inconscient où se brouillent l'intime et le politique, le psychanalytique et l'historique, sans que l'on puisse déterminer, avec certitude, si l'un a plus d'importance qu'un autre.


Développé par un collectif d'artistes estoniens, Disco Elysium se déroule dans un univers francophile uchronique et est, depuis peu, traduit de l'anglais. Cette multiplicité d'influences culturelles rend le jeu totalement unique, et un minimum de réceptivité permet d'être embarqué dans son monde bizarre et pourtant familier. Par opposition à la plupart des jeux de rôle et même des jeux vidéo en général qui sortent en ce moment, il a une tonalité très européenne, que ce soit dans son style graphique, dans les thèmes abordés, et dans l'histoire qu'il donne au monde, dont on comprend peu à peu qu'il est constitué de pays rassemblés sous la houlette d'une grande institution. Une sorte de projet Erasmus dystopique et absurde, mais quand même assez sérieux, bref, quelque chose de nouveau mais qu'on a pourtant l'impression de déjà connaître.


Il faut dire que Disco Elysium se repose effectivement sur les bases du CRPG traditionnel. Un héros vierge, une amnésie que l'on déconstruit petit-à-petit, des points d'expérience à gagner, des jets de compétences, des compétences à améliorer et des déplacements au clic de souris. Le truc, c'est que ce n'est pourtant pas un jeu de rôles au sens traditionnel du terme. Il n'y a, déjà, aucun combat. Rien que ce détail permet d'isoler définitivement ce jeu dans sa catégorie. Il n'y a, de plus, aucun défi à proprement parler. Il s'agit simplement de se laisser porter, de construire l'histoire de son flic amnésique sans se préoccuper des conséquences de ses choix, mais plutôt en se contentant de les vivre sur l'instant, en les appréciant pour ce qu'ils sont : des bifurcations arbitraires, qui donnent l'illusion d'un futur à construire de façon cohérente, mais qui, en réalité, sont soumis à l'histoire que les développeurs veulent raconter et aux émotions qu'ils veulent faire vivre à un moment donné.


Et ça marche.


L'histoire du flic alcoolique et désabusé, racontée mille fois dans tous les médias, est en revanche suffisamment inédite dans le format jeu vidéo. Ou plutôt, elle y est déjà omniprésente, mais cantonnée à la singerie du cinéma ou au pastiche d'oeuvres célèbres. Disco Elysium est en revanche le premier jeu vidéo à la raconter comme un livre. Un roman américain de la Génération perdue ou du courant post-moderne racontera beaucoup de choses avec les mêmes techniques, le même phrasé. C'est aussi ce qui permet de se sentir chez soi dans Disco Elysium, tout en ayant l'impression de jouer à quelque chose de nouveau. Un sentiment plein de dualité, qui permet au jeu de maintenir son charme sur toute la durée.


Disco Elysium, c'est l'amour de la phrase choc, de l'émotion brutale, du revirement à 180°. C'est une voix intérieure qui murmure des choses horribles ou drôles. C'est un PNJ lambda pourvu d'un arbre de dialogues gros comme la forêt amazonienne. Ce sont des répliques ou des réactions à choisir que l'on ne peut pas vraiment prévoir, et qui nous laissent suffisamment impuissant face à leurs conséquences. Mais ça fonctionne, parce que les développeurs, et les traducteurs, ont une plume. C'est un jeu qui donne l'impression que tous les jeux sortis avant ont été écrits avec les pieds. Et s'il est difficile de l'illustrer, c'est parce qu'aucune situation en elle-même ne mérite d'être plus mise en avant qu'une autre ; parce qu'au même titre qu'un bon livre, Disco Elysium se prend comme un objet entier et cohérent, dont détacher un passage en particulier n'aurait pas vraiment de sens, ne permettrait pas vraiment d'en faire comprendre l'intelligence, le côté émouvant ou amusant. Mieux, comme ses modèles littéraires, Disco Elysium atteint souvent la finesse par une forme de grossièreté paradoxalement débridée. Par exemple, il y a cette séquence où l'on est interrompu par une voix intérieure nous félicitant de nous être comporté de façon honorable, avant de nous inviter à nous enfoncer notre pouce dans l'anus. Il y a cette autre voix nous proposant de fuir de façon arbitraire en tendant le majeur à notre interlocuteur. Ce sont des détails, des petits trucs qui peuvent sembler relever de la blague grasse ou idiote, du comportement de mauvais élève. Alors que Disco Elysium est un bon élève, studieux et appliqué, qui n'en finit pas de dérouler son érudition, sa maîtrise des mille et une manières de provoquer de l'émotion.


