Depuis l’avènement du support vidéo, et en particulier depuis le boom du DVD, le terme générique de « Director’s cut » est un outil marketing imparable des studios afin de faire cracher à nouveau le spectateur. Comment récupérer les précieux dollars du pécore moyen alors qu’il n’y a aucun nouveau produit à lui refourguer ? Tout simplement en prenant de l’ancien et en y ajoutant quelques « nouveautés » tirées d’un quelconque tiroir à bobines. Qu’importe qu’il s’agisse souvent de simples petites minutes inutiles ou même de quelques plans sans grande importance, le fan est ce qu’il est, il crachera forcément.
Mais heureusement, derrière cette pratique bien cynique mais si rentable, il existe aussi un moyen d’expression précieux pour tout artiste n’ayant pu proposer au public sa véritable vision lors d’une première exploitation, pour des raisons de longueurs ou des habituels « différents artistiques ». Nombreux sont les cinéastes de prestiges comme Ridley Scott ou James Cameron (pour ne citer que les plus connus) à avoir eu l’occasion de proposer des versions plus longues, plus complètes, de leurs œuvres, qu’elles soient devenues cultes ou pas encore. Cela ne garantie pas que le résultat sera meilleur, mais cela offre parfois une nouvelle perspective, voire, dans le meilleur des cas, transforme un long-métrage bancal en œuvre bien plus complète, même si cela demande parfois plusieurs passages sur le banc de montage, comme c’est le cas du Blade Runner de Scott, passé de flop maudit à chef-d’oeuvre intouchable. Des longs-métrages fragiles comme The Butterfly Effect , Troy ou Kingdom of Heaven ont eu l’occasion de gagner le coeur des cinéphiles grâce à une narration revue et corrigée, à de précieuses séquences éclaircissant la vision de leurs auteurs et bouchant les trous béants de scripts tronqués, voir carrément dénaturés.


Mais l’arrivée du tant attendu « Snyder Cut » se pare d’atours inédits, l’avènement des réseaux sociaux changeant considérablement la donne. Car ce ne sont pas ici un studio tout puissant et ses gratte-papiers qui auront eu l’idée de balancer un cut légèrement plus long qu’une version cinéma décriée, mais bien une solide communauté de fans acquis à la cause d’un cinéaste n’en demandant pas tant. Le fameux ashtag #releasethesnydercut poussera ainsi la Warner à mettre environ 70 millions de dollars sur la table (un record!) pour permettre à Zack Snyder de reprendre en main le montage d’un film salopé au cours d’une gestation tristement célèbre. S’il ne faut bien évidemment pas perdre de vue le potentiel commercial de la chose qui a forcément pesé dans la balance, il est encourageant de voir que la parole du public peut avoir un impact positif sur une telle situation. D’autant qu’il n’aura pas fallu attendre des décennies pour voir le projet se concrétiser, contrairement au pauvre Richard Donner qui aura patienté plus de vingt ans pour retoucher son Superman II par le biais d’un montage bricolé et bancal mais bien plus proche des intentions initiales. Déjà une production Warner mettant en scène un personnage issu de l’écurie DC, tiens.


Bon, c’est bien beau tout ça mais du coup, est-il franchement différent de la version vue en salles, ce « Snyder Cut » ? Et bien oui, cent fois, mille fois oui, et c’est un sacré euphémisme. Car si ce nouveau montage raconte exactement la même chose qu’auparavant (en gros, y a des boîtes que le méchant convoite, bah faut pas qu’il les trouve avant nous sinon ça va être la maaarde) et contient un nombre conséquent de séquences déjà vues, c’est bel et bien le jour et la nuit entre les deux versions. Pourquoi ? Comment ?


