Disco Elysium
8.6
Disco Elysium

Jeu de ZA/UM Studio (2019PC)

Les RPGs m'ennuient — mais pas celui-là

Je m’ennuie autant en jouant à Divinity 2 qu’en écoutant les répliques de Geralt prononcées avec sa voix fade et monotone caractéristique ; je n’ai jamais connu la joie de l’immersion totale dans le monde de Skyrim ou de Mass Effect, où la réalité semble s’effacer au profit d’un monde imaginaire ; et cela fait bien longtemps que les Final Fantasy ne sont pour moi plus qu’un bon souvenir d’enfance. Bref, les RPGs m’ennuient : le gameplay me paraît répétitif et mou, et quoique avide de lecture, les longs textes et les longs dialogues de ces jeux me semblent presque toujours sans intérêt.


Je crois que lorsqu’on dit que ces jeux sont bien écrits, nous le disons en prenant pour référence la moyenne des scénarios de jeux-vidéo — autrement dit, nos exigences sont vraiment très basses. Les scénarios de jeux-vidéo sont presque toujours inspirés de scénarios de films médiocres, de livres d’héroic fantasy ou de science-fiction qui réutilisent en permanence les mêmes clichés. J’aime m’attacher à un personnage, à une époque, à une quête : mais dès qu’on commence à me parler d’une prophétie m'adjurant de sauver le monde en réunissant sept objets mystiques chelous ou d’une guerre spatiale contre les Zorgs ou je ne sais quelle espèce extraterrestre dont je m'en fous, je perds toute empathie pour mon personnage et toute immersion dans le monde dans lequel il se trouve — je n’y crois pas, et parce que je n’y crois pas, mes émotions devant le jeu sont très fades (ou ça me fait rire). Voilà pourquoi je préfère d'habitude les jeux de plate-forme ou d’aventure presque sans dialogues : le scénario de ces jeux est souvent délirant et bidon, mais ce n’est pas grave, ce n’est pas ce qu’on cherche en y jouant.


A mes yeux, Disco Elysium a le mérite extraordinaire de présenter un jeu-vidéo aussi bien écrit qu’un roman — un vrai bon roman, mature, puissant, qui nous hante et nous obsède pendant longtemps, qui semble changer à jamais notre perception du monde. Je crois que la difficulté à comparer une oeuvre avec une autre est un bon signe de la valeur de cette oeuvre. Et en effet, comme dans une authentique oeuvre d’art, il y a une atmosphère unique dans Disco Elysium : on peine à trouver une comparaison qui ne trahisse pas l’aura particulière du jeu — peut-être que la moins mauvaise comparaison est celle qu’on peut faire avec la première saison de True Detective, c’est-à-dire une sorte d’enquête policière qui déborde en permanence de son but et qui nous conduit de force vers des considérations psychologiques et métaphysiques aussi excitantes qu’angoissantes.


Comment expliquer la présence d’une telle originalité dans ce jeu ? Comment comprendre cette atmosphère vraiment à part, qui nous prend dès les 10 premières minutes de jeu, alors que pour tant d’autres RPGs il faut des heures et des heures pour entrer dans l’ambiance ? Je ne prétends pas pouvoir donner une réponse à cette question, ni décrire avec des mots maladroits l’ambiance unique du jeu (il faut y jouer pour le comprendre), mais il me semble qu’on peut esquisser une piste de réflexion : le scénario étrange avec son style de dialogue déconcertant, les décors et les personnages peints à la main, le système de points qui permet de répartir notre expérience dans différentes zones de notre cerveau ou dans notre cabinet de pensées — tout cela est extrêmement audacieux. Pour faire un jeu unique, il faut oser assumer son idée pour la porter jusqu’au bout ; il faut sortir des sentiers battus quitte à proposer une expérience bizarre et inconfortable pour les joueurs. Je suis frappé à quel point la plupart des jeux récents vont parfaitement dans le sens des attentes du joueur, comme si les créateurs pensaient d’abord aux désirs des consommateurs avant de creuser leur propre idée personnelle. Il y a là une soumission de l’individuel au collectif que je trouve lâche et surtout très ennuyeuse pour les gens qui cherchent dans le jeu-vidéo autre chose qu’un divertissement. Je trouve donc que les créateurs de Disco Elysium, quels qu’ils soient, ont beaucoup de courage, le courage des vrais artistes : ils osent faire quelque chose d’autre, alors qu’ils pourraient très certainement aussi réussir en faisant comme les autres.


Ce qui fait tellement de bien en jouant à Disco Elysium, outre les mérites propres à ce jeu que je n’arrive malheureusement pas à décrire, c’est de constater que l’industrie du jeu-vidéo n’est pas condamné à recycler les recettes qui marchent et à imiter les blockbusters américains ; c’est de voir que le jeu-vidéo a encore tellement de possibilités inconnues à offrir et que nous découvrirons avec surprise au fur et à mesure des années. Ce jeu, si triste par bien des aspects, m’a donc aussi donné une grande joie : la joie d’avoir de nouveau foi dans la créativité des jeux-vidéo.

FlorentBasch
10
Écrit par

Créée

le 14 nov. 2019

Critique lue 3.5K fois

50 j'aime

4 commentaires

Florent Basch

Écrit par

Critique lue 3.5K fois

50
4

D'autres avis sur Disco Elysium

Disco Elysium
Oulumor
9

Devenez la raclure de flic que vous rêviez d'être!

Critique sans divulgâchage! Il est là, le futur du jeu de rôle. Pas de système de niveau pour passer certains dialogues, pas de système de niveau pour se confronter à de nouvelles zones, pas de...

le 20 oct. 2019

46 j'aime

19

Disco Elysium
Benetoile
5

Un RPG malaimable et prétentieux

Etoile-et-Champignon.frC-RPG se voulant dans la pure tradition des jeux de rôle papier, Disco Elysium est un jeu sans système de combat, où la progression est vécue comme une plongée dans une...

le 4 mai 2020

38 j'aime

11

Disco Elysium
boulingrin87
7

Le dernier stade de la soif

Disco Elysium m'a beaucoup fait penser à un patchwork d'influences littéraires. A tel point, peut-être, qu'il en oublie un peu d'être un jeu, se rapprochant davantage d'une forme érudite de visual...

le 7 janv. 2021

27 j'aime

5

Du même critique

A History of Violence
FlorentBasch
9

Hérédité, identité et violence

(Avec spoiler)Alors que je m’étonnais de ne pas voir réellement d’hérédité à l’oeuvre dans Hereditary d’Ari Aster, j’en ai trouvé dans A history of violence alors que je ne m’y attendais pas : l’un...

le 20 mars 2023