Le jeu est un peu l'anti-David Cage. Dans Detroit: Become Human, on incarnait dans certains chapitres un flic blasé ne réussissant rien, qui noyait son chagrin dans l'alcool. Cette narration faisait uniquement appel à des lieux communs qui reproduisaient la mise en scène d'un film sur la forme, sans tenter d'en retrouver le fond. Disco Elysium, lui, fait exactement l'inverse : vu de trois-quarts haut, il va rarement montrer visuellement ce que l'on fait ou dit, mais les mots qu'il choisit vont venir secouer quelque chose au plus profond de nos tripes qui nous donnent viscéralement l'impression d'incarner un inspecteur de police désabusé. Et même par rapport à un jeu de rôles classique, le jeu va en réalité fermer des options. Là où un RPG va habituellement proposer de choisir l'alignement de notre personnage, sa façon de voir les choses et d'appréhender le monde, Disco Elysium, lui, va nous imposer un personnage de loser nihiliste dont on ne pourra pas s'écarter, ou du moins pas à la façon d'un jeu de rôles au sens large. Le jeu va en réalité nous laisser peindre les nuances de lose de notre personnage, va en détailler les couches et nous proposer de choisir celle qu'on préfère. C'est un peu comme si un RPG nous laissait pour unique choix un personnage chaotique bon, et que toute la partie consistait à en choisir méticuleusement les couches de bonté et de chaos - car il n'est finalement pas possible d'être réellement une ordure dans Disco Elysium, tout au mieux un abruti.


Là où le jeu fonctionne aussi très bien, c'est dans la description qu'il donne de l'abruti. C'est ce qui le rapproche le plus de ses cousins littéraires, et ce qui fait grandement qu'on va l'apprécier : le jeu s'arrange pour donner de la profondeur à la bêtise, lui attribuer des origines, un attirail complet de motifs psycho-sociologiques qui lui donnent une texture réaliste. Au final, il est difficile de ne pas s'identifier d'une manière ou d'une autre au personnage de flic taré que l'on incarne, et c'est sur cette corde que les développeurs jouent avec beaucoup de talent. Dans une certaine mesure, Disco Elysium reprend une partie des codes narratifs d'un Firewatch, avec cette même tendance à peindre un tableau aux motifs en apparence évidents, ce personnage démissionnaire aux traits gras, avant d'en dévoiler les nombreux trompe-l'oeil et de prendre le joueur au piège de son propre personnage. Même si en principe, il n'est pas forcément poli pour un jeu vidéo de provoquer son public en l'interrogeant sur ses propres points communs avec un alcoolique drogué et suicidaire, il le fait avec suffisamment de finesse et d'acuité psychologique pour qu'on ait envie d'embrasser sa réflexion, exactement de la même manière qu'on le ferait avec les romans américains de certains courants littéraires du vingtième siècle (encore une fois, lire Exley, Lipsyte ou Tesich s'impose comme une introduction, ou un prolongement évidents à l'expérience Disco Elysium : c'est la même came, littéralement).


J'ai aimé le jeu. Et pourtant, je ne lui donne pas 8. Parce qu'au final, ce n'est pas complètement un jeu. C'est bel et bien une expérience, certes souvent révolutionnaire dans la manière dont elle redéfinit ce qui devrait sans doute être l'ambition narrative de n'importe quel grand RPG. Mais quand il s'agit de rôle, on se trouve davantage dans un terrain d'expérimentations pas complètement abouti. Se construire un personnage est vain, car Disco Elysium, en écrivant à ce point son histoire, se prive de l'aspect organique d'un jeu de rôles classique. La phrase a beau être percutante, elle a quand même été posée là précisément pour être ainsi. Et cela se fait au détriment de la sensation de tenir les rênes. Déjà, le scénario est ultra-ramassé, et il ne se passe en réalité pas beaucoup de choses. On est à des années-lumière de la durée de vie standard du genre, ce qui contribue à rapprocher le jeu d'un point and click plus classique. Les embranchements du scénario ne sont pas toujours faits pour être détectés à l'avance, et on progresse souvent à l'aveugle, la plupart du temps sans savoir ce qui a provoqué l'avancée de l'histoire dans telle ou telle direction. Il y a aussi un autre élément particulier, le lore de Disco Elysium. Il est à la fois extrêmement étendu, tout en semblant relativement étriqué. On nous raconte un monde, avec ses continents, ses habitants, son histoire, mais le jeu rencontre d'évidentes difficultés à nous en faire ressentir la réalité quand l'action se déroule finalement sur une petite zone où l'on ne croise pas beaucoup de visages différents. Si l'on assemble ces deux petits défauts ensemble, on se retrouve avec un certain défaut de spontanéité, comme si le jeu laissait trop entrevoir ses coutures de roman interactif. Il y aura toujours cette petite action bizarre à faire à un certain moment, ce choix qui ne sera pas complètement pris en compte, cette absence de réaction du monde à quelque chose qui semblait pourtant évident, parce que les développeurs n'ont pas pensé à tout.


Et puis, il y a cette fin. Elle est à la fois géniale et décevante. Géniale, parce qu'elle s'inscrit parfaitement dans l'ambition narrative du jeu, dans son côté psychanalytique et dans ses inspirations littéraires. On sait qu'on va être surpris d'une manière ou d'une autre par le dénouement, et ça ne rate pas. Mais c'est aussi la limite du jeu : à trop jouer avec des paramètres cachés, à trop dissimuler le coeur du système sous des couches de belles phrases parfaitement maniées et assénées, le joueur s'en retrouve involontairement lésé. Je n'ai jamais été aussi frustré par une fin de jeu vidéo que dans Disco Elysium. Est-ce un défaut ? Oui, si on se place du point de vue du gamer lambda qui se sera de toute façon désintéressé du jeu bien avant. Et donc en fait non, si on place du point de vue du réel public du jeu : le lecteur, qui refermera son livre avec la sensation d'un insatiable vide.

boulingrin87
7
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le 7 janv. 2021

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Seb C.

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