Revenons rapidement sur la version supervisée par Joss Whedon sortie en 2017. Une superproduction boursouflée ayant coûté plus de 300 millions de dollars, n’offrant même pas un produit fini à son audience mais bien une abomination sans queue ni tête, rapiécée, montée n’importe comment et expédiant absolument toutes ses intrigues. Un musée des horreurs hanté par un étalonnage à gerber, donnant l’impression de contempler une jolie esquisse au fusain qui aurait subit de peu subtils coups de feutres bien gras aux couleurs criardes, le tout saupoudrés de paillettes bien collantes. Même son de cloche concernant les pauvres protagonistes de ce bazar, réduits à de simples pantins interchangeables et interprétés par un casting en état de mort cérébrale.


A tout cela, Zack Snyder répond par son exact contraire, pouvant il est vrai se permettre une durée conséquente avoisinant les quatre heures, chose rendue possible par le moyen de diffusion, ce montage ayant été tout spécialement créé non pas pour une exploitation en salles, mais pour servir de lancement à la toute nouvelle plateforme HBO Max, la crise sanitaire ayant de plus chamboulé les plans des studios, voyant désormais ce nouvel outil comme un El Dorado à conquérir.


Si la durée effraie dans un premier temps, le montage voulu par Snyder, plus proche d’une mini-série (format un temps envisagé) permet finalement à la narration de respirer, de trouver paisiblement son rythme de croisière et d’exploiter comme il se doit ses nombreuses intrigues et personnages. Les quatre heures passent ainsi comme une lettre à la Poste, là où le montage imbitable de Whedon, plus court de moitié, relevait de la pure torture mentale. Il est même possible, pour les moins courageux, de se taper la chose par petits bouts sans perdre en puissance, le cinéaste construisant son film en plusieurs chapitres parfaitement agencés. Investi des pleins pouvoirs, Zack Snyder peut quasiment tout se permettre, et même de tourner de nouvelles séquences afin de donner un aperçu de ce qu’aurait donné la trilogie qu’il envisageait au départ. Une intention louable, forcément influencée par les faibles probabilités de voir un jour les opus suivants, mais qui frustre plus qu’autre chose et ampoule un montage pourtant solide, loin du rapiéçage redouté.


Souvent décrié pour son style tape-à-l’oeil et ostentatoire, Zack Snyder ne change pas son fusil d’épaule, mais opte pour un rythme étonnamment lancinant, posé, bien plus intéressé par ses personnages que par les scènes d’action. Bien évidemment, Justice League regorge de quelques séquences assez folles, dans le plus pur style Snyder, permettant au cinéaste de jouer avec le montage, de dilater l’espace-temps, notamment lors d’un climax bien plus marquant que sous la supervision de la Warner et de Whedon. Le format retenu joue également beaucoup dans la différence stylistique, zoomé chez Whedon et retrouvant ici son ratio carré proche de l’IMAX et évoquant les cases d’un comic-book. Expurgés des couleurs criardes malvenues, les images retrouvent leur beauté mortifère (si l’on excepte quelques plans moins travaillés et un peu cheapos), la composition du cadre s’avérant une grande réussite, en parfaite adéquation avec l’ambiance mélancolique voulue par le réalisateur.


Car si Joss Whedon avait été sommé par le studio de rendre l’ensemble « cool » et grand public, dénaturant aux forceps une vision bien plus sombre, ce nouveau Justice League se pare d’un spleen bouleversant, tant le récit est marqué par la perte, renvoyant ainsi au deuil d’un cinéaste et père avant tout trouvant ici une véritable catharsis. Il est effectivement difficile de ne pas faire un parallèle entre le cinéaste et ses personnages, tous plus ou moins brisés, tous en proie à des relations filiales pour le moins conflictuelles.
Marionnettes sans âmes sous la direction de Whedon, les protagonistes retrouvent enfin leur aura, leur profondeurs, même si les limites du script initial ne peuvent rien pour certains, notamment pour un James Gordon totalement inutile. Bousillés en 2017 par deux approches opposées au sein d’un même film (si on peut appeler cela un film), nos super-héros retrouvent ici leur statut de quasi divinités, Zack Snyder plaçant, par le biais d’une séquence convoquant diverses cultures, la mythologie super-héroïque au même rang que les autres, plus anciennes, voyant certainement dans la figure du super-héros la véritable mythologie de l’Amérique moderne.


Mais paradoxalement et malgré cette approche plus fantaisiste, ses personnages se montrent finalement bien plus humains que chez un Joss Whedon plus terre-à-terre, sacrifiant tout sur l’autel de la légèreté et de la blague. Jadis simple figurant, Batman retrouve sa brutalité dans les combats, les doutes qui l’habitent, aspect renforcé par l’incarnation d’un Ben Affleck à qui les rides vont décidément bien. Autrefois incompréhensibles, les enjeux concernant Aquaman son désormais limpides, son statut de roi en exil coulant de sources, tandis que sa nature quasi divine est parfaitement illustrée lors de séquences iconiques convoquant même une poésie maritime absolument sublime, à laquelle Jason Momoa apporte un beau mélange de noblesse et de coolitude absolue. Faire-valoir outrageusement sexualisé (les gros plans sur son postérieur ne manquaient pas), Wonder Woman (superbe Gal Gadot, digne et forte) devient enfin cette voix de la raison, cet exemple de courage et de bonté tout autant que de puissance, bel espoir pour toutes les jeunes filles fatiguées de jouer les potiches. Même les amazones ont droit à un temps de présence relativement conséquent, Snyder leur offrant une bien belle bataille valant largement les films solo de la super-héroïne au lasso. Invisible pendant une grande partie du film mais bien présent par la perte qu’il représente (même si on a encore du mal à comprendre pourquoi les citoyens voient en lui un espoir, vu son ambiguïté), Superman (imposant Henry Cavill, sans lissage numérique de moustache) trouve ici un bien meilleur terrain de jeu, l’incroyable menace qu’il peut représenter étant plus évidente et sa relation avec Loïs Lane franchement touchante.


Mais plus que quiconque, se sont surtout les personnages de Flash et de Cyborg qui se voient ici transcendés, ainsi que les seconds couteaux vivotant autour d’eux, à l’image des toujours impeccables Billy Crudup et Joe Morton, le second ayant été scandaleusement sacrifié dans la version ciné. Boulet insupportable dans le montage de 2017, Barry Allen (excellent Ezra Miller) devient un jeune homme furieusement attachant, dissimulant son inexpérience et sa peur derrière une légèreté artificielle, et dont les erreurs lui feront plus d’une fois frôler la mort, alors qu’elles étaient prétexte à des gags bien lourds chez Whedon.
De son côté, Victor Stone passe de figurant un peu chafouin à une véritable créature de Frankenstein, Ray Fisher composant avec talent un adolescent brisé, potentielle arme de destruction massive incapable de faire la paix avec son père mais trouvant au sein de ce groupe hétéroclite une nouvelle famille, les interactions entre les super-héros trouvant ici un équilibre bien plus satisfaisant à défaut d’être renversant.
Ces deux protagonistes donnent l’occasion à Zack Snyder d’offrir les plus belles scènes de son film, notamment ce sauvetage d’une jeune demoiselle en détresse au son de Song to the Siren, peut-être la plus belle séquence tournée par le cinéaste.


Bien qu’imparfait, ne pouvant corriger toutes les erreurs d’un projet avant tout imaginé pour satisfaire le plus grand nombre et tributaire d’un script limité, ce nouveau Justice League étonne cependant par sa très bonne tenue générale, par le ton qu’il adopte, entre regrets et espoirs. Un montage forcément casse-gueule, parfois trop généreux (l’ajout de certains protagonistes déséquilibre l’ensemble) et qui ne réconciliera certainement pas les détracteurs avec le style du cinéaste. Pourtant, à travers cette réunion aussi épique qu’intimiste, il n’est pas interdit d’y trouver le travail le plus touchant d’un auteur souvent maladroit mais toujours sincère dans sa démarche. En souhaitant simplement que celui-ci parviendra à trouver une forme de paix, d’équilibre, dans la vie comme dans son œuvre.

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le 25 juil. 2021

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Gand-Alf